"Moi qui pensais qu’être seule était la pire chose qui pouvait m’arriver, je me suis rendu compte qu’utiliser une célèbre application de rencontre amoureuse était bien pire pour mon estime de moi", commence Sabrina*, 32 ans.

Après une première relation de cinq ans, la jeune femme se lance dans le dating en ligne. Elle y découvre un monde où "[s]on ego est boosté à chaque fois que l’application s’ouvre" et comprend rapidement qu’elle peut désormais composer sa vie amoureuse à la carte. Rien de plus normal quand on sait qu’aujourd’hui en France, la Fédération française de dating rapporte 1.74 million de visiteurs actifs, rien que sur Tinder (soit 2.6% de la population française).

Vidéo du jour

Pourtant, au fil des mois, la jeune femme "perd pied". "Déjà, j’ai réalisé que c’était quasi impossible de tomber sur une personne qui était 100% vraie. Et il y avait ce sentiment de compétition avec mes copines qui étaient aussi sur les applis et qui recevaient plus de likes. Je ne dirais pas que c’est devenu malsain, mais presque", se souvient la jeune femme.

Et beaucoup d’utilisateur.ices témoignent de cette impression. Si les applications de rencontre éblouissent dans un premier temps, c’est pour mieux semer les graines de l’insécurité et de la surconsommation de l’amour en nous.

Mais alors, comment protéger sa santé mentale, quand on cherche l’amour en ligne ? Marion Blique, psychologue clinicienne spécialiste de l'attachement auteure de J’arrête les relations toxiques (Ed. Eyrolles) nous éclaire.

La rencontre amoureuse révolutionnée 

"Il ne faut pas jeter la pierre, parce qu’il y a du pour et du contre dans ces applications. Avant on avait seulement accès aux amis d’amis, aux rencontres fortuites… Pendant des millénaires on s’est mariés avec des personnes proches de nous. Soudainement, on a eu accès au monde entier. On ne peut pas blâmer celles et ceux que ça enthousiasme", débute Marion Blique.  

Surtout qu’aux prémices de leur utilisation, ces applications ludiques nous paraissent anodines. Finalement, on a "juste" à balayer l’écran de gauche à droite pour rencontrer des personnes qu’on n’aurait jamais vu avant sans ces algorithmes. Rien de bien méchant, sur le papier.

D’autant plus que pour certaines personnes, c’est un outil qui peut aider à prendre confiance. "Les gens qui sont isolés – géographiquement ou mentalement - peuvent en bénéficier. Ça donne une liberté aux personnes qui ont des problèmes d’image, parce que commencer par une conversation en ligne est plus simple que dans la vraie vie. On pense que c’est une façon se tester sa capacité à plaire sans trop souffrir", argue la spécialiste.

Mais c’est là où le bât blesse. Même si la solitude ou la timidité peuvent être contrées par les applications de rencontre amoureuse, viendra un temps où ces mêmes outils gangréneront notre nous intérieur. "Le sens de soi, vient de la façon dont on est reflété. Si on l’est par ces applications, on va être en soif d’un soi augmenté, fait de vide et de likes. Impossible de construit un vrai sens de soi", poursuit Marion Blique.

Vidé de sa substance, l’amour est surconsommé

Et dans cet univers virtuel où tout le monde est en réalité augmenté, il est complexe de se résoudre à être 100% honnête.

Maxence a 25 ans. Il est sur les applications de rencontre depuis "au moins 7 ans" et il l’assume, pour lui, c’est plus un business qu’une réelle recherche de l’amour de sa vie. "Je suis ouvert, bien sûr, parce que les histoires sans lendemain sont devenues redondantes, mais je sais que je cherche sous un fausse ‘identité’, et donc que ça n’aboutira pas comme ça", avoue-t-il.

Si le jeune homme n’est pas un catfish une personne avec un faux profil qui se fait passer pour quelqu’un d’autre en ligne – il explique voir les sites de rencontre comme une compétition et "[s]’y vendre". "C’est à qui aura le plus beau profil, le plus de likes, le plus de dates, le plus d’histoires consommées. C’est un peu triste mais c’est la réalité, c’est presque un jeu avec certains de mes potes", rapporte celui qui raconte payer un abonnement mensuel sur Bumble pour voir son profil boosté.

Un comportement qui peut paraître anodin, mais qui encourage – et est encouragé par – le phénomène de surconsommation de l’amour. De là découle des préoccupations nouvelles, comme cette nouvelle "peur", énoncée par The New York Times en 2018: "the fear of better option", traduisez dans ce contexte "le doute que la prochaine personne swipée soit une meilleure option".

Car, de la multiplication des applications aux milliers de profils à voir, cette angoisse nous incite à swiper à l’infini et à dater sans fin sans jamais nous engager, par souci de passer à côté d’une "meilleure" personne qui pourrait arriver après.

 "On est dans un marché mercantile et on quantifie la personne par son look, son âge, son orientation sexuelle… Ces plateformes nous forcent à nous raccourcir. On devient des objets qu’on peut commander sur Amazon, parce qu’avoir un date c’est commander quelque chose qui va connecter, qui va coller à nos valeurs", acquiesce Marion Blique.

Le corps objectivé, les comparaisons sont inévitables

Et c’est dans ce contexte que les corps finissent objectivés – par nous-même et par l’autre. Amélie* a tout juste 19 ans et "a grandi avec et sur les applis". Elle précise y être active depuis le début du lycée, soit ses 14 ans (normalement ces dernières sont réservées aux 18 ans et plus).

