Dès les premiers instants de vie, ils s’érigent comme des gardiens. Par leur présence, les parents sont censés apporter soutien, structure et protection à leurs enfants.

Comme tout être humain, il arrive toutefois que ces personnes que l’on voit (généralement) d’un œil admirateur subissent de plein fouet des épreuves ou évoluent sans soigner leurs failles, laissant derrière eux parfois le chaos et des progénitures dans l’incompréhension ou la difficulté.

Dans une grande majorité des cas, il est question de la gestion des émotions. Car, si celles-ci sont difficilement domptables durant l’adolescence ou à l’aube de la vie d’adulte, elles peuvent également l’être à n’importe quel moment d’une vie. Au point parfois de déteindre sur les générations futures.

L’imprévisibilité des parents dits "coquille d’œuf"

Pour certains parents, il est parfois difficile de gérer ses émotions, au point que celles-ci régissent totalement la demeure et influent sur l'équilibre familial.

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Appelé "eggshell parent" ou "rollercoaster parent", les parents dits "coquille d’œuf" sont imprévisibles, instables, immatures émotionnellement et peuvent avoir des réactions disproportionnées et parfois excessives face à des situations qui ne le justifient pas.

Un coup de bonne humeur, puis subitement énervé, ce parent force les personnes qui vivent avec lui à marcher sur des œufs pour ne pas le ou la contrarier. Face à une telle personnalité gouvernée par des émotions peu apprivoisées, un climat d’insécurité s’installe dans le foyer.

La mère de Claire avait notamment du mal à gérer sa colère. "La moindre petite chose pouvait lui faire péter un câble, balancer des objets dans le mur. Même le chien avait peur", se souvient cette Française de 26 ans, expatriée à Montréal. Chaque jour, l’inquiétude était la même : "il ne faut pas énerver maman". Sur le moment, la peur était constante. "Tu te sens en danger constamment chez toi, car tu sais qu’à n’importe quel moment elle peut entrer dans ta chambre et s’énerver", décrit Claire.

Il ne supportait pas qu'on fasse des grasses matinées les week-ends, ça le mettait hors de lui.

Stella a vécu aussi ces moments délicats. Après le décès de sa mère, elle et sa soeur se sont installées chez leur père, décrit comme colérique. "Lorsque l'on a su qu'on allait habiter chez lui, on s'est dit que cela allait être horrible", se souvient cette femme de 25 ans. 

De ses 11 à ses 16 ans, elle a vécu en rythme avec les accès de colère de ce dernier. "Il ne supportait pas qu'on fasse des grasses matinées les week-ends, ça le mettait hors de lui et il disait qu'on était de grosses flemmardes", raconte Stella. "Donc, on se levait super tôt par peur qu'il ne s'énerve." 

Aussi, tout devait être parfaitement rangé et nettoyé dans la maison. Si quelque chose trainait, "on se mettait à courir et à paniquer en se disant qu'il allait péter un câble et gâcher la soirée", ajoute notre interlocutrice.

Anne-Sophie Cheron, psychologue, reconnaît ici un mécanisme sournois. "L’enfant va essayer de plaire au parent, de ne pas l’énerver ou de ne pas lui faire déclencher une explosion. Il renonce à être lui-même et il incarne ce que le parent attend de lui", détaille l’experte.

Fuite du conflit, gestion difficile des émotions : comment grandissent ces enfants ? 

Mais l’insécurité permanente provoquée par un tel comportement se répercute sur le développement des enfants, qui grandissent dans la peur de froisser l'autre. "Ils sont l’objet d’une explosion sans avoir compris la cause, donc ils n’osent plus rien faire, et cela peut créer de la phobie sociale et des personnes qui ne sortent plus", ajoute Anne-Sophie Cheron.

Claire a d’ailleurs senti qu’elle avait hérité de certains mécanismes comportementaux de sa mère. Elle s’est rendu compte qu’elle a développé la même colère qu’elle et n’a pas été tendre avec certaines personnes qui l’entouraient. "Quand je me suis retrouvée face à des personnes externes à mon foyer, qui m’ont dit que ce n’était pas normal, je me suis rendu compte qu’il y avait un problème", confie-t-elle.

Après une thérapie et avoir quitté le domicile familial pour ses études, la situation s’est améliorée pour Claire, qui se sent davantage en harmonie avec ses propres émotions.

Elle ajoute que sa mère se sent "plus apaisée" et "s’est assagie", grâce notamment à une vie plus stable. Quelques accès de colère peuvent toutefois survenir, mais "quand je vois que c’est sur le point de partir, je tempère et je prends de la distance", ajoute notre interlocutrice.

