En 2019, Marie, âgée aujourd'hui de 21 ans, entend parler pour la première fois de TikTok.

"À l'époque, c'était super cringe, super gênant, parce que ça succédait à Musical.ly qui était trop ringard. Mais de plus en plus de personnes ont posté des contenus sur la mode, le lifestyle, l'humour et pendant les confinements, je m'y suis mise, c'était de plus en plus intéressant, avec des sujets nombreux et variés".

L'étudiante parisienne y découvre des conseils beauté, des adresses, "plein de trucs hyper pratiques parce qu'on peut toujours apprendre des choses grâce à TikTok. Mais aussi des contenus débiles et hyper addictifs".

Cinq ans plus tard, elle passe une heure et demie à deux heures par jour sur le réseau social chinois à base de vidéos. "Mais parfois cinq heures dans la journée. L'algorithme t'impose des contenus que tu ne connais pas et te donne forcément envie de regarder jusqu'au bout. Tu as les yeux ouverts et ton cerveau ne réfléchit plus, comme si je me faisais happer."

Vidéo du jour

15 millions d'utilisateurs en France pour un algorithme bien ficelé

Nous avons tous autour de nous des jeunes "accros" aux réseaux sociaux, à commencer par le plus populaire pour cette tranche d'âge, TikTok, qui compte plus de 1,5 milliard d'utilisateurs, dont 15 millions en France (quatre fois plus qu'en juin 2019). En France, chez les 13-24 ans, les femmes sont les principales utilisatrices à 51,3%.

D'après les statistiques TikTok au niveau mondial, les enfants de 4 à 15 ans passent environ soixante-quinze minutes par jour à consommer du contenu...

De plus en plus d'institutions s'inquiètent de la puissance de son algorithme (pensé comme aucun autre pour vous faire rester le plus longtemps possible), de la dangerosité des défis lancés par l'application, des effets sur la santé mentale et physique de tant d'heures passées sur son smartphone, en plus de la collecte de données.

TikTok dans le viseur de plusieurs pays

Aux États-Unis, la Chambre des représentants a adopté, le 20 avril 2024, une proposition de loi visant à contraindre la plateforme à rompre ses liens avec la Chine, sous peine d'être interdite sur le sol américain.

La Commission européenne a, elle, menacé de suspendre sa nouvelle application, TikTok Lite, sur laquelle les utilisateurs peuvent gagner de l'argent en regardant des vidéos. "Nous ne ménagerons aucun effort pour protéger nos enfants", a averti le commissaire européen Thierry Breton, avant l'annonce par la plateforme de la suspension de son programme de récompenses.

L'Italie a pour sa part condamné la société chinoise à une amende de 10 millions d'euros. L'ONG AI Forensics et Amnesty International avaient démontré comment les enfants et les jeunes adultes qui regardent des contenus relatifs à la santé mentale sur la page "Pour vous" sont rapidement entraînés dans des "spirales" de contenus potentiellement dangereux, notamment des vidéos qui encouragent les pensées dépressives, l'automutilation et le suicide.

En France, Gabriel Attal a déclaré : "Je ne veux pas d'un pays où TikTok remplace les romans." Sachant que le Premier ministre (258 000 abonnés) peut y poster six vidéos dans une journée...

Nombre d'experts se demandent aussi comment rendre nos ados moins "toc toc" à TikTok. En Suisse, la clinique Meiringen a ouvert un site pour les 18-25 ans au début de l'année. Une trentaine de places pour des personnes suivies pour des dépressions ou des troubles anxieux.

Un "aspirateur à attention"

"Les médias sociaux ont une grande influence, explique le Dr Stephan Kupferschmid, médecin en chef de la clinique. Et très souvent, ce qui les stresse le plus, ce sont justement ces réseaux sociaux". 

Au sujet de TikTok, le médecin parle d'un "aspirateur à attention. On fait quelque chose même si ce n'est pas bon pour nous, parce que le frisson à court terme l'emporte sur les conséquences à long terme. Une caractéristique typique de la dépendance".

On fait quelque chose même si ce n'est pas bon pour nous, parce que le frisson à court terme l'emporte sur les conséquences à long terme.

Pour contrer cela, on ne prône pas ici l'interdiction des smartphones mais des thérapies individuelles et de groupe, du sport, des arts, un travail sur la pleine conscience. L'objectif ? Que les patients apprennent à organiser leur quotidien de façon autonome et trouvent des alternatives à la consommation de réseaux sociaux.

Spécialiste de l'utilisation des écrans par les jeunes, le journaliste Jacques Henno(1) multiplie les conférences à travers la France. Il se désole de voir "considérablement" baisser l'âge auquel les enfants s'abonnent aux réseaux sociaux : "Plus de la moitié des élèves de CM2". À ceux-là, il explique que "TikTok ne veut qu'une chose, gagner de l'argent grâce à [eux]".

