Gaspard Ulliel écrivait. Il lisait, très souvent, et grattait parfois à son tour du papier. Gaëlle Pietri nous le confie. Elle aussi s'essayait à l'écriture. Puis les apprenties plumes se montraient leurs brouillons.

Ce texte, le premier qu'elle publie, ne sera jamais lu par son premier lecteur. Après Le temps de te dire adieu, longue lettre d'amour adressée au père de son fils, le regretté Gaspard Ulliel, la mannequin Gaëlle Pietri est officiellement écrivaine. Son alphabet bien agencé remue, interroge, réconforte, révolte, parfois nous sert la poitrine. Ses mots, précisément choisis, respectent la pudeur qui collait à la peau du disparu, mais ne s'excusent pas d'avoir surgi de son cœur. D'être imprimés sur ces pages, dans ce récit paru le 26 avril dernier chez Grasset.

Faire son deuil au milieu de l'obscénité 

Par cet acte - la publication de son manuscrit -, la mannequin, encouragée à écrire par son amie romancière Anne Akrich, se réapproprie son chagrin légitime, confisqué, entre autres, par la notoriété de l'être perdu.
Le 19 janvier 2022, la mort brutale du célèbre acteur à l'âge de 37 ans, et à la suite d'un accident de ski - ce sport était sa passion depuis l'enfance, nous apprend son ancienne compagne -, a choqué le pays. Les endeuillés semblaient être partout. Mais la délicatesse, à peu d'endroits.
Toi qui n'a pas eu de vie privée de ton vivant, tu n'en auras pas davantage dans ce qu'on appelle le repos éternel. 
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Sur cette difficulté de faire son deuil quand l'événement appartient à tout le monde, Gaëlle Pietri écrit à Gaspard Ulliel : "Chacun veut sa part du butin, un bout du mort, tandis que je voudrais qu'on cesse de porter atteinte à l'intégrité de ton cadavre. Toi qui n'a pas eu de vie privée de ton vivant, tu n'en auras pas davantage dans ce qu'on appelle le repos éternel, tu seras sans cesse dérangé par les curieux, les amoureux, les fous, les gentils, les étrangers de passage à Paris, les admirateurs (...). Car les morts n'ont plus de vie privée."
Au fil des pages, l'autrice trouve le mot adapté à certains agissements inappropriés, voire violents : l'obscénité. Elle l'emploie à plusieurs reprises. L'obscénité, pour reprendre le terme choisi, le plus fidèle à son ressenti, c'est cette question d'une visiteuse du Père-Lachaise à la mère de Gaspard Ulliel, en train de nettoyer la tombe de ce dernier. "Comment osez-vous ?" L'obscénité, c'est sa phrase suivante, lorsque la femme lui révèle que l'acteur était son fils. "Eh bien moi je suis sa plus grande fan, j'ai vu tous ses films et je l'aime." L'obscénité, c'est un selfie devant sa sépulture. Ou la sonnerie à la porte des parents de Gaspard Ulliel : de nombreuses femmes viennent jusqu'à eux prétendre être la dernière compagne de leur enfant, découvre-t-on, effaré.
"Je ne sais même pas comment nommer ces comportements. Irrationnels. Fou. Touchants. Ignobles. Impardonnables. Hilarants", énumère Gaëlle Pietri, désorientée.

Trouver sa place

Ce n'est pas seulement parce que le père de son fils était célèbre que Gaëlle Pietri a été "privée de [sa] tristesse". Sa place dans ce deuil fut pénible à trouver, parce qu'elle est l'"ex" dans le regard des autres.

On ressent son sentiment d'injustice, une frustration, une douleur sur la douleur, lorsqu'elle avoue : "Quelque chose coince. Je ne sais pas où me placer. Quelle est la bonne distance. Comme si j'arrivais dans une cérémonie et qu'il manquait un siège. L'ancienne compagne. Une place impossible. Et pourtant, j'ai dû prendre toutes les décisions en tant que représentante de notre fils qui venait tout juste de fêter ses six ans lorsque tu es mort."

Comme si dans la loi du deuil le dernier arrivé était le plus légitime.

