C'est une pratique corporelle et culturelle -n’en déplaisent à certains- courante, et pourtant peu étudiée au rayon des sciences sociales. En France, un homme sur deux en France (1) visionne régulièrement du porno.

Des images qui façonnent les imaginaires et les hommes, qu'a voulu étudier le chercheur Florian Vörös, sociologue, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille.

Dans son ouvrage Désirer comme un homme, enquête sur les fantasmes et les masculinités*, celui-ci interroge ainsi la construction de la masculinité au prisme de la pornographie. Une enquête menée spécifiquement sur un public d’hommes adultes, de la vingtaine à la soixantaine, situés dans les classes moyennes et supérieures blanches sur laquelle il revient avec nous.

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Marie Claire : Pourquoi choisir le porno pour interroger les masculinités ? 

Florian Vörös : J’avais réalisé en master une enquête sur les usages du porno gay. Les hommes que j’avais rencontrés dans ce cadre m’ont surtout raconté des fantasmes de virilité "brute", peuplés de  "vrais mecs" souvent imaginés comme "arabes" ou "hétéros". Cela m’a donné envie de comparer avec le rapport à la virilité des spectateurs hétéros, qui m’ont notamment raconté des fantasmes d’hommes athlétiques pénétrant des femmes "exotiques" sexuellement disponibles.

Comme le porno est une pratique ancrée dans les routines de la vie quotidienne, à laquelle on réfléchit peu, il y a beaucoup de stéréotypes de genre, de classe et de race qui s’y nichent. C’est aussi une pratique controversée, qui fait l’objet de beaucoup de discours publics, eux-mêmes porteurs de normes concernant les "bonnes" et les "mauvaises" pratiques de la sexualité masculine.

Comme le porno est une pratique ancrée dans les routines de la vie quotidienne, à laquelle on réfléchit peu, il y a beaucoup de stéréotypes de genre, de classe et de race qui s’y nichent.

Vous dissociez masculinité et virilité ? 

Oui, par virilité j’entends la force physique et la vigueur sexuelle, et par masculinité j’entends le fait de vivre socialement en tant qu’homme.

La virilité n’est pas une propriété des hommes : les femmes et les personnes non-binaires peuvent aussi bien sûr se comporter de manière virile. La spécificité des hommes est toutefois leur tendance à considérer leur virilité comme une émanation naturelle de leur sexe. Cette idée que "Nous les mecs, ont est naturellement faits pour pénétrer" est très ancrée. La virilité sexuelle est donc une ressource clé de la domination masculine.

Mais c’est aussi un problème pour les hommes blancs de classe moyenne que j’ai rencontrés : comment être un "homme, un vrai" sans pour autant passer pour "un beauf", "une racaille" ou un "obsédé sexuel" ? La masculinité hégémonique, socialement légitime, se construit non seulement par des pratiques corporelles de domination, mais aussi par des efforts de protection de sa réputation morale.

Cette idée que "Nous les mecs, ont est naturellement faits pour pénétrer" est très ancrée. La virilité sexuelle est donc une ressource clé de la domination masculine.

Ces hommes se définissent-ils eux-mêmes comme virils ? 

Assez rarement en fait. Il y a un décalage entre d’un côté un investissement au quotidien d’un imaginaire de pénétration et de vigueur physique et, de l’autre, une mise à distance du mot "virilité", souvent perçu comme péjoratif et ridiculisant. C’est surtout le cas chez les hommes dont le statut social dépend de la présentation de soi comme "intelligent" et "cultivé".

Il y a une tendance à visionner du porno tout en affirmant qu’on vaut mieux que ça et que cela n’a pas d’effet sur nous.

Ce n’est pas parce que l’on se projette dans un corps d’acteur porno quand on se masturbe que l’on va pour autant revendiquer cette virilité publiquement. Bien au contraire, il y a une tendance à visionner du porno tout en affirmant qu’on vaut mieux que ça et que cela n’a pas d’effet sur nous, parce que l’on aurait un rapport plus "réfléchi" à son corps et à sa sexualité.

Cette prétention à se situer au-dessus du lot conduit en fait ces hommes à un déficit de réflexion sur les questions de genre et de sexualité. Parce que l’identité de consommateur de pornographie est peu valorisante, on évite de trop en parler, de trop y réfléchir. C’est dommage car nos fantasmes pornographiques sont en fait riches d’enseignements et on gagnerait à les aborder avec davantage de sincérité.

Voulez-vous dire qu’ils pourraient justement se servir de leur connaissance du porno pour se remettre en question ? 

