De toutes mes amies, c'est les cabossées sans mot dire que ma mère préfère. Les blessées silencieuses, celles qui foncent en boitant. Celles-là, elle les cajole et les fait marrer. Alors, quand Camille a quitté la table, elle n'a pas compris. Moi, si.

On discutait #MeToo, parole libérée et oreilles bouchées. Camille est de celles qui n'ont pas encore parlé. Parce que ce mec, elle l'avait invité à boire un verre chez elle, qu'il avait voulu la sauter, et qu'il l'avait sautée. Elle n'avait pas voulu, elle s'était débattue, mais ça s'était quand même passé, alors du coup, elle se sentait un peu plus coupable, et un peu moins violée.

Ma mère écoutait, blême. Avant de court-circuiter : "Oh non… Pourquoi elle l'a fait monter chez elle ? Elle est si intelligente !" Je pense que quand elle est émue, ma mère a des neurones qui se touchent. Alors, j'explique.

"Le viol n'a rien à voir avec une sexualité"

Que les victimes de viol peuvent être très très intelligentes, mais aussi très très moches. Ou vieilles. Ou connes. Qu'elles ont, si jamais, en commun, une vulnérabilité qui fait d'elles des proies plus évidentes, et qu'on viole préférablement les plus jeunes, les moins valides, les moins riches et les plus malades.

Parce que le viol n'a rien à voir avec une sexualité, mais tout à voir avec une domination. Tout à voir avec le violeur, rien à voir avec la victime. Les violeurs, eux, n'ont, à première vue, rien à voir entre eux. Rien qui permette de les reconnaître de loin – comme des yeux exorbités ou de la bave aux lèvres. Pas de pancarte sur le front pour nous prévenir du danger.

Le violeur peut être n'importe qui

Le violeur, c'est, potentiellement, ton collègue de bureau, ton patron, ton libraire – j'ai dit "potentiellement", maman. Le violeur, c'est Monsieur Tout-le-monde, et on peut avoir envie, sur l'instant, de boire un verre avec lui.

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Comme on peut, à un moment donné, ne pas avoir envie d'aller plus loin. Mais c'est pas grave, tu sais. Il va survivre, même si on refuse d'écarter les cuisses. Cet afflux sanguin qui lui fait brûler les siennes, il va le supporter. Et s'il n'y arrive pas, c'est lui, le problème. C'est à lui qu'il faut demander des comptes. Pas à elles. “Mais pourquoi il l'a violée ?” c'était la seule question valable, maman. 

Cette chronique a initialement été publiée dans le n°819 de Marie Claire, daté de décembre 2020.