"Tu es trop grosse, tu devrais prendre exemple sur ta soeur". Alors que je n’avais pas 6 ans et que je sortais tout juste de la courbe de poids/taille dessinée sur mon carnet de santé, ma pédiatre ne manquait pas une occasion de me comparer à mon aînée filiforme. 

Si je conçois que le poids est un indicateur santé important dans les premières années de vie, cette dernière a fliqué le mien d’un ton culpabilisant des années durant, si bien qu’à chaque visite, je me devais d’être toujours plus maigre pour éviter les réprimandes et être adoubée d'un "tu es plus jolie ainsi". 

Sauf qu’au fil des années, ma relation avec la nourriture s’est détériorée et des troubles du comportement alimentaires se sont installés. Et si l’origine des miens puise sa source dans le corps médical, pour beaucoup d’autres, le point de départ se trouve au sein de la cellule familiale, comme en atteste une tendance TikTok, largement alimentée depuis bientôt deux ans. 

Vidéo du jour

Sous le hashtag #almondmom, ce sont des milliers de vidéos qui pullulent, le sujet ayant généré, à ce jour, près de 134 millions de vues. Majoritairement contés par des jeunes filles, ces contenus exposent certains comportements toxiques de mères, en rapport à la nourriture et au "corps parfait", allant des commentaires passifs agressifs, aux restrictions pures. 

Mais au-delà de faire des vues, cette réalité qu'est de grandir avec des habitudes alimentaires ultra-strictes et des jugements corporels constants heurte plus qu’il n’y paraît. 

Aux origines de "l'almond mom" 

Le journal britannique The Independent définit la tendance comme de "la grossophobie intériorisée et des troubles alimentaires, reflétés par habitudes alimentaires restrictives"

Dans une vidéo likée près de 85 000 fois, l’internaute Alex Light illustre le concept avec les phrases qu’elle a entendues toute son enfance. "Tu grignotes ? Mais on passe à table dans 4 heures !", "Tu ne peux vraiment pas attendre ? D’accord, mange une amende, ça te fera patienter", "Je viens de croiser la mère de Danielle au supermarché, qu’est-ce qu’elle a grossi !". 

Aux origines de l’almond mom, Yolanda Hadid (ancienne mannequin et mère de Belle et Giga Hadid), qui, dans un épisode des Real Housewives of Beverly Hills, diffusé en 2013, répond à sa cadette - soumise à un régime strict pour assumer les rêves de gloire de sa mère - et qui lui dit être "très fatiguée", de manger "quelques" amandes et de "bien les mâcher" pour se sentir mieux. 

Un running gag bien trop réaliste qui se fait le fil rouge de la série. Largement repris sur les réseaux sociaux, cet extrait à donné son nom à la tendance. 

D’ailleurs pour Karen Demange, psychologue spécialiste des troubles alimentaires et coach en nutrition, on retrouve l’essence de l’almond mom dans de nombreux passages de cette téléréalité. 

"Dans un autre épisode, on voit Gigi se couper une part de gâteau d’anniversaire après une longue journée de travail, où elle n’a rien mangé. Sa mère veille à ce qu’elle n'en prenne qu'une petite. Elle finit par manger l’équivalent d’un index de gâteau et sa mère s’offusque en disant qu’elle n’en croit pas ses yeux, qu’elle a osé. C’est drôle quand on est spectateur, mais ça souligne aussi beaucoup de choses", explicite-t-elle. 

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Une mère victime de la culture des régimes

Si le son de cloche est moins strident que la voix culpabilisante de Yolanda, du côté de Jeanne*, 28 ans, on se reconnaît dans de multiples vidéos témoignant d’une adolescence ponctuée de ces remarques. 

"Beaucoup d’aliments étaient interdits à la maison. La vinaigrette devait systématiquement être coupée avec de l’eau. Si j’avais vraiment faim entre deux repas, je n’avais le droit qu’à un fromage blanc, ou des fruits secs, par petites poignées, parce que ça restait 'trop gras'". 

Cette peur de la "mère amande" serait dictée par les préceptes de la diet culture, particulièrement glorifiée dans les années 80/90/2000. 

Si j’avais vraiment faim entre deux repas, je n’avais le droit qu’à un fromage blanc, ou des fruits secs, par petites poignées, parce que ça restait 'trop gras'.

Dans un article de blog, l'auteure et diététicienne Christy Harrison rappelle que la culture du régime est un "système de croyances qui diabolise certaines façons de manger et en élèvent d'autres". Cela signifie que vous êtes obligé d'être hyper vigilant quant à votre alimentation, que vous avez honte de faire certains choix dans l'assiette".

Pour Karen Demange, l’almond mom se fait "la caricature d’une femme qui a grandi dans les années 80/90 et qui s’est mise au fitness et aux régimes avant d'élever des jeunes filles avec des principes qu’elles s’auto-infligent ou qu’elles n'arrivent pas à tenir".

La santé et le bien-être en excuse préférée  

Souvent, ces commentaires et autres règles sont dissimulés derrière une fonction maternelle de protection et de préservation de la santé. 

"'C’est pour ton bien'. C’est ce que ma mère me répondait quand je lui demandais pourquoi je n’avais pas le droit de manger les sachets de bonbons ramenés des anniversaires de mes camarades en primaire", se souvient Jeanne. 

