À Venise, il fut un temps pas si lointain où l'une des attractions de la ville était offerte par les couples qui erraient en rageant, épuisés de tourner en rond dans des ruelles toutes semblables, sentant s'éloigner l'état d'esprit romantique si fantasmé pendant la préparation de leurs vacances. Aujourd'hui, grâce au GPS, les amoureux ne se perdent plus, n'échouent plus dans des cantines minables, s'engueulent donc beaucoup moins, et le spectacle qu'ils offrent est devenu très ennuyeux, le nez collé sur leur portable.

Mais peut-être font-ils davantage l'amour, une fois dans leur chambre, après avoir posté – désormais sur Instagram –  la même photo du même baiser sur le pont des Soupirs que des milliers d'autres couples avant eux ?

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Les réseaux sociaux, à prendre avec des pincettes

À la fois projet, spectacle offert aux autres et plaisir pour soi, les vacances ne se font plus sans les réseaux sociaux. Avec ou sans eux, le vrai défi des vacances reste de se montrer à la hauteur de nos attentes. Mais que l'on aime faire chaque année exactement la même chose ou que l'on parte à la découverte, ils sont un nouvel accessoire de ce moment si précieux, un nouveau paramètre de ce que l'écrivain voyageur Nicolas Bouvier appelait « l'usage du monde ».

On prépare nos vacances grâce aux commentaires des voyageurs, on les photographie et les partage en temps réel, puis on joue au va-et-vient entre le moment qu'on est en train de vivre et le monde qui continue à tourner, les news, les vies des autres, toujours à portée de portable. Depuis Facebook, Instagram, Twitter, WhatsApp, la bulle sacrée des vacances ne semble plus tout à fait étanche. Mais l'a-t-elle jamais été ?

L'enjeu devient celui de “l'influence” : les voyageurs deviennent prescripteurs

Ce besoin de maintenir le lien est-il vraiment différent de la photo souvenir d'autrefois, des redoutées soirées diapos de nos parents ou de l'antique carte postale qui s'échangeait jusque dans les années 80 à des millions d'exemplaires ?

Le sociologue Jean-Didier Urbain, spécialiste des voyages et des vacances(1) , rappelle que les réseaux sociaux sont à prendre avec des pincettes car ils recouvrent des usages très variés, mais note un premier changement majeur : « Sur Internet, on échange moins avec des individus réels qu'avec des personnalités, des entités que l'on connaît plus ou moins bien, voire pas du tout. Pour moi, le moment important de cette histoire récente est l'apparition des blogs. L'enjeu devient celui de “l'influence” : les voyageurs deviennent prescripteurs, sous couvert de donner des conseils ou de se raconter à la première personne. Et compte tenu de l'ampleur du réseau, on a là un diffuseur de modèles comme on n'en a jamais eu dans l'histoire. »

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Un juteux marché de l'influence

Fondatrice de l'agence de communication digitale Travel Insight, spécialisée dans le tourisme, Célia Tichadelle travaille sur ce nouveau marché de l'influence. Les chiffres qu'elle cite sont frappants : en 2018, 23  % des voyageurs connectés ont fait leur choix de destination via les réseaux sociaux, 25  % celui de leurs activités et 29 % de leur hébergement. 40 % des voyageurs français ont modifié leur organisation à la suite de ces partages.

Avec pour clients des destinations comme la République dominicaine, la ville d'Orléans ou des transporteurs comme la SNCF, une partie de son travail consiste à choisir les bons« influenceurs », adaptés au marché visé.« Pour la République dominicaine, qui essaie de sortir de son image de luxe, on fait partir des voyageurs suivis par une forte communauté de backpackers, par exemple.»

On leur offre deux ou trois nuitées et ils s'engagent à publier leur story

Les influenceurs peuvent être rémunérés, jusqu'à 15 ou 20 000 € quand ils cèdent l'usage de leurs photos et vidéos, mais le plus souvent il s'agit d'échange marchandise.« On leur offre deux ou trois nuitées et ils s'engagent à publier leur story »,explique-t-elle. Le contenu final n'est pas contrôlé, le jeu consiste à leur fournir une expérience sur mesure.« Nous travaillons plutôt sur Facebook, qui est déserté par les plus jeunes mais reste un média très prescripteur pour les 30-65 ans.

Mais Instagram a un énorme pouvoir de prescription sur les jeunes »,observe-t-elle, notant avec amusement l'importance des « spots » qui attirent les clients : un rocher en Norvège, une balançoire à Bali, l'allée de Dark Hedges en Irlande.« Les gens font la queue pour s'y faire photographier. »Il lui arrive même de conseiller à ses clients de créer des décors « instagrammables »,par exemple « un très beau salon, avec des meubles en bois et des spots qui pendent ».Les réseaux sociaux ne se contentent pas de modifier nos vacances, ils modifient aussi le monde.

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Une vertigineuse uniformité

Qu'elle soit vue par dix, dix mille ou un million de followers, la photo de vacances a donc perdu son innocence. Elle est devenue instagrammable, un de ces mots utiles pour comprendre l'époque. La frontière entre vie privée et vie publique s'effaçant, cette image s'inscrit désormais dans une esthétique publicitaire : il faut plaire au plus grand nombre, planter le décor avec un ou deux éléments facilement reconnaissables et ne pas trop dévoiler la vie privée.