Oui, parce que le porno nous confronte à des fascinations qui sont à la fois personnelles et collectives. Il ouvre un espace pour décortiquer, à l’écran et en soi-même, la construction de la virilité. La manière dont les hommes apprennent à se masturber les amène souvent à rester enfermer dans des postures virilistes, focalisées sur la pénétration.

Mais cette pratique peut aussi devenir un espace d’expérimentation et de rééducation du désir, à partir duquel ressentir et imaginer de manière plus ouverte et curieuse. On peut regarder du porno différent, et différemment. 

Ce qui est surprenant, c’est que même les hommes gays, qu’on pourrait penser du côté des minorités et des féminismes, revendiquent cette virilité masculine. 

Une partie de la culture sexuelle gay consiste à explorer le potentiel homoérotique des codes dominants de la virilité. Sur les sites porno comme sur les applications de drague, beaucoup d’hommes gays recherchent des hommes au look "hétéro". Au début de cette enquête, je voyais cela comme un retournement subversif : la minorité gay qui objectifie la majorité hétéro et la transforme en objet de désir.

Mais ce qui est ressortit des entretiens, c’est que le désir de virilité "hétéro" n’est pas qu’un jeu érotique, c’est aussi une adhésion et un désir d’appartenance au groupe des hommes. Dans cette version normative, l’homosexualité devient alors un espace de "vrais mecs", où le féminin est à nouveau dénigré. Les hommes gays et bisexuels ont ainsi leur propre mode de participation érotique au système patriarcal. Il n’y a, hélas, pas de véritable alliance avec le mouvement féministe. 

L’ajustement à la norme hétéro coupe les hommes de leur propre potentiel de plaisir, c’est triste.

On a la sensation, à la lecture, que seule cette virilité a de l’importance pour tous ces hommes. Même la masturbation, pratique agréable, importante pour la connaissance de notre plaisir, est dépréciée, parce que "dévirilisante" !

Les participants à cette enquête ne sont pas réductibles à leur obsession pour la virilité, mais j’ai décidé d’insister sur ce point pour mieux le décortiquer, en espérant contribuer ainsi à l’effort collectif pour changer les choses. Toute l’énergie que les hommes déploient pour s’ajuster aux normes de virilité pourrait être réinvestie dans d’autres projets, autrement plus constructifs. Cet effort constant d’ajustement à la norme est par exemple visible quand les hommes hétéros me racontent leur rapport à la masturbation.

À l’adolescence, c’est viril de se masturber avec ses copains, parce que c’est la transgression d’un interdit. Mais à l’âge adulte, on passe pour un "gay" si on se masturbe entre hommes, et pour un "frustré" si on masturbe "trop souvent" en solo. Ce qui est valorisé par contraste c’est la "vraie" sexualité, la "conquête" des femmes et la pénétration. Une autre absurdité est que la stimulation de la prostate soit vue comme une pratique "homosexuelle". L’ajustement à la norme hétéro coupe les hommes de leur propre potentiel de plaisir, c’est triste.

Toute l’énergie que les hommes déploient pour s’ajuster aux normes de virilité pourrait être réinvestie dans d’autres projets.

On voit bien dans vos entretiens que ces hommes sont en quelque sorte encagés dans des fantasmes normés…

Oui je reprends cette expression de "cage des fantasmes" à l’écrivaine Wendy Delorme pour décrire la difficulté à fantasmer en dehors des stéréotypes de genre. La domination masculine est une cage confortable pour les hommes parce qu’elle flatte leur égo. Mais ils s’enferment ainsi dans un rapport très réducteur à leur propre corps et au monde qui les entoure.

Certains hommes défendent bec et ongles le statu quo, tandis que d’autres expriment des désirs de changement, sans forcément disposer des ressources pour l’imaginer et le pratiquer. Les représentations de la sexualité masculine restent étroites et les espaces pour en parler de manière non hétéronormée sont restreints. Plutôt que des habituels discours de condamnation morale du porno, qui ont prouvé leur inefficacité, nous avons besoin d’un ambitieux programme public d’éducation féministe aux corps et aux sexualités.

* Désirer comme un homme, enquête sur les fantasmes et les masculinités, de Florian Vörös, éditions La Découverte, 162 pages, 18 euros, en vente le 5 novembre

(1)D'après l'analyse de l'enquête Contexte de la sexualité en France, Enquête CSF, 2007, par Michel Bozon, co-auteur de Enquête sur la sexualité en France : pratiques, genre et santé, La Découverte, 2008.