Vers un contrôle parental ?

Face aux parents, il décrypte ce qu'est "l'économie de l'attention" et donne des conseils : "Il faut absolument installer un contrôle parental, en particulier pour ce réseau social qui diffuse de nombreuses images violentes, car ils savent que c'est ce qui marche le plus. Il faut aussi que les pouvoirs publics s'emparent du problème, nous faisons face à une génération sacrifiée".

Installé à Paris, Vanessa Lalo, 40 ans, est psychologue clinicienne, spécialisée dans les jeux vidéo, les pratiques numériques et leurs impacts. La proportion de parents qui lui amènent leurs enfants pour trop de temps passé sur les écrans ? "99 % !", affirme-t-elle.

En réalité, la plupart des gamins que je vois ont certes des troubles anxieux, mais pas de problèmes graves. Dans 70 % des cas, ce sont les parents qui ne vont pas bien." Cette psy iconoclaste s'agace quand on lui parle d'addiction aux réseaux sociaux.

"Sur un plan strictement scientifique, elle n'existe pas. Je préfère parler d'excès. Qui comblent quoi ? Une rustine à de l'anxiété ? Un état dépressif ? Une phobie sociale ? Trop peu de temps passé en famille ?" 

Le Pr Laurent Karila(2), psychiatre à l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif, pose peu ou prou le même diagnostic : "L'addiction à une substance ou à un comportement isolé n'existe pas. Elle est fréquemment associée à des troubles psychiatriques comme une dépression, un trouble anxieux, des troubles du sommeil. Il faut rechercher la notion de traumatisme dans l'histoire de la personne, de risque suicidaire, de troubles de la personnalité, de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité". 

L'addiction à une substance ou à un comportement isolé n'existe pas. Elle est fréquemment associée à des troubles psychiatriques comme une dépression, un trouble anxieux, des troubles du sommeil.

De TikTok, il dit : "L'appli propose des lots de petites vidéos pour vous observer comme un petit rat de laboratoire". Vanessa Lalo précise : "Quand vous activez TikTok, les vidéos se lancent tout de suite. C'est le seul réseau qui court-circuite la prise de décision. Notre cerveau n'a alors plus de raison de s'arrêter. Reprendre la main sur l'algorithme est encore plus dur qu'avec les autres". 

S'intéresser aux contenus regardés par les adolescents

Plus dur, mais pas impossible, assure celle qui refuse d'envoyer TikTok au bûcher. "Stigmatiser les jeunes sur leur usage est un discours de boomers qui n'y connaissent rien. Parcoursup, le réchauffement climatique, la guerre partout sont autant de causes d'angoisses. Les réseaux sociaux ne sont pas dangereux, à condition de savoir éduquer nos enfants. Il y a plein de contenus très chouettes à regarder".

À ses yeux, mieux vaut s'intéresser sincèrement aux contenus que regardent nos enfants, aux influenceurs qu'ils suivent, plutôt que de dénigrer ou de rejeter. Car il est dur d'éduquer des jeunes à des outils que bien des adultes ne maîtrisent pas. "Vous pouvez dialoguer pour ensuite poser un cadre, poursuit Vanessa Lalo. Agir en proposant des contenus numériques plus intéressants que les trucs débiles qu'ils regardent à longueur de temps. Et en même temps, ne pas les juger. On a tous été ados, on a tous fait des trucs débiles". 

L'idée peut être aussi de proposer des activités qui feront décrocher l'enfant de son téléphone. "Faire le boulot de parent, tout simplement". Laurent Karila ajoute d'autres conseils : prendre le temps de bien expliquer les risques encourus sur les réseaux sociaux, "notamment la divulgation d'informations à caractère personnel sur Internet, le cyberharcèlement, le ‘revenge porn’, les risques du porno en ligne, des prédateurs sexuels ; vérifier les paramètres de confidentialité de son enfant ; définir un temps raisonnable de connexion".

Et un dernier, que tous les parents ne suivent pas : "Inutile de surveiller vos enfants en devenant leur ’ami’ ou follower sur un réseau social". Histoire de leur laisser une part d'intimité, d'aussi leur faire confiance. Et d'éviter des drames le soir quand ils constateront que vous avez laissé des commentaires "trop gênants" au vu de tous.

1. Pourquoi vos enfants devraient vite quitter les réseaux sociaux, éd. Télémaque, 2023, 16,50 €.

2. Docteur : addict ou pas ?, éd. Harper Collins, 19,90 €, et du podcast Addiktion (produit par Stéphanie Guérin).

Cet article a initialement été publié dans le n°862 de Marie Claire daté de juillet 2024.