De son côté, Stella confie avoir mal vécu cette époque, ayant l'impression que son père cherchait constamment une raison pour lâcher sa colère. "Maintenant, j'ai un problème avec cette émotion et la violence avec les hommes [...] il m'est par exemple déjà arrivée qu'un de ses anciens partenaires tape dans un mur et je lui ai dit qu'il ne me reverrait plus jamais s'il recommençait".

Car, même s'il ne s'agissait pas d'une violence physique, Stella l'a tout de même vécu comme une réelle brutalité. Et elle n'en est pas sortie indemne. D'après elle, cette époque la pousse désormais à fuir le conflit et à se mettre en retrait dans un contexte tendu pour éviter de le vivre de plein fouet ou d'entendre des paroles blessantes. Elle a d'ailleurs peut être aussi joué sur sa volonté de ne pas avoir d'enfant. "Bien que cela puisse venir aussi du fait que je suis désormais orpheline, j'ai peur de reproduire ce qu'il a fait, d'être une mauvaise mère, de faire tout ce que je peux sans que cela ne fonctionne ou de tomber sur un homme qui sera comme lui", avoue-t-elle. 

Toutefois, le regard d'adulte qu'elle pose sur cette expérience est un peu plus conciliant. "Si je l'ai détesté à un moment donné, il y avait aussi d'autres facteurs qui faisaient qu'il était comme il était et, par exemple, s'occuper de deux adolescentes du jour au lendemain n'est pas simple". 

Parentification : lorsque l’enfant devient malgré lui un soutien émotionnel sans limite

Lorsqu'il ne s'agit pas d'imposer ses émotions aux personnes qui nous entourent, il arrive que les règles de la relation parent-enfant se floutent, voire s’inverse. Les psychologues appellent ce phénomène "la parentification" : un enfant devient le gardien de ses parents et assume un niveau de responsabilités qui le dépasse.

Des tâches non adaptées au développement de l’enfant peuvent lui être administrées. On parle ici du nettoyage, de la cuisine, de l’occupation des frères et sœurs ou d'un soutien émotionnel démesuré : par exemple, un parent qui demande à un enfant de cinq ans de préparer un repas complet sans surveillance.

En d’autres termes, au lieu de voir les parents soutenir leurs enfants, c’est l’enfant qui soutient le parent. Clara*, vit cette expérience depuis plusieurs années. Après le décès de son père, cette Strasbourgeoise de 26 ans a pris le relais de sa mère et a géré papiers, enterrement et succession, avant de devenir un soutien émotionnel malgré elle.

"Au début, ma mère m’appelait dix fois par jour pour l’aider émotionnellement ou pour dire qu’il fallait faire telle chose dans la maison", raconte Clara. "On a l’impression que son deuil surpassait le mien, qu’il n’y avait de la place que pour sa tristesse et je me suis mise à gérer sa vie", résume-t-elle.

La Strasbourgeoise voit cette situation comme une grosse charge mentale qu’elle n’a pas choisie et qui n’est pas dans l’ordre des choses. D’autant plus que cette relation mère-fille s’opère à distance et principalement via le téléphone. "Ça donne l’impression que je suis libre n’importe quand", déplore Clara. "Si ma mère a la moindre pensée ou interrogation sur comment faire quelque chose, ou qu’elle a le moindre besoin, elle va m’écrire ou m’appeler".

Elle nous disait tout comme si on était son psychologue ou comme si on devait l’aider ou avoir réponse à ses problèmes. 

Résultat, il devient difficile pour la femme de 26 ans de décrocher de son téléphone. À titre d’exemple, six mois après le décès de son père, elle se faisait une joie de passer le week-end dans un gîte avec des amis, mais explique avoir passé les trois quart de son temps en ligne avec sa mère qui venait de s’acheter une voiture et qui n’avait pas conduit depuis longtemps. "J’ai passé le week-end à la rassurer", se souvient notre interlocutrice.

Charlie*, 27 ans, est aussi devenu malgré lui un soutien de taille pour celle qui lui a donné la vie. Souffrant de dépression, elle pleurait chaque jour, ne sortait plus de chez elle et ne voulait plus faire à manger.

"Émotionnellement, elle nous disait tout comme si on était son psychologue ou comme si on devait l’aider ou avoir réponse à ses problèmes", raconte Charlie, qui a vécu cette période dès l’âge de 18 ans avec son petit frère. "Ça pouvait aller de ‘j’en ai marre de trouver ce qu’il faut cuisiner tous les jours’ à ‘je vais me suicider", ajoute-t-il.