Ces mères ne sont pas - pour la plupart - malveillantes. "Chacune a son histoire. Elle peut penser qu'en contrôlant de la sorte, elle projette sa fille dans des choses qu'elle a vécues petite, comme du harcèlement dû à une prise de poids, le regard des autres, ect...", assure la psychologue. 

Ma mère ne m’a jamais dit qu’il fallait que je sois mince, mais que je sois en bonne santé.

"Ma mère ne m’a jamais dit qu’il fallait que je sois mince, mais que je sois en bonne santé. Finalement, pour elle, la bonne santé c’était associé à un corps mince et aujourd’hui, ça l’est aussi pour moi", avoue Pauline*, 24 ans. 

"Elles préfèrent pudiquement parler santé et bien-être, notions suffisamment floues et vagues pour y injecter ce que l’on veut. Les jus de kale et compléments alimentaires ont remplacé les sachets de Slim Fast, mais l’horizon est le même. Cela explique la popularité des régimes keto (dit aussi cétogène), qui vise à induire un état métabolique susceptible de brûler des graisses, et paléo (pour paléolithique), qui invite tout simplement à manger comme un homme des cavernes allergique aux glucides. En deux mots, les almond moms souffrent d'orthorexie", résume un article de la revue l'ADN.

Des TCA de génération en génération  

Et il arrive que le trouble alimentaire non conscientisé - ou non assumé - de cette mère déteigne sur sa progéniture.

Si elles n’accusent pas directement leurs mamans de leur avoir "créé" des TCA, les deux jeunes femmes interrogées concèdent qu’elles ont développé, très jeunes, un rapport complexe avec la nourriture. 

Quand Jeanne s’est "jetée sur toutes les ‘cochonneries’" qui lui étaient interdites enfant une fois son indépendance prise - "résultat : j’ai pris pas mal de kilos et je ne sais pas reconnaître la sensation de satiété" -, Pauline "scrute" le moindre gramme pris et "contrôle beaucoup" ses assiettes. 

"Bien sûr, les causes des TCA peuvent être multiples. Mais je remarque que ces comportements se transmettent", appuie Karen Demange. "Aux repas de famille, on se zieute tous, pour savoir qui a pris, qui a perdu, qui devrait éviter de reprendre une part de fraisier en dessert", confirme Jeanne.

Des troubles qui ne se matérialisent pas de la même manière, ni pour les mêmes raisons, selon les générations. Il n'empêche qu'il n'est pas rare d'en hériter. "Quand on salue l'autre par faire un commentaire sur son corps au lieu de lui demander s'il va bien, il faut se poser des questions", appuie l'experte. 

Des injonctions dénoncées, symbole de la pression de la "mère parfaite"

Toutefois, si les mères sont ici largement pointées du doigt, Karen Demange note que les pères ne sont pas en reste - même s'ils ne sont pas incriminés sur les réseaux sociaux. 

"En séance, on parle aussi beaucoup des papas. Quand les mamans vont se cacher derrière la santé, les papas, eux, c'est derrière le sport ou alors, ils vont faire des remarques très ouvertement sur le corps". 

S'il est possible que l'almond mom agisse de la sorte par rivalité, par peur qu'on pense qu'elle est une "mauvaise" ou par honte d'une fille considérée "trop grosse" par la société, force est de constater qu'une double pression se détache ici : celle sur la mère, qui fait à manger et garantie la bonne santé, et celle sur la fille, dont le corps est scruté. 

"Il est certain que les mères subissent beaucoup plus de pression dans le cadre de la culture de l'alimentation. Mais les pères peuvent causer beaucoup plus de tort à bien des égards, parce qu'ils véhiculent des messages sur la valeur du corps des autres femmes", affirme la diététicienne Rachael Hartley, dans les colonnes de Salon

Almond mom : comment gérer ?  

Quelle que soit leur origine, ces injonctions doivent être adressées quand elles menacent la santé (mentale, comme physique). Si Pauline et Jeanne n'osent pas évoquer le sujet avec leurs mères respectives, de crainte de les froisser, elles s'inquiètent tout de même pour leur psyché (et leur descendance). 

"J'ai déjà fait une psychothérapie, mais j'ai encore beaucoup de mal à apprécier m'alimenter", confie Jeanne. Quant à Pauline, elle qui aimerait bientôt devenir maman, "redoute" d'avoir une fille et de lui "redonner des habitudes angoissantes". 

Pour Karen Demange, avant de chercher à accuser, il faut d'abord faire un travail sur soi. "Ensuite viendra le temps de la discussion et non de la confrontation. Le but n'est pas fait d'abîmer la relation à sa maman, qui n'est généralement pas toxique".

Pour éviter cela, la spécialiste recommande aux parents d'instaurer des discussions d'étape, pour écouter les besoins et ressentis de chacun. Car l'almond mom n'en est peut-être pas une, suivant les perceptions. "Une maman peut avoir un discours bienveillant, mais ce n’est pas entendu de la même manière par les enfants. Entre être cool et faire attention à la santé des enfants, la balance est fragile", termine-t-elle. 

Alors, avant de jeter la pierre ou l'amande, amorcez la discussion. Idéalement autour d'une tasse de thé qui ne sera pas décryptée pour ses valeurs nutritionnelles.