Certains font mentir l'époque et son ascenseur social fatalement en panne. Ils ont quitté les rails prédéterminés de leur classe sociale et donnent raison à Jean-Paul Sartre : "L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous."

Nathalie applaudit. À 49 ans, cette directrice financière d'un groupe international s'est affranchie d'un destin assigné d'avance : "Mes parents ont passé leur vie à récurer la crasse des autres et à courber l'échine. J'ai su en classe de troisième que leur vie ne serait pas la mienne. Cette année-là, Karine est devenue ma meilleure amie. Elle jouait de la harpe, ses parents, chirurgien et antiquaire, écoutaient de la "grande musique". Ils m'ont fait découvrir le théâtre, les concerts, le ski, et même comment couper le fromage décemment ! Dans ma tête, j'ai changé de logiciel, j'avais mis un pied hors de la mouise des prolos, et y retourner passivement, car c'était ma place, aurait été un pur suicide. Accepter de me flinguer socialement. J'ai choisi la vie, ma vie."

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Cet état d'urgence intérieur, tous ceux qui ont su dynamiter les lois de la reproduction sociale en ont connu la morsure. Il leur a donné l'impulsion pour secouer le déterminisme. Doublé d'une intime conviction : "Celle de ne pas avoir d'autre choix que d'évoluer socialement, au risque de se perdre dans une vie qui n'est pas la leur, de passer à côté d'eux-mêmes, voire d'y laisser leur peau", décode la psychanalyste Sophie Cadalen, qui a longuement étudié ce processus. Résultat : une acuité tendue comme la corde d'un arc qui permet de s'approprier l'idée d'une autre trajectoire sociale possible, et de s'emparer de sa part de chance lorsqu'elle se révèle à la faveur d'une rencontre, des encouragements d'un enseignant ou d'une amitié. 

Le philosophe Michel Onfray raconte bien le rôle déterminant du coiffeur de son village, militant à Amnesty International, auprès de qui il lisait Hara-Kiri, Le Canard enchaîné et Le Nouvel Observateur, et qui l'a ouvert au monde des idées, alors que sa famille vivait dans 17 m2 de misère, entre un père ouvrier agricole et une mère femme de ménage. Et comment, en classe de terminale, alors qu'il jaugeait "l'université comme un lieu pas fait pour un fils de pauvres", un ami étudiant, tout aussi défavorisé, l'a incité à l'imiter.

Le déclic pour changer de vie : un moteur "en" réaction

Mais quand tant d'autres laissent passer le train, qu'ont-ils de plus, ceux qui deviennent acteurs de leur vie, sans jamais se laisser phagocyter par des dogmes de classe ? "Ces personnes ont la capacité psychique, véritablement hors du commun, de transformer un obstacle, un interdit ou une impossibilité en énergie pour en faire un ressort ou un moteur. À quoi s'ajoute l'aptitude à slalomer entre les injonctions socio-familiales, sans s'y laisser emprisonner. En fait, elles n'attendent aucune autorisation, consciente ou inconsciente, ni l'assentiment de personne. Elles écoutent leur désir et s'autorisent elles-mêmes à évoluer. Et ce n'est pas donné à tout le monde", reconnaît la psychanalyste. 

Je suis partie comme on porte assistance à une personne en danger. [...] Mais partir ne suffisait pas, je voulais les dépasser, de beaucoup, devenir quelqu'un. Quand j'ai été admise en fac, j'ai pleuré, j'allais commencer à naître à moi-même.

Pas étonnant, dès lors, que le moteur qui propulse vers un ailleurs libère des particules de violence. À 23 ans, l'écrivaine Annie Ernaux dans Journal intime, Écrire la vie lâche : "Je vengerai ma race, dont l'opposé est la bourgeoisie", en réaction aux humiliations subies. L'étudiante modeste, fille de cafetiers-épiciers à Yvetot (Seine-Maritime), détonne face à ses camarades bien nées : "On se foutait de moi, de mes parents. Je me sentais lourde, poisseuse, face à leur aisance, à leur facilité, les filles de l'école libre", écrit-elle dans Les armoires vides. "La honte est devenue un mode de vie pour moi. À la limite, je ne la percevais même plus, elle était dans le corps même", poursuit-elle dans La honte.

