Abigaël est une jeune femme solaire. Il y a deux ans, à 27 ans, elle est quittée brutalement par son amoureux. "En un claquement de doigts, tout est parti en fumée. En état de choc, je ne m'alimente plus. Mon père m'emmène chez le médecin, je n'arrive plus à aligner un mot. On me prescrit des antidépresseurs et des anxiolytiques. Défoncée, sous cachetons, je vis dans une bulle pendant trois mois. Je me sens comme un déchet de la société.

Un soir, au JT de 20 heures, j'entends Stromae chanter ses “pensées suicidaires (...) qui nous font vivre un enfer”. Il met des mots sur une souffrance indicible, je ne me sens plus comme une pestiférée.

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Je finis par décrocher un boulot de femme de chambre dans un hôtel à Paris, puis quelques mois plus tard à Saint-Barth, où je retrouve le goût de vivre malgré des crises d'angoisse. Deux ans après cette rupture, je suis gouvernante dans un palace, et je n'ai pas honte de raconter ce que j'ai traversé. Il faut prévenir, dire qu'on peut tous sombrer dans la dépression à cause d'un choc émotionnel."

Une santé mentale qui fluctue comme la santé physique

La santé mentale, selon de l'organisation mondiale de la santé (OMS), est un "état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d'être en mesure d'apporter une contribution à la communauté."

Astrid Chevance, psychiatre, cheffe de clinique en santé publique au Centre de recherche en épidémiologie et de statistiques (Cress), confirme : "Tout le monde a une santé mentale, elle fluctue en fonction des âges et des moments de la vie et de l'exposition à des facteurs de risque. Il faut parvenir à la penser avec la même rigueur qu'on pense la santé physique. Actuellement, on essaie de mieux comprendre les facteurs protecteurs et les facteurs de risque de développer un trouble constitué, pour mettre en place des logiques de politique de prévention comme on l'a fait, pour les maladies cardiovasculaires."

Une démarche mue par l'urgence sanitaire. Une personne sur cinq est touchée chaque année par un trouble psychique, soit 13 millions de Français·es, dont 2,4 millions sont pris en charge en établissement de santé. Les résultats de l'enquête CoviPrev de Santé publique France menée en 2022 révèlent que 17 % des Français·es montrent des signes d'un état dépressif, 24 % d'un état anxieux, et 10 % ont eu des pensées suicidaires au cours de l'année.

La peur d'être jugé, rejeté, pris pour fou, dans le sens anormal...

Les troubles mentaux représentent une des principales causes d'années de vie perdues en bonne santé, sont responsables de 35 à 45 % de l'absentéisme au travail, et en toute logique constituent le premier poste de dépenses du régime général de l'Assurance maladie, soit 23,4 milliards d'euros par an. Pourtant, cela fait rarement l'ouverture de nos JT. 

Des personnes parlent plus facilement du fait qu'elles ont le VIH que de leur dépression.

Pour Astrid Chevance, qui a lancé la cohorte ComPaRe Dépression en novembre dernier, "malgré une parole publique récente dans les médias, au quotidien cela reste compliqué. Je le constate dans mes recherches, des personnes parlent plus facilement du fait qu'elles ont le VIH que de leur dépression. C'est la peur d'être jugé, rejeté, pris pour fou, dans le sens anormal... À cause des présupposés culturels, la grille de lecture qu'on applique aux personnes souffrant de troubles psychiques en général et de dépression en particulier est qu'elles en sont responsables. Elles pourraient faire un effort de maîtrise de soi. Et ce qu'on observe, c'est la surreprésentation des femmes. Pour la dépression, elles sont 70 % contre 30 % d'hommes. Serait-ce hormonal ? Génétique ? Psychologique ? Sociétal ? Des pistes ont été formulées mais les faisceaux de preuve manquent".

Épidémiologiste, directrice de recherche à l'Inserm, Maria Melchior, autrice de Santé mentale, Un défi pour le xxie siècle, (éd. Michalon). travaille sur les questions d'inégalités sociales. Or, ce n'est pas un scoop, les femmes sont dans des situations sociales moins favorables que les hommes.

