"La survie du hérisson dépend de sa capacité à trouver la bonne distance avec ses congénères" : dans une interview accordée à Quotidien en septembre 2023, Panayotis Pascot, auteur de La prochaine fois que tu mordras la poussière (Stock, 2023) évoquait ce qu'il nomme le "dilemme du hérisson".

Pensée par le philosophe allemand Schopenhauer, cette théorie illustre un concept simple. Lorsque l'animal nait, il est tiraillé entre deux choix cornéliens : se rapprocher des siens pour ne pas mourir ou s'en approcher trop près, au risque de périr, piqué par les autres. 

"Quand les hérissons naissent ils ont des piquants qui sont mous. Et leur première hibernation peut leur être fatale parce que s’ils se mettent trop près de leurs congénères, ils vont se faire piquer et mourir d’hémorragie. Mais s'ils se mettent trop loin, ils vont mourir de froid […] mon père, quand je suis trop près, me pique. Mais quand je suis trop loin, j’ai froid”, relatait le jeune homme.

Vidéo du jour

Un dilemme qui fait référence à la complexité des liens familiaux, et notamment parentaux, dont il nous incombe parfois de nous éloigner, pour survivre plus que pour nous protéger.  

Le dilemme du hérisson ou l'histoire d'un paradoxe émotionnel

Dans des familles dites dysfonctionnelles, maltraitantes, "lorsqu'un parent, ou n'importe qui de la famille, a par exemple des troubles psychiatriques, qu'il ou elle est violente", commence la psychologue Anne-Sophie Cheron, peut arriver un moment où l'éloignement devient primordial pour le ou les enfants.

"Lorsque la famille ne sait pas ou plus gérer, il peut y avoir une rupture totale de liens. D'autres peuvent 'faire le hérisson', réduire le contact, pour ne pas se laisser embarquer dans des schémas de destruction", continue la spécialiste.

S'en aller loin des siens devient parfois la seule façon de se protéger, afin de "trouver la bonne distance dans sa famille, de s'aimer à la juste place et à la bonne hauteur", rajoute Sophie Galabru, philosophe et autrice de Faire famille. Une philosophie des liens (Editions Allary, 2023). 

Le paradoxe est qu’on a besoin des autres, d’une famille, pour se réchauffer et être soutenu. En même temps, s'approcher trop près de la famille fait qu'on peut se heurter, se blesser.

Une distance physique et/ou émotionnelle qui résonne avec préservation de soi. Car "c'est une fausse idée de penser que la famille est forcément un lieu sécurisant. C'est seulement quand elle est fonctionnelle. Ce peut être là qu’on voit les pires choses", reprend la psychologue.

Un dilemme qui illustre parfaitement l'ambivalence amour/haine familiale.

"Le paradoxe est qu’on a besoin des autres, d’une famille, pour se réchauffer et être soutenu. En même temps, s'approcher trop près de la famille et de ses membres fait qu'on peut se heurter, se blesser à ces mêmes personnes qui apportent chaleur et amour. Nous sommes attirés par les membres de notre famille dont on a besoin, surtout enfant. Mais nous sommes poussés à les rejeter quand ils menacent notre intégrité, notre territoire, qu'ils abusent de leur pouvoir", reprend la philosophe. 

Instaurer une distance pour se préserver

Éloignement, prise de distance émotionnelle, émancipation, voire rupture totale deviennent une question de survie.

D'abord, pour préserver sa psyché face à une famille qui ne remplit pas ses fonctions. Ensuite, pour ne pas reproduire les schémas destructeurs dont les enfants sont témoins. Enfin, pour ne pas gâcher et préserver, si possible, le peu de liens qu'il reste.

"Nous coexistons pendant une tranche de vie. La cohabitation intime rend difficile la proximité affective. Nous avons des besoins affectifs qui ne sont pas toujours comblés, auxquels on ne sait pas toujours répondre, voire qu’on néglige. Vu qu'on attend de la part de la famille, des parents, des soins, en cas non-réponse, la douleur est plus grande. Ces êtres sont censés s'investir pour nous, enfants. Constater leur négligence ou leur indifférence est une source de désespoir" , continue Sophie Galabru.

Ainsi, certain.es choisissent de prendre des distances physiques. D'autres se contentent de distances émotionnelles.

"Il faut dissocier deux émancipations : la distance affective, le recul critique. On analyse nos liens, la façon dont on a été élevé, aimé, instruit, on sait ce qu’on veut garder de cette transmission, ce qu’on ne veut pas garder. Puis il y a l'émancipation, quand on s'éloigne géographiquement, qu’on trouve son lieu à soi. Certaines personnes vont jusqu’à établir une très grande distance. Ils voient périodiquement la famille, voire rompent les liens", continue la philosophe. 