Les mots d'Annie Ernaux cognent contre l'âpreté d'une vie dont elle a voulu s'extraire à tout prix et dont ses parents sont l'incarnation sociale : "Ils ne connaissent pas les usages, les politesses. Mon père couche avec sa chemise de la journée, il se rase trois fois par semaine, ses ongles sont noirs. Ma mère laisse de la poudre plein son col, s'essuie l'entrejambe derrière la porte du placard. [...] Jamais je ne lui ressemblerai. Salope. Je rêve parfois d'être orpheline". De ses blessures de fille issue du monde des dominés, l'écrivaine fera son carburant. Pour étudier. Puis pour venger la souffrance des siens en les racontant. 

Le goût pour l'art, par exemple, s'apprend. Je l'appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu'il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, et pour mettre à distance celui d'où je venais

Pour d'autres, comme Aurore – Josette de naissance –, médecin de 54 ans, le moteur a été sa survie : "Je suis partie comme on porte assistance à une personne en danger. Pour ne pas me diluer dans la "beaufitude", le mépris des femmes, des boniches, taxées de "femelles". Et la pauvreté... L'hiver, on ne chauffait pas. C'était comme vivre dans une chambre funéraire. Mais partir ne suffisait pas, je voulais les dépasser, de beaucoup, devenir quelqu'un. Quand j'ai été admise en fac, j'ai pleuré, j'allais commencer à naître à moi-même."

"Je" devient un autre : s'approprier les codes 

Et la métaphore n'est pas exagérée, tant changer de classe sociale exige une mutation profonde de soi et de son rapport au monde. D'un côté, il faut cadenasser les manières de faire, de penser, et le langage de son milieu d'origine ; et de l'autre, s'approprier les codes, la culture, l'esthétisme et les goûts de sa nouvelle classe. "Le goût pour l'art, par exemple, s'apprend. Je l'appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu'il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, et pour mettre à distance celui d'où je venais", rapporte le sociologue Didier Eribon, qui a fui, à 20 ans, des parents passés du communisme au vote Front national et dont le père, ouvrier à l'usine, était raciste, buveur et homophobe, alors que son fils est gay. 

Une rééducation de soi non négociable, donc, mais qui fragilise l'équilibre identitaire, car "il s'agit alors de parvenir à être soi tout en sachant qu'on est dorénavant différent et de réussir à créer de la cohérence entre son nouveau moi et l'ancien, décrypte le sociologue Jules Naudet. Continuer à aimer les siens, tâcher de ne pas rompre avec ses origines, tout en se conformant à son nouveau milieu. Un entre-deux pas forcément facile." Un dédoublement si inconfortable, même, qu'il ne laisse parfois d'autre alternative que la rupture : "Tenir les deux sphères ensemble, appartenir sans heurts à ces deux mondes n'était guère possible, témoigne Didier Eribon. Pendant plusieurs années, il me fallut passer d'un registre à l'autre, mais cet écartèlement entre les deux personnes que j'étais, entre les deux rôles que je devais jouer, entre mes deux identités sociales, de moins en moins compatibles entre elles, produisait en moi une tension difficile à supporter."

Il me fallut passer d'un registre à l'autre, mais cet écartèlement entre les deux personnes que j'étais, entre les deux rôles que je devais jouer, entre mes deux identités sociales, de moins en moins compatibles entre elles, produisait en moi une tension difficile à supporter.

La distance sociale entraîne souvent une distance affective, "de l'amour séparé", écrit Annie Ernaux, entrée dans la grande bourgeoisie par son mariage : "J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor", appuie-t-elle. Et dans le sillage de l'éloignement s'immisce le sentiment de trahison. Pour les proches, l'échelle sociale gravie s'apparente alors à un désaveu de ses racines, à un reniement des transmissions familiales, à une rupture de solidarité avec sa classe d'origine. La réussite en vient même à renvoyer une image dévalorisée des êtres chers, soulignant inconsciemment leur échec de ne pas avoir su s'extraire de leur condition. Cinglent alors les : "Tu n'es plus comme nous", ou : "On n'est plus assez bien pour toi."

L'ombre de la "névrose de classe"

À la clé, un désarroi qui fait dire à la philosophe Chantal Jaquet que "les transclasses [un terme qu'elle a créé] ont souvent mal aux autres, à ceux qu'ils ont laissés sur le chemin", et qu'Annie Ernaux traduit par : "Écrire, c'est le dernier recours quand on a trahi". Des mots pour s'amender, peut-être.