"Si pour certaines pathologies, elles sont plutôt protégées, c'est le cas des addictions et des troubles psychotiques, le sur-risque de dépression est en partie expliqué par le fait qu'elles sont beaucoup plus exposées à des violences sexuelles que les hommes, analyse la chercheuse. Sans compter la charge mentale, le chômage, la précarité, notamment celle des familles monoparentales dont 82 % reposent sur des femmes." 

Des tabous qui peinent à se lever

À la Maison des Femmes de Saint-Denis qu'elle a créée en 2016, la gynécologue-obstétricienne Ghada Hatem est au cœur du réacteur : "Avec huit psychologues et deux psychiatres, le gros de notre activité est de les accompagner car leur santé mentale prend cher quand elles vivent dans la violence et la précarité. Elles parlent mais de symptômes à côté – "J'ai goût à rien, j'arrive pas à me lever, je pense que je suis une merde..". Nous, nous mettons des mots : "Ce que vous expliquez, Madame, ça s'appelle la dépression. Et c'est une maladie, c'est comme une pneumonie, il faut prendre des médicaments, et je pense que vous devriez consulter un psy." À quoi on nous répond : "Mais je ne suis pas folle." Il y a certes un engouement français pour la psychanalyse, que le succès de la série En thérapie a contribué à glamouriser, mais ce n'est pas pour tout le monde."

Si on m'avait dit à 22 ans que je faisais une dépression et qu'il fallait que j'aille voir un psy, je ne serais plus sous antidépresseurs aujourd'hui.

Quand Hélène, 58 ans, juriste, voit sa fille, Joséphine, 23 ans, étudiante aux Beaux-Arts, écouter des podcasts sur la santé mentale et parler librement avec ses ami·es de sa dépression déclenchée par la mort de sa grand-mère, elle mesure le temps qu'il aura fallu pour effriter ce tabou. "Si on m'avait dit à 22 ans que je faisais une dépression et qu'il fallait que j'aille voir un psy, je ne serais plus sous antidépresseurs aujourd'hui."

Dans sa famille d'intellos, on fait du droit, pas des études littéraires. Cette étudiante brillante pleure tous les jours sur le chemin de la fac, et s'écroule le jour des résultats. "J'ai fait une crise d'angoisse monumentale dans le bus avec un symptôme, celui de la peur de vomir. Je me suis couchée, et je ne me suis pas relevée pendant six mois. On m'a bourrée de médocs sans soigner ma phobie. Je pensais être seule à la vivre quand dix ans plus tard, je lis dans Marie Claire un article où la témoin explique qu'elle est émétophobe. Je ne suis donc pas folle, c'est une vraie phobie. J'ai eu si honte toutes ces années, j'ai l'impression d'avoir plus survécu que vécu. La génération de ma fille vit, elle, ses problèmes de santé mentale comme une maladie chronique."

Une ouverture d'esprit qui ne saurait masquer le mal-être des jeunes, on estime ainsi que 15 % des 10-20 ans ont besoin de suivi ou de soins.

Réparer les adolescents et leur psyché

C'est la vocation de la Maison de Solenn à Paris, dirigée par la professeure en pédopsychiatrie Marie-Rose Moro**, un cocon où l'on répare les adolescent·es.

Les consultations y ont augmenté de 30 % depuis la pandémie. "Actuellement, 12% d'une classe d'âge d'adolescents présente une souffrance psychologique. C'est énorme. Des pathologies comme l'anorexie, la dépression, qui a augmenté tout comme les tentatives de suicide, touchent plus les filles. La phobie scolaire, les garçons."

C'est plus facile aujourd'hui de dire : "Ma fille ne va pas bien, elle est triste ou elle n'arrive plus à manger, il faut l'aider..."

Mais une évolution réjouit plus que tout la médecin : "Les adolescents et les familles sont capables de demander de l'aide et ça marche. C'est plus facile aujourd'hui de dire : "Ma fille ne va pas bien, elle est triste ou elle n'arrive plus à manger, il faut l'aider..." D'ailleurs, un des traitements les plus efficaces de l'anorexie est la thérapie familiale. Dans toutes les classes sociales – on soigne aussi bien des enfants de ministre que ceux l'Aide sociale à l'enfance –, on note cette capacité des adolescents à dire une souffrance psychologique, sans craindre de passer pour fous. En revanche, l'augmentation des traumas sexuels, qui touchent majoritairement les filles, marquant leur corps et leur fonctionnement, me désespère. On n'a pas encore vécu le #MeToo des enfants et des adolescents."

