De quel bois se chauffe-t-elle ? Gabrielle Filteau-Chiba, dont paraît le troisième roman Bivouac (Éd. Stock), est une esthète très remontée. Autrice dendrophile, comme on le dit des amoureux·ses des arbres, elle retranscrit à mots ciselés ce que les mélèzes, épinettes et autres conifères de son Québec adoré produisent sur sa psyché, tout en tirant à boulet rouge, avec une exaltation contagieuse, sur ceux qui saccagent le vivant.

Vidéo du jour

Bivouac, qui pourrait sonner comme une ode gentille aux braseros, est d'ailleurs le nom de code d'une ZAD, où eco-warriors et tree-sitters ferraillent contre la construction d'un oléoduc. La romancière canadienne, qui qualifie sa patrie de "pétro-État où le lobby des énergies fossiles est surpuissant", s'est elle-même frottée au militantisme vert "plus ou moins légal", mue par la nécessité "de mettre nos corps entre les arbres et la machinerie. Dans ce pays où l'on a fait subir un génocide aux Premières Nations, où anglo et francophones se sont déchirés autour du Québec séparatiste, on arrive parfois à se fédérer autour de la lutte environnementale, et ça, c'est beau".

Gabrielle Filteau-Chiba, autrice et bûcheronne

Comme elle, ses personnages Robin, Anouk et Raphaëlle, déjà à l'œuvre dans ses précédents romans, donnent plus encore de leur personne, et il y a la force d'un feu de joie dans la manière dont elle raconte l'action collective qui les transcende, la solidarité qui les lie, le grippage de la machine auquel ils aspirent, sans éluder la question des victimes collatérales – que faire des ouvriers sylvicoles privés de boulot par les militant·es ? Comment indemniser la famille de ce conducteur de train tué par une opération de sabotage qui tourne mal ? Lois, référés, traités et autres notions de droit surgissent dans ce Bivouac, qui tout lyrique et tout chien fou soit-il, n'a rien d'un roman hors-sol.

Il faut dire que Gabrielle Filteau-Chiba, avant de devenir romancière des grands espaces, fut traductrice juridique à Montréal. Elle a toutefois quitté la ville en 2013 pour se mettre au vert dans le Bas-Saint-Laurent, où elle a passé des mois d'hiver dans une isba, se découvrant là une âme de bûcheronne – "Quand je fends le bois, je me sens comme une guerrière", rit-elle.

De cette expérience est né son premier texte Encabanée (Éd.Folio), roman d'ermite à tonalité écoféministe. Viendra ensuite Sauvagines (Éd.Folio), idylle lesbienne sur fond de lutte anti-braconnage.

L'amour libre, consenti et à plusieurs dans "Bivouac"

Dans Bivouac, l'amour des sauvagines Raphaëlle et Anouk, respectivement homo et bisexuelle, arrive à maturité, prétexte à des chapitres très à l'eau de rose, oui, mais plus subversifs qu'il n'y paraît : les deux femmes songent au couple libre, voire au triolisme avec Robin, "car elles ne laissent pas leurs instincts de jalousie et de contrôle nuire à leur combat, elles refusent l'appropriation des corps comme de la terre", énonce l'autrice.

Tout cela, pour ne rien gâcher, fourmille de délicieux idiomes québécois – on "se garroche", et non on se précipite, on "pique une jasette" au lieu de tailler une bavette –, l'autrice ayant scrupuleusement veillé, dans son contrat d'édition pour la France, à ce qu'on ne francise pas son style. Une langue fière, en lutte et crépitante, voilà ce dont elle nous régale alors de livres en livres.

Cet article a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 847, daté avril 2023.