Pour certaines, il est naturel, magique, fusionnel, incontournable. Pour d’autres, il est laborieux, aliénant, douloureux… et vite insupportable. L’allaitement laisse rarement indifférent ; il a même le pouvoir de capturer quelques mères dans les filets de ses exigences. Et pour cause.

Selon la doula Leslie Lucien, donner le sein a une dimension contre-intuitive, à l’inverse de ce que les femmes imaginent. "La société et les professionnels de la périnatalité véhiculent encore l'idée que parce qu’il s’agit d’un processus naturel, il coule de source. Du coup, les futures mamans pensent que leur allaitement va rouler tout seul, sauf que, notamment quand c'est le premier, elles peuvent se retrouver rapidement seules face aux difficultés qui ne vont pas manquer de se présenter", décrit l’accompagnante.

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Juliette, maman d’une charmante petite Iris, confie avoir ramé dès la maternité. "J’ai eu un super accouchement, mais j’ai déchanté avec les montées de lait. Très vite, mes mamelons se sont retrouvés en sang, je ne supportais aucun tissu sur l’ensemble de mes seins. Les tétées ont viré au cauchemar. Heureusement, la maternité m’a gardée cinq jours le temps de consolider le processus", se souvient-elle.

Après un mois à la maison, Juliette a apprivoisé l’allaitement, mais elle est au bout du rouleau. Sa fille dort peu ; il faut la nourrir plusieurs fois par nuit. "Ma mère s’installait chez nous deux nuits par semaine pour me permettre de récupérer. Je tirais mon lait avec un appareil manuel, ça prenait une bonne demi-heure à chaque fois. Et à cinq heures du matin, mes seins débordaient, il fallait que je me lève".

La trentenaire n’est pas au bout de ses peines : Iris commence à faire des reflux gastro œsophagiens (RGO). "Déjà que je n’avais pas beaucoup de lait. Une demi-heure après chaque tétée, elle rendait tout en un jet. J’ai retenu mes larmes plus d’une fois". La pédiatre prescrit un traitement anti-RGO ; Juliette adopte un tire-lait électrique. "Mes journées et mes nuits étaient conditionnées par la tétée, les montées de lait, et le fastidieux passage à la machine électrique, que j’ai vite pris en grippe. Quand je m'autorisais à sortir seule, en laissant ma fille à à ma mère, je me sentais coupable au bout de deux heures, et j'appréhendais que le lait coule de mes seins. J’avais l’impression d’être incapable de nourrir ma fille, tout en étant prisonnière du système ; mes seins me paraissaient trop petits, mon corps, avare ; bref, toute cette histoire tournait à l’obsession et je sombrais doucement dans un état dépressif".

Résultat : la jeune mère passe à l’allaitement mixte et profite du retour au travail pour sevrer sa fille. "Avec le recul, je crois qu’il m’a fallu près de six mois pour remonter la pente. J’aurais vraiment dû introduire le lait en poudre plus tôt", considère-t-elle.

Selon la Dr Bérangère Beauquier-Maccotta, pédopsychiatre spécialisée en périnatalité, une étude a montré que les femmes qui n'appréciaient pas d'allaiter à deux semaines de post-partum étaient plus vulnérables à la dépression à deux mois de post-partum. Pour l’auteure de Devenir Parent (First Editions), il est donc important d'accompagner les mères en fonction de ce qu'elles ressentent et de légitimer leurs émotions. "Une femme qui est mal à l'aise avec l’allaitement ou qui n'y éprouve aucun plaisir ne doit pas s'infliger de poursuivre en raison de la pression sociale", écrit-elle dans son ouvrage.

Un engagement conséquent lesté d'injonctions personnelles de réussite

D’après Leslie Lucien, l'allaitement demande une disponibilité à la fois mentale et corporelle. "Mes clientes tombent souvent des nues devant son intensité ; parfois, elles ne trouvent pas les ressources intérieures pour s'adapter", souligne la doula. Le souhait de nourrir son bébé peut aussi se transformer en une injonction personnelle de réussite, qui n’est pas sans rappeler celle qui plane parfois autour de l’accouchement.

"C'est d'autant plus probable quand la naissance ne s'est pas passée comme la femme l'a imaginée ; la nouvelle maman peut vouloir inconsciemment se rattraper avec l'allaitement", analyse-t-elle.

L'allaitement n'est pas seulement une affaire alimentaire ; il aussi très émotionnel, comme le rappelle Charline Sage-femme : "il demande un engagement conséquent mais cristallise aussi beaucoup d'attentes inconscientes. Pour certaines femmes, il représente la maternité dans toute son essence ; pour d'autres, il symbolise le lien qui se crée avec l'enfant ; et une manière de prendre confiance dans leur rôle de mère ; de prendre leur place".