Reste que le transfuge de classe va devoir se guérir de nombreux symptômes. Car plus on endosse les us et coutumes de la classe supérieure, plus le risque d'être en proie à la honte sociale enfle, la honte de venir d'en-bas. "Il m'est arrivé de présenter ma mère comme la femme de ménage, en croisant un collègue, souffle Aurore. Je n'assume pas de venir d'une femme comme ça." Autant dire un véritable cercle vicieux : "On en vient à avoir honte d'avoir honte, puis à avoir honte de s'éloigner des siens, ce qui mène droit à la culpabilité", observe Jules Naudet.

Et l'immense paradoxe, c'est que la culpabilité tenaille d'autant plus que les parents ont poussé à changer de classe pour se construire une vie meilleure que la leur. Car "ce faisant, on devient soi-même un bourgeois et on passe du côté de ceux qui sont responsables de "la vie de chien" qu'ils ont menée. Pour satisfaire le désir parental, donc pour être aimé, on devient ce que nos parents détestent et nous ont appris à détester", analyse le sociologue clinicien Vincent de Gaulejac. De quoi basculer dans une "névrose de classe", conflit d'identité qui caractérise la difficulté à se réinventer au croisement de deux identités, jusqu'à finir par mépriser qui on est devenu. 

Annie Ernaux ne s'épargne pas en la matière. Le verdict qu'elle s'inflige est sévère lorsque, ce jour de 1998, assise dans le RER, elle se voit soudain avec les yeux de la fillette qu'elle a été : "Une femme à mille lieues de ma mère, une femme étrangère et intimidante, une femme que je n'aime pas. [...] Cette petite fille n'aurait pas voulu de cette femme que je suis comme mère. Je suis une figure ennemie". 

Le passé encore présent : ne pas oublier d'où l'on vient

Autant de déchirements que doivent déjouer ou surmonter les cas d’exception qui font le grand écart avec leur classe d’origine. Est-ce toujours si douloureux ? Souvent. Inévitable ? Non. À condition de faire un sérieux brainstorming avec son inconscient : "La honte, la culpabilité, montrent qu’on se croit toujours obligé d’être un maillon de son histoire familiale, avec son lot d’héritage névrotique. Inconsciemment, on demeure l’enfant de son milieu d’origine, avec les devoirs qui lui incombent et auxquels on n’a su ni répondre ni obéir. Changer de classe plus sereinement implique d’avoir rompu la chaîne inconsciente qui relie à sa famille, à savoir : se sentir véritablement libre de mener sa vie", souligne Sophie Cadalen. 

Des années de divan pour certains… Ensuite, une fois sa vie réinventée, même aux forceps, qu’advient-il du passé ? Qu’en garde-ton ? À peu près tout. On ne s’en départit jamais vraiment. On cohabite avec soi-même. "Aujourd’hui encore, je suis le produit de mon passé social, concède Didier Eribon. On s’émancipe plus ou moins du poids que l’ordre social et sa force assujettissante font peser. Mais la transformation de soi ne s’opère jamais sans intégrer les traces du passé : tout simplement parce que c’est le monde dans lequel on a été socialisé, et qu’il reste dans une très large mesure présent en nous et autour de nous. Notre passé est encore notre présent." D’autant que l’inconscient ignore la notion de temps, tout se joue émotionnellement au présent, ce qu’on a vécu à cinq ans ou il y a dix minutes.

De son passé, Nathalie, la directrice financière, tire son opiniâtreté : "Pendant mes études, j’ai tellement dû briser de plafonds de verre sociaux que je suis blindée ! Quand je doute, je regarde d’où je viens, ça me prouve ma valeur ici et maintenant. Mais j’ai deux stigmates… Dans les contextes tendus, je me sens “moins” que les autres, illégitime… Et je suis une fourmi, je n’arrive pas à “faire chauffer ma carte bancaire”, j’ai peur de manquer ensuite."

D’autres portent l’angoisse de pas avoir l’attitude ou les mots adéquats dans une situation inédite, de ne pas être à leur place, ni à la hauteur, ou d’être ridicule… Le savoir permet de ne pas en être esclave. Et puis il arrive que le passé lui-même légitime la réinvention de soi, comme l’écrit Annie Ernaux à propos de son père : "Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j’appartienne au monde qui l’avait dédaigné".

*Article paru dans Marie Claire en mars 2015, réédité en avril 2019 par Juliette Hochberg.