Gaëlle Pietri anticipe les réflexions les plus obscènes qu'elle va entendre à la parution de ce livre - et que l'on peut effectivement lire en nombre sur les réseaux sociaux depuis - : "Je les entends déjà dire que je monnaye ta mort, que je n'ai aucune pudeur, que tu as eu de nombreuses conquêtes depuis notre séparation, comme si dans la loi du deuil le dernier arrivé était le plus légitime."

L'obscénité, c'est aussi ce pré-jugement, cette méchanceté. Ou les soupçons qu'elle a dû encaisser lorsqu'elle a redirigé ceux qui souhaitaient faire des dons vers une association pour la préservation des océans chère à Gaspard Ulliel. Gaëlle Pietri nous explique avoir alors été accusée de blanchir de l'argent. Insupportable cliché de l'ex maléfique. Une double peine.

Annoncer à son fils que son père est mort

Dès le départ, Gaëlle Pietri a dû ignorer ces commentateurs malveillants pour se concentrer sur Orso, leur si jeune fils, à qui elle dédie ce livre.

En deux pages bouleversantes, elle décrit l'épreuve vertigineuse que fut d'annoncer à son enfant que son père est mort.

Une annonce en deux temps, pour la femme courageuse, non préparée à devoir dire une chose pareille. D'abord : "Papa a eu un accident, il est dans le coma, c'est très très grave". Le lendemain : "Papa ne s'est pas réveillé. Il a tapé trop fort". Ces mots lâchés, la mort de Gaspard Ulliel est devenue réelle : "Nous avons basculé dans une autre vie. Une vie où tu n'es plus".

Son annonce en deux fois et cette "autre vie" depuis font écho à une récente lecture. Vivre après Marc (Hermann) de Noémie Sylberg, préfacé par la rabbine Delphine Horvilleur, autrice du puissant Vivre avec nos morts, que Gaëlle Pietri cite d'ailleurs à plusieurs reprises comme un outil qui l'aide à tenir. Noémie Sylberg, aussi jeune veuve, confiait à Marie Claire qu'"une autre vie s'est ouverte à [elle] à l'instant où [elle a] prononcé cette phrase à [ses] deux enfants". Cette phrase, "Papa est mort", elle a eu, elle aussi, le besoin de le faire "en deux temps". Leur dire d'abord qu'il était plongé dans le coma.
Puissent leurs écrits similaires accompagner d'autres jeunes parents confrontés à des situations si terribles. N'est-ce pas là, aussi, le rôle des récits les plus intimes ? Si intimes qu'ils sont universels.
 

De la rencontre à la rupture 

Le livre jaune abrite aussi des pages plus légères, dans lesquelles Gaspard Ulliel le mystérieux - il l'était même pour l'autrice et les siens, nous confesse-t-elle - vit. Comme celles sur leur rencontre, qui semble être extraite d'une comédie romantique des années 90, et que Gaëlle Pietri raconte joliment, avec une plume de romancière.
 
Du témoignage au roman, voire à la poésie. Poétiquement, elle le décrit, retrace leur histoire d'amour, jusqu'à la rupture. Son premier deuil, avant le coup de massue. Gaëlle Pietri hésite à retranscrire la lettre de rupture que Gaspard Ulliel lui avait adressée. Elle s'y refuse, et se ravise quelques pages plus tard. Parce que cette lettre d'amour sans lettre de rupture serait incomplète. Parce que cette première rupture avant l'irréversible faite parti de leur jolie histoire. Peut-être aussi se dit-elle, que si les malveillants veulent parler, autant qu'ils parlent sur du vrai : l'amour sincère qu'ils ont partagé et qui transpire de chaque mot de la missive de l'acteur.
 
Pour n'en reprendre qu'un court extrait et laisser au lecteur l'émotion de la découvrir dans son écrin, à sa juste place : "La venue au monde d'Orso est ce qui m'est arrivé de plus grand, de plus beau, de plus précieux. Si tu savais comme je suis fier, heureux, et apaisé d'avoir fait cet enfant avec toi. C'est une partie de toi et une part de moi. Nos deux êtres sont liés à jamais en lui. C'est la plus belle preuve qui soit de cet amour profond et éclatant que l'on a partagé. Irréductible."
 
Gaëlle Pietri nous entrouvre une porte sur cet autre talent. Gaspard Ulliel n'est plus, mais après cette lettre dans Le temps de te dire adieu, il est officiellement écrivain.
 

Le temps de te dire adieu de Gaëlle Pietri, éditions Grasset, 160 pages