À quoi s'ajoute la normalisation des contenus propre à chaque média : 280 signes pour Twitter, format carré pour Instagram, taille réduite pour tout le monde. Le résultat est une uniformité qui donne parfois le vertige. Le compte @insta_repeat recense ainsi des séries de photos de vacances identiques. Les tendances lourdes sont sans surprise : le cocktail coloré, le bleu de la piscine, la fenêtre ouvrant sur la mer, l'assiette photographiée comme une œuvre d'art.

Les enfants seront de dos (respect de la vie privée oblige, comme des enfants de stars), légèrement bronzés (on gère leur capital soleil), si possible deux par deux et le dos droit (l'esthétique d'Instagram repose sur la géométrie). On trouve aussi d'innombrables photos de pieds, dans l'eau, dans le sable ou au-dessus du vide pour les grimpeurs – c'est la seule partie du corps qui ne grossit pas, suggère une explication mesquine. Mais les pieds offrent aussi une parade au selfie, désormais vulgaire et taxé de narcissisme, de même que la photo de soi de dos face à un paysage immense. Deux manières de se montrer sans se montrer, dans une mise en scène paradoxale de sa propre discrétion.

Bien sûr, plus personne n'ignore que la vie ne ressemble pas à un compte Instagram. Dès les premières années des réseaux sociaux, des blogueuses s'amusaient à comparer la réalité de leurs vacances avec ces images parfaites : les enfants qui font la gueule, la queue au marché, les cafards géants dans le bungalow, les odeurs de pied dans le refuge de haute montagne. Nombre de sites ont aussi confronté les séduisantes photos avec la réalité : la fontaine de Trevi, dans sa calme majesté… et la foule de touristes en train de la photographier. Même chose avec une jolie fille sur une plage déserte – d'où ont été effacés sur Photoshop les autres baigneurs avec leurs coups de soleil.

Alors que les photos soulignaient un moment unique, on a désormais l'impression que tout le monde passe des vacances à la fois légèrement irréelles et absolument identiques.

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Créer notre moment de paradis

Mais à critiquer les réseaux sociaux, on en oublierait que les vacances sont une pièce essentielle de l'organisation capitaliste. Dans une vie libre, on n'en aurait pas besoin. En 1983, déjà, l'essayiste américaine Susan Sontag montrait combien elles font resurgir l'angoisse du vide : « La plupart des touristes se sentent obligés d'interposer l'appareil photo entre eux et ce qu'ils peuvent rencontrer de remarquable. N'étant pas sûr de savoir comment réagir, ils prennent une photo.

L'utilisation d'un appareil photo apaise l'angoisse

Cela donne forme au vécu (…) C'est une méthode qui exerce un attrait tout particulier sur ceux qui sont handicapés par une morale du travail impitoyable : Allemands, Japonais et Américains. L'utilisation d'un appareil photo apaise l'angoisse que ressentent ces bourreaux de travail quand ils sont en vacances et qu'ils sont censés s'amuser. Ils ont quelque chose à faire, une sorte de travail d'agrément : ils peuvent faire des photos. »(2)

L'impression d'uniformité et d'irréalité que donnent les vacances des autres relève peut-être d'une explication simple : les vacances ne sont par essence ni tout à fait authentiques ni tout à fait réelles, car ce n'est pas ce qu'on leur demande. Nous avons tous notre idée des vacances idéales et la difficulté sera de faire coïncider la réalité avec ces valeurs. Le récit et la photo de vacances se lisent alors comme des moments de réconciliation avec le monde : oui, nous avons réussi à créer notre moment de paradis. Mais la question déborde celle des vacances.

Vidéo du jour
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Se reconnecter avec l'authenticité

Comme l'écrit Jean-Laurent Cassely dans un essai récent(3) , nous vivons une époque en mal d'authenticité où l'on recherche et recrée artificiellement les signes d'un monde vrai. Celui d'avant les hamburgers, d'avant les réseaux sociaux. Incarnant cette sensibilité meurtrie, il y a d'un côté le réactionnaire de droite, de l'autre le hipster, deux groupes en expansion.

Le hipster, selon lui, ne serait pas « un petit groupe social avant-gardiste mais un candidat à la reconnexion avec la vie authentique qui sommeille en chacun de nous ».Et après avoir cherché au bout du monde des vacances uniques, il parie qu'on verra bientôt apparaître sur les réseaux des photos très cool de restaurants Courte-paille, de villages vacances, de La Grande-Motte : des lieux de villégiature ironiques, toute honte bue, comme pour accepter finalement de n'être que ce que nous sommes, des touristes de l'existence.

1.Auteur de Histoire érotique du voyage(éd. Payot) et deL'envie du monde(éd. Bréal). 2.Sur la photographie(éd. Christian Bourgois). 3.No fake(éd. Arkhe).

Ce papier est disponible dans le numéro 805 de Marie Claire.

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