“Tu me fous la honte !” “J’ai failli mourir de honte” “C’est franchement la honte” “Quelle honte !”. Émotion redoutée dont la langue française semble particulièrement friande, la honte apparaît communément comme une sentence affective capitale aux allures de couperet psycho-social.

“Un poison de l’âme”, comme la surnomme si bien le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik1, qui s’ancre à première vue dans une appréciation subjective de nos actes, de nos caractéristiques mais surtout dans le regard qu’y portent nos proches, ou tout simplement nous-mêmes.

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“Il n’a pas de honte sans regard de l’autre”

Cette honte-là, vécue corporellement et provoquée par une représentation sociale ou mentale, on l’a toutes et tous ressentie au moins une fois au cours de notre vie. Un geste inapproprié, un mot déplacé ou plus généralement, un défaut d’ordre personnel découlant de notre apparence physique, de notre intellect, de notre statut social ou encore de notre entourage, que l’on assimile, nous-même ou autrui, comme un déficit de perfection. Ou du moins, comme une défaillance à la norme, à ce qui est collectivement, socialement attendu.

C’est parce que l’on prend conscience que la personne en face de nous est témoin de nos supposés manquements que l’on va se sentir rabaissé, humilié, honteux

“La honte est honte de soi devant autrui”, écrivait Jean Paul Sartre dans L'être et le néant (Gallimard, 1970), comme le rappelle le magazine Psychologies. “Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi, tel que j’apparais à autrui”, poursuit le philosophe existentialiste. C’est parce que l’on prend conscience que la personne en face de nous est témoin de nos supposés manquements que l’on va se sentir rabaissé, humilié, honteux.

“Il n’y a pas de honte sans regard de l’autre, réelle ou imaginaire”, confirme sur son site Valentine Hervé, psychologue clinicienne basée à Paris. “C’est un regard qui voit, juge, punit. Un regard féroce auquel je ne peux me dérober.” Et dont nous sommes généralement les redoutables porteurs. “Je vois l’autre mais aussi, je le vois me voir”, précise la psychologue. Et pour cause, il peut nous arriver par moment de prendre du recul face à une situation donnée, nous observer nous-même d’un regard d’extérieur… et de nous juger, généralement sans pitié.

Marques d’égoïsme, actes pas franchement moraux, entorses à l’éthique, pensées pas très catholiques... : la honte s’apparente alors à une “blessure de l’idéal du moi”, comme le souligne Valentine Hervé. On se rend compte alors qu’on n'est pas celui qu’on imaginait et notre estime de soi en prend, subitement, un sérieux coup.

La honte, entre jeu de miroirs et roman familial

Mais qu’elle s’inscrive dans un rapport à l’autre ou à nous-même, la honte découle moins d’un fait, d’un acte ou d’un mot objectif que de la signification qu’on lui attribue. Une signification qui résulte elle-même du jeu de miroirs émotionnel qui se joue entre deux individus, où chacun s’accouple avec l’image que l’autre a de lui, mais également de l’environnement familiale dans lequel on a pu évoluer.

“Au commencement, l’infans ignore la honte. Celle-ci se met en place avec l’acquisition de la propreté où le petit-enfant apprend à cacher ses matières corporelles. Les interdits édictés par les parents du genre 'ce n’est pas propre, tu ne dois pas toucher, c’est sale' sont très vite intériorisés par l’enfant”, explique Valentine Hervé. 


Mais les choses se corsent un peu plus tard, quand il s’agit d’assumer ses mêmes parents face à nos pairs. “Les premières hontes sont souvent la honte des parents, honte qu’on éprouve devant les copains : des parents non-conformes à un idéal, mal habillés, trop petits, trop gros, trop bien habillés, qui viennent vous chercher en camion ou en Porsche à la sortie de l’école. La liste est longue…!” En cause ? Un roman familial fantasmé, construit par l’enfant ou l’adolescent, qui rend ses parents insupportables, insuffisants tels qu’ils sont et, indirectement, sources de honte sociale. 

“Seuls les pervers ne connaissent jamais la honte” 

Problème ? Comme le précise Boris Cyrulnik, “la honte peut durer 2 heures… ou 20 ans” et “peut devenir trauma si le sujet se rend réfracté par le regard de l’autre”. Un effet d’autant plus néfaste que “la honte fait partie de ses facteurs anti-résilience, au même titre que l’isolement social ou le non-sens”, commentait déjà en 2010 le neuropsychiatre au micro d’Europe 1.

Autrement dit, ressentir de la honte, cette envie de se réfugier sous-terre, de se dérober au regard de l’autre, va empêcher de surmonter l’événement, le fait, qui a causé au préalable cette émotion. Une double peine en somme, accentuée généralement par une incapacité à verbaliser ce sentiment de honte ou sa cause. “Non seulement ces personnes ont une représentation d’eux-même diminuée mais ils ont également peur de planter cette représentation d’un moi amoindri dans l’esprit d’autrui”, détaille Boris Cyrulnik. 

La honte peut durer 2 heures… ou 20 ans

Pourtant, il ne devrait y avoir aucune honte d’avoir honte. La capacité même de la ressentir étant garante de notre faculté d'éprouver de l’empathie pour autrui. “Seuls les pervers ne connaissent jamais la honte, car, chez eux, il n’y a pas d’autre : 'seul mon désir, seul mon plaisir compte, vous êtes une ombre, vous êtes un pantin, je ne tiens pas compte de votre monde mentale'”, prévient l’expert.

Dans une perspective moins extrême, on note toutefois une éventualité moindre de ressentir de la honte face à une personne que nous ignorons, que nous méprisons, qui est finalement indifférente. Pour souffrir du regard de l’autre, il faut en effet qu’un lien affectif ait été tissé au préalable. C’est par conséquent la force de celui-ci, la bienveillance et le soutien de ceux et celles qui nous entourent qui peuvent, à terme, nous permettre de sortir d’un état de honte qui serait particulièrement douloureux. Et de se libérer, enfin, de cet invisible “poison”.

1Pour aller plus loin : “Mourir de dire : La honte” de Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 2010.