La situation était d’autant plus difficile qu’elle ne parvenait pas à se remettre de son divorce avec le père de Charlie. "Je lui mens lorsqu’elle me questionne sur mon père et sur ce qu’il fait avec sa nouvelle compagne pour la préserver", poursuit notre interlocuteur.

Dans le tourbillon des émotions du parent, l’identité de l’enfant en perdition

Pour Anne-Sophie Cheron, la parentification est une forme de violence familiale et se produit lorsque le parent est submergé par ses failles.

Et les conséquences sur l’enfant sont réelles. "Il vit une grosse responsabilisation et sera plus du côté des règles que du plaisir, donc il va plus s’occuper des autres que de lui-même", analyse l’experte.

Ici, l’identité de l’enfant disparaît et la peur de perdre son parent en ne répondant pas à leur désir s’installe.

À l’âge adulte, en devenant eux-mêmes parents, "ces enfants peuvent avoir du mal à établir un cadre, car ils ont subi le cadre des autres", ajoute Anne-Sophie Charon. Ils souffrent aussi souvent du syndrome du sauveur et souhaitent continuellement aider celles et ceux qui les entourent.  

Il est aussi possible de se retrouver plus tard dans des relations avec des personnes qui ne répondent pas à nos besoins ou qui ne s’occupent pas de nous comme on l’aimerait. D’après la thérapeute relationnelle Genesis Games, ces personnes peuvent aussi ressentir un sentiment de culpabilité lorsqu’elles choisissent ce qui est vraiment le mieux pour elles.

"Cela peut vous pousser dans des relations où vous avez du mal à exprimer vos propres besoins et à fixer des limites, ou vous finissez par donner beaucoup plus que vous ne recevez", ajoute-t-elle au site Well and Good. "Les personnes qui ont été parentifiées ont souvent le sentiment profondément ancré de devoir travailler pour obtenir l'amour de quelqu'un."

De lourdes conséquences sur la psyché des enfants

Cette situation laisse aussi facilement la place à la frustration de ne plus être à sa place ou la culpabilité de ne pas en faire assez. Clara vit son expérience avec difficulté. "J’ai toujours l’impression de répondre sèchement, car je suis fatiguée et que je n’ai pas toujours le temps de répondre à ma mère", explique-t-elle.

Mais le décès de son père a laissé de traces, qu’elle qualifie de "léger stress post-traumatique". La nouvelle lui a été annoncée par sa mère, au téléphone. Clara avait alors décroché après plusieurs appels en absence. "Aujourd’hui, j’angoisse beaucoup quand je vois que j’ai manqué un appel de sa part, car je l’associe encore au décès de mon père et au fait que je dois gérer des choses pour elle", analyse-t-elle. 

Du côté de Charlie, l’expérience l’a d’abord fait mûrir et l’a conditionné. "Quand on me parle de quelque chose, je pense d’office à l’organisation", développe-t-il. Pour cet homme de 27 ans, cette période lui a plus enlevé l’insouciance que l’innocence.  

Elle a aussi été un moyen pour lui de s’endurcir. "Lorsque tu vois tes proches très tristes, tu hiérarchises davantage les choses en fonction de leur importance, et tu es un peu plus froid et détaché par rapport à d’autres événements qui t’entourent", explique Charlie.

Les émotions sont contrôlées et peuvent s’exprimer d’une façon bien précise en fonction de l’expérience vécue. Aujourd’hui, Clara évite d’ailleurs de trop se confier à sa mère, "car il faudrait que je gère ses émotions à elle par rapport à ce qui m’arrive à moi", explique-t-elle.

De la difficulté d'imaginer un avenir apaisé

Cette distance est d’ailleurs vécue aussi par Charlie, qui voit moins sa mère, installée à l’autre bout de la France. "Elle fait encore des crises d’angoisse ou des crises de panique, mais est suivie par un psychiatre et va un peu mieux", confie-t-il.

De son côté, Clara espère voir bientôt une amélioration. "Je me dis que le temps va faire les choses et qu’elle rencontrera peut-être quelqu’un et va progresser", explique-t-elle. En attendant, elle rend régulièrement visite à sa mère, parfois à reculons, car "ce n’est pas l’endroit où je me sens le mieux".

Au quotidien, elle remarque ne pas du tout se mettre en priorité et pense que les besoins de sa mère passent avant tout. La frustration est là, dans un coin de sa tête : "Je gère déjà ma mère qui a 54 ans, ce qui veut dire que je suis partie pour une bonne trentaine d’années, voire plus, à le gérer ainsi".  

*Le prénom a été modifié.