"Au début je ne cherchais pas forcément une histoire, c’était pour faire comme mes copines. C’est super satisfaisant de recevoir des dizaines de likes par jour", explique la jeune étudiante.

"Comme sur les réseaux sociaux, c’est la course à la popularité. Avec un enjeu différent, celui de plaire amoureusement. Malheureusement, on en arrive toujours à être comparés, alors que le grand problème de cette réalité virtuelle, c’est qu’elle n’est pas fiable. Pourtant, on a tendance à l’oublier, alors quand on se fait rejeter en ligne, c’est puissance dix", argue Marion Blique.

"Mes premiers ghostings ça a été beaucoup de pleurs, c’est ultra violent de voir le profil de la personne comme actif, quand il vous a bloqué sans raison", confirme Amélie.

Pourtant, la jeune femme dit "ne pas pouvoir supprimer son profil". Et que la psychologue rien d’étonnant, bien qu’elles nous blessent, les applications de rencontre ont un goût de reviens-y.  "Que ce soient les réseaux sociaux ou les dating app tous sont addictifs parce qu’ils sont crées avec des algorithmes qui initient cette envie d'y retourner. C’est inévitable d’y couper", alerte-t-elle

Amélie atteste – après avoir vérifié ses dires via le rapport de temps d’écran de son téléphone – c’est en moyenne huit heures pas semaine qu’elle passe sur Tinder.

De la banalisation des comportements violents 

Et cette tendance addictive rend notre psyché encore plus vulnérable. "Déjà, on l’oublie mais physiquement c’est très dangereux, on peut inviter des gens chez soi ou aller chez la personne sans connaître son passé. Ce sont des risques énormes (danger physique, infections sexuellement transmissibles), précise Marion Blique.

Puis notre santé mentale s’en retrouve affectée, de nombreux échecs sur les applications peuvent mener à une peur de l’abandon, des déprimes, voire une dépression ou encore le développement de troubles du comportement alimentaire.

"On a l’impression que ces sites représentent notre valeur. Alors, quand ils ne fonctionnent pas pour nous, on se dit automatiquement qu’on a un problème", rapporte l’experte.

Selon elle, beaucoup d’y perdent et acceptent de faire des choses dont ils/elles n’ont pas envie (certaines pratiques sexuelles, envoyer des nudes…). "C’est se quitter soit pour se conformer au groupe, et quand on connaît les méfaits du harcèlement en ligne, du slutshaming et des chantages, on se rend compte que c’est un réel problème à adresser", martèle-t-elle.

À cette violence, s'ajoute celle des messages d'ordre sexuel et des dickpics (aka des photos de pénis non sollocitées). Sur ces plateformes, la notion de cyber-consentement est inexistant. Selon une étude de l'Université de Kent, rapportée par The Guardian en décembre 2021, c’est une fille sur quatre qui a déjà reçu des messages ou photos à caractère sexuel "sans aucune sollicitation".

Des comportements illégaux si banalisés que "50% des adolescentes ayant reçu ces images déclarent ne pas avoir signalé ces infractions". Une "habitude" que confirme Amélie, qui explique en recevoir plusieurs par mois.

Se réapproprier un rapport sain à l'amour

Mais alors, devant tant de méfaits, faut-il dire stop aux rencontres en ligne ? Il semblerait que notre mental s’en charge, si l’on en croit la popularité émergente de l'expression dating fatigue – fatigue émotionnelle et physique des rencontres amoureuses.

"Il y a une illusion d'abondance sur ces plateformes. Mais très vite, on se rend compte qu'on est seul et que l'amour ne fonctionne pas pour tout le monde," résumait la journaliste Julie Beck pour The Atlantic en 2016.

Et le souci avec cet épuisement de notre psyché et cette lassitude, c’est aussi qu’on s’éloigne de l’idée qu’une relation saine puisse exister. "Pour les personnes très jeunes qui n’ont connues que ce modèle de dating, c’est d’autant plus compliqué. Ce sont toujours des plaisirs instantanés qui vont nous pousser à en chercher plus, mais qui vont à l’opposé d’un approfondissement progressif ou à une entrée progressive dans une relation", explicite Marion Blique.  

Pour autant, il serait impossible d’éradiquer ce nouveau fonctionnement des rencontres amoureuses, tant il s’est démocratisé.

"On ne peut pas s’en défaire parce qu’on est tous connecté et que c’est humain de chercher l’autre. Après il ne faut pas diaboliser, mais mettre en place des filtres, savoir que tout est une réalité augmentée et tenter de ne pas faire pareil pour ne pas trop se perdre. Enfin, ne pas compter que sur ça, parce que beaucoup de rencontres fortuites se font encore et puis on connait tous un couple qui dure grâce à ces réseaux", sourit la psychologue.

En effet, si Sabrina nous contait au début avoir ses déboires sur les applications de rencontre, quand elle s’est tournée vers une plateforme plus sélective qui ne propose qu’un profil par jour, ça a matché. Et ça marche toujours, quatre ans après. "J’ai accouché d’un merveilleux bébé qui ne serait pas né sans cette application, alors je nuance toujours quand je conseille – ou pas – l’amour virtuel à une copine", sourit la jeune maman.  

* Certains prénoms ont été modifiés