Un système de notation imaginaire sur l'échelle de "la bonne mère"

D’après l’auteure de l’ouvrage Le grand guide de ma grossesse sereine (Marabout), les femmes ont vite fait de mettre leur santé mentale en danger pour ce projet. "S’investir à fond dans cette perspective avant la naissance ne signifie pas forcément que cela se passera mieux. Le contraire est aussi valable : certaines ne souhaitent pas forcément allaiter mais tombent ensuite en amour avec l’acte de donner le sein", relativise la professionnelle de santé.

De manière consciente ou inconsciente, certaines femmes s’auto-évaluent au travers de l'allaitement, sur une échelle imaginaire de ce que serait la bonne mère.

"Parfois, il se passe quelque chose de viscéral, et l’allaitement peut devenir primordial, en tout cas prioritaire. De manière consciente ou inconsciente, certaines femmes s’auto-évaluent au travers de l'allaitement, sur une échelle imaginaire de ce que serait la bonne mère". 

Quand Béatrice* entame son quatrième allaitement, elle dit vouloir "aller au max du max et réussir à fond" pour son bébé de 15 jours, qui sera, selon elle, sa petite dernière. Pour les trois premiers, elle a pratiqué l’allaitement mixte jusqu'à 10 mois.

Sur le groupe Facebook "La Tétée. Allaitement bienveillant", elle regrette d’avoir déjà dû complémenter quatre fois avec un biberon de lait en poudre. "J'ai l'impression de faire n'importe quoi avec la fatigue. Au début, bébé prenait super bien au sein. Et là, j'ai l'impression qu'elle ne boit plus assez ; elle s'endort et mâchouille le sein, se réveille dix minutes après pour réclamer à nouveau. J'ai dû tirer mon lait car je ne me sens pas à l'aise d'allaiter en dehors de la maison", décrit cette maman pourtant expérimentée. "J'ai commencé les tisanes d'allaitement, et la bière sans alcool. J'aimerai produire plus afin de faire du stock dans mon congélateur. Je m'inquiète et j'ai tellement l'impression d'échouer".

Certains profils à risque

Selon Charline Sage-femme, même s'il n'y a pas de déterminisme, certains tempéraments sont plus exposés que d'autres à ce syndrome.

"Les femmes qui ont l’habitude de fonctionner dans le contrôle, ont du mal à accepter que les choses ne se passent pas comme elles l'ont prévu sont des profils à risques, autant pour l'allaitement que pour l'ensemble de la parentalité", détaille l’experte. Elles ont l'impression de vivre un échec, en oubliant qu'elles ne sont pas responsables de tout.

En œuvre, la croyance du "quand on veut, on peut" … Or, dans le réel, vouloir suffit rarement ; d'où la désillusion.

Les femmes qui ont l’habitude de fonctionner dans le contrôle, ont du mal à accepter que les choses ne se passent pas comme elles l'ont prévu sont des profils à risques.

Il y a, selon les professionnels de la périnatalité, une dimension aléatoire en matière d’allaitement. De nombreuses mamans sont en difficulté tout simplement parce que leur allaitement, précisément, est compliqué, voire pénible.

"Quand ça se passe bien, le bébé prend bien le sein et tout s’enchaîne comme sur du papier à musique", décrit la sage-femme. Et puis il y a des situations qui déraillent : des douleurs chez la mère ; le bébé qui ne prend pas correctement du poids…  

"L'accouchement influe également ; une césarienne ou une hémorragie de la délivrance peuvent générer un retard de la montée de lait", illustre Charline Sage-femme. Autres facteur déstabilisant ? Un bébé qui ne tète pas de manière suffisamment efficace ou qui ne stimule pas assez le sein… parce que lui aussi est en train d'apprendre ! Et le temps qu’il apprenne, l'allaitement peut cafouiller.

Se faire accompagner pour maîtriser son allaitement

D’où l’intérêt de faire appel à une professionnelle de la périnatalité pour débloquer la situation, avant de perdre pied.

Sage-femme, puéricultrice de la PMI, doula ou consultante en lactation pourront donner des conseils le plus tôt possible. "Quand on se sent débordée, une personne extérieure peut nous aider à débloquer ce qui pose problème, en prenant aussi en compte votre besoin profond", éclaire la doula Leslie Lucien.

A-t-on envie d'arrêter complètement, donc d’aller vers un sevrage plus ou moins rapide ? Ou bien est-ce le nombre de tétées qui est trop élevé, ce qui peut être simplement résolu par l'introduction de quelques biberons pour la soulager ? Dans ce cas, préfère-t-on des biberons de son lait ou du lait premier âge ?

"Souvent, les femmes n’ont pas l’idée d’allaiter en mixte ; dans leur tête, c'est tout ou rien. Or, chacune a la possibilité de faire des choix pour elle-même", expose la pro. Y compris de ne plus vouloir allaiter !

Et d’évoquer cette cliente qui dès le démarrage de l'allaitement, s'est rendue compte qu'elle n'avait vraiment pas envie de cela. "Elle a vécu un accouchement sans péridurale magnifique, très physiologique, mais dès le premier jour, elle a réalisé qu'elle ne supportait pas le contact du bébé sur la peau de ses seins. C'est son droit et c’est complètement ok ! Chaque mère peut créer du lien et donner de l'amour à son enfant de mille autres façons", soutient la doula.  