L'éloignement, entre libération et traumatisme

Car alors que rompre les liens, s'émanciper, s'éloigner peut sonner comme une libération, cette distance peut aussi avoir des conséquences destructrices. 

"Nos parents sont les premières personnes à nous accueillir au monde, ils sont la raison d’être de notre existence. Ils détiennent, au début et pendant longtemps, les clés de notre désir de vivre. Devenir adulte, c'est s’émanciper d'eux pour que notre désir de vivre vienne plutôt de soi ou des gens choisis", détaille Sophie Galabru.

Partir peut être un traumatisme. Rompre les liens avec sa famille, n'est pas une solution simple, il peut y avoir beaucoup de culpabilité.

Les traces laissées par l'éloignement varieront selon chacun. "Partir peut être un traumatisme. Rompre les liens avec sa famille, n'est pas une solution simple, il peut y avoir beaucoup de culpabilité. On ne fait jamais vraiment le deuil du parent idéal. On quitte un parent réel, celui avec qui l'on ne peut pas vivre, mais le parent imaginaire nous poursuit. Le départ est toujours moins pathologique quand il est choisi", précise la psychologue.  

"Si l'éloignement survient car on a épuisé toutes les ressources possibles pour se rapprocher de sa famille, qu'on n'arrive pas à se retrouver, parler, échanger sincèrement, qu'on se retrouve à être dans la négligence, le mépris voire la violence, alors on pas d’autre recours que de partir. C'est une option qui n'est pas envisagée tout de suite, qui fait souffrir, car elle implique le deuil de l'espoir d’être aimé, de maintenir les liens connus enfants. C'est une douleur mais à long terme, elle devient une libération", continue la philosophe.

"On peut pardonner et ne pas se réconcilier"

Il n'est pas rare d'entendre, de la part de thérapeutes ou de proches, que le pardon devient le meilleur allié pour apaiser les peines.

"Il y a une exhortation thérapeutique à pardonner comme s’il apaisait. Ce peut être le cas, comme il peut ne pas du tout soulager. On pousse souvent les gens à pardonner. Mais ce n'est pas un geste facile, surtout quand on est victime de maltraitance, de violences, de blessures. Parfois on a beau le donner, on peut rester très blessé. Ça n'a pas une vertu médicinale. Et puis on peut pardonner et ne pas se réconcilier, vivre avec. Vouloir absoudre un parent d’une faute, ne veut pas dire qu’on se sent capable de l'approcher et de vivre en sa présence", reprend Sophie Galabru.

En effet, le pardon peut agir comme un pansement, nous sortir d'un cercle vicieux de rancœur et nous permettre de reprendre le contrôle. Mais pardonner n'est pas toujours aussi salutaire qu'on l'imagine. Toutefois, d'autres facteurs peuvent nous aider à continuer à vivre. 

Développer des figures d'attachement fonctionnelles pour guérir

D'abord, il convient de ne pas penser que toutes nos relations sont et seront toxiques : "il faut développer autour de soi des figures d’attachement fonctionnelles et aimantes, qui montrent un autre modèle", propose Anne-Sophie Cheron. Ami.es, collègues, partenaire : nombreux sont les liens que nous pouvons créer en dehors de la famille et de nos parents. 

"Pourquoi ne pas s'appuyer sur d'autres membres de la famille, à l'image des frères et sœurs, qui ont vécu la même choses ? Ils comprennent. On peut leur parler de ce schéma douloureux", reprend l'experte. 

Pour construire sa vie d’adulte, penser à soi, créer sa propre existence, c'est indispensable de faire le deuil d’une forme de naïveté, d'illusion.

D'après la psychologue, l'essentiel reste toutefois de vivre en accord avec ses décisions : "il faut toujours être aligné avec la solution choisie. C'est pour cette raison que les gens essayent de limiter les liens plutôt que de partir. C'est parfois une solution intéressante, car à la fois je suis présent pour les parents dont je reste l'enfant, et à la fois je me protège", continue-t-elle.

Pour cela, un suivi psychologique peut aider, "afin de savoir comment on veut vivre avec ça. Il ne faut pas rester seul avec sa situation". 

Enfin, se tourner vers ceux qui nous ont maltraité peut aussi nous libérer.

"Quand on a vécu dans une famille complexe, avec des non-dits, une communication difficile, le goût de la vérité peut aider à surmonter les crises et les déceptions affectives. Quand ce qui nous importe est de comprendre, on est prêt à affronter beaucoup de déceptions, de conflits. Mais pour construire sa vie d’adulte, penser à soi, créer sa propre existence, c'est indispensable de faire le deuil d’une forme de naïveté, d'illusion. Pour cela, il est impératif de se donner à soi-même de l'amour et de l'estime", conclut la philosophe.