Ne pas reconnaître ni soigner les jeunes victimes de violences sexuelles engendre en effet des troubles psycho-traumatiques sévères et chroniques mettant en danger leur vie et leur santé futures.

Des parcours psy parfois longs

C'est l'enfer qu'a traversé Angèle, 47 ans, photographe. Petite fille maltraitée par un père toxique, elle est violée à 12 ans par deux adolescents de 15 ans qui s'empressent de salir sa réputation au collège.

"Harcelée, j'en ai souffert à chaque minute. Avec ma famille de notables locaux, j'ai dû garder le silence." À 17 ans, elle fait sa première tentative de suicide, suivie de nombreuses autres, et commence un long parcours psychiatrique.

Le bon diagnostic est posé à 30 ans : troubles de la personnalité "borderline".

"Cela s'accompagne mais on n'en guérit jamais, dit Angèle. Une soupape s'est ouverte depuis le covid, on a découvert à l'échelle mondiale qu'on était tous “fucked up”, cela a libéré la parole, mais il ne faut pas lâcher car la prise en charge psychiatrique est de plus en plus mise à mal. Plutôt crever que de retourner en HP public, tu es sanglée des heures à ton lit, le personnel soignant lessivé n'a plus le temps de gérer..."

Le patriarcat, une facteur majeur de la détérioration de la santé mentale des femmes

C'est dans ce contexte tendu que deux députées de la délégation aux droits des femmes à l'Assemblée nationale, Pascale Martin et Anne-Cécile Violland, ont remis en juillet dernier un rapport sur la santé mentale des femmes. "Le cliché qui consiste à penser que les femmes sont plus fragiles, donc plus sujettes à la dépression, perdure, or ce rapport démontre que ce sont les différentes situations auxquelles elles sont exposées dans notre société patriarcale qui les vulnérabilisent. Les doyens des facultés de médecine, majoritairement des hommes, ont ainsi refusé notre demande d'inclure dans les études une vraie sensibilisation aux violences faites aux femmes", explique Anne-Cécile Violland, qui milite pour un meilleur accès aux soins psychothérapeutiques.

Il faudrait élargir le dispositif MonParcoursPsy : en un an, 90 642 patients, dont 71 % de femmes, en ont bénéficié. C'est trop peu, la faute aux 90 % des psychologues qui ont boycotté l'initiative à cause du faible remboursement des consultations."J'ai défendu leur revalorisation auprès du Premier ministre Gabriel Attal : le calcul est vite fait quand on voit le coût de la santé, poursuit-elle. Je suis psychologue, si nos patients arrêtent d'avaler des cachets et se remettent à bosser, il y a un gain économique pur. Ce n'est pas magique, cela s'appelle la psychothérapie."

Le Premier ministre l'a entendue puisqu'il a annoncé, fin janvier, vouloir réformer ce dispositif et faire de la santé mentale de la jeunesse une grande cause de l'action gouvernementale***. "C'est très bien, mais nous allons nous battre pour que cette cause soit élargie à toute la population", réagit la députée.

Angèle, elle, se sent mieux. Elle teste la Kétamine, un traitement innovant contre la dépression sévère, à la Pitié-Salpêtrière à Paris. "Je suis consciente de ma chance. Je suis dans la "Maison de la force". Longtemps, on y a enfermé les prostituées, les débauchées, les "folles". Je pense fort à elles pendant les séances, je leur dis en pensée : "Maintenant, les filles comme vous et moi, on ne les enferme plus ici, on les soigne"."

*À l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, 8 femmes en couverture (comédiennes, écrivaines, chanteuses, sportives...) brisent le tabou de la santé mentale.

Découvrez notre appel et nos propositions pour faire de la santé mentale une grande cause nationale. 

**Autrice de Leur(s) famille(s) expliquée(s) aux enfants et aux parents !, éd. Glénat.

*** La Cour des comptes évalue la baisse du nombre de pédopsychiatres à 34,5 % entre 2010 et 2022. ccomptes.fr

Article publié dans le magazine Marie Claire n°859, daté avril 2024 - paru en mars 2024