Des biais cognitifs qui peuvent faire tomber dans une spirale négative

L’accompagnante évoque le besoin d'une nouvelle forme d’empowerment en matière d'allaitement ; "encore faut-il être informée suffisamment, et de manière objective… mais aussi être ouverte à accueillir l'information". Parfois, un véritable biais cognitif s’installe face au sujet.

Virginie, qui reprend le travail, a du mal à accepter d’envisager l’allaitement mixte pour sa princesse de cinq mois et demi qui rejoint la crèche. "Je peine réellement à tirer du lait. Les auxiliaires de la crèche me demandent 4 doses de 150 ml par jour. J'en obtiens tout juste 50 ml par tirage. Je ne peux pas tirer au boulot car c'est très mal vu... ", raconte-t-elle.

Je doute de moi, je me dis que je n'arrive plus à nourrir ma fille convenablement, [...] qu'elle est affamée.

Aussi, Virginie se lève encore plus tôt pour tirer son lait, réduisant le peu de sommeil dont elle dispose. Elle réitère le midi, puis enchaîne plusieurs sessions le soir, quitte à se coucher tard...

"Je n'arrive pas aux quantités demandées, même en boostant ma lactation à fond. Je doute de moi, je me dis que je n'arrive plus à nourrir ma fille convenablement. Que si elle se réveille toutes les heures la nuit pour téter, c'est parce qu'elle est affamée. Mon compagnon a l'air si déçu", s’angoisse-t-elle, à bout.

Le rôle majeur du co-parent et de l'entourage pour l'allaitement

Les pros sont unanimes : l'autre membre du couple a tout son rôle à jouer. "Pour bien allaiter, on a besoin de bien manger, de se reposer et d'avoir l'esprit tranquille ; bref d'être soutenue", rappelle Charline Sage-femme. C’est ce que l’on apprend, et normalement à deux, pendant les cours de préparation.

Un support sur lequel Véronique n’a pas pu compter car elle a "fait un bébé toute seule" à 42 ans.

"L’installation a été laborieuse mais au bout d’un mois ça se passait bien. Mes parents m’ont beaucoup aidée ; ils se sont donc installés à Paris pendant le premier mois. Mais depuis qu’ils sont repartis chez eux, en Guadeloupe, tout est plus lourd. Je ne peux plus me concentrer sur le plaisir de donner le sein ; je me suis installée dans une relation plus contraignante, mécanique et je n’aime pas ça", constate la quadra qui vient de décider de passer à l’alimentation mixte.

"On oublie qu'avant, des nourrices pouvaient prendre le relais en cas de difficultés… et même les autres femmes de l’entourage", pointe Charline Sage-Femme.

La solitude dans l'allaitement, un risque accru de dépression post-partum 

La pro se souvient avoir été très touchée par un épisode de sa vie en maternité : une femme, qui venait d'accoucher de son premier, partageait sa chambre avec une autre maman qui avait déjà eu plusieurs enfants. "Cette voisine lui a proposé gentiment de s'occuper de son bébé pour lui permettre de se reposer, en lui donnant même le sein. La solidarité entre femmes est magnifique. Avant, cette pratique était chose courant. On dit d’ailleurs qu’il faut un village pour élever un enfant", sourit la professionnelle.

"Mais aujourd'hui, on est très seule dans le post-partum". D’où l’intérêt de certains groupes dédiés sur les réseaux sociaux, où les femmes peuvent partager leurs ressentis et leurs conseils dans un cadre bienveillant.

L'entourage a la responsabilité d'observer tout signe de dépression du post-partum qui s'installerait.

Son conseil aux proches en cas de difficultés : valoriser la pratique de la maman et faire intervenir un professionnel de santé. "L'entourage a la responsabilité d'observer tout signe de dépression du post-partum qui s'installerait", considère-t-elle.

Et de rappeler les signes d’alerte de dépression du post-partum : une tristesse intense, sans aucun moment de joie, la difficulté à envisager l'avenir de manière positive, une perte d'appétit ou au contraire si l'appétit qui augmente de manière anormale, et ce, pendant deux semaines d'affilée.

Autres signaux à prendre en compte : les pensées suicidaires, et, plus rarement, le désintérêt et le retrait vis-à-vis de l'enfant, avec qui on n'arrive pas à créer de liens, ou avec qui on fonctionne de manière automatique.

"Oui l'enfant a besoin de manger ; oui l'allaitement lui apporte énormément de bienfaits, mais le bébé a surtout besoin d'une maman en bonne santé, physique et mentale", résume la sage-femme.

En cas de doute, il existe un test simple, l'Échelle d’Édimbourg, que l'on peut trouver sur le site de l'association Maman Blues.

*Les prénoms ont été changés