Prix du roman Marie Claire 2024 : les 8 destins de femmes en lice

C'est une histoire aussi parcellaire qu'abracadabrante. Le Portrait d'une dame, tableau de Klimt de 1910, a été acheté par un anonyme, puis repeint par l'artiste lui-même, corrigeant a posteriori l'aspect de ladite dame, à propos de laquelle on ne sait rien non plus. En 1997, le tableau fut volé puis réapparut vingt-deux ans plus tard, mystérieusement, dans un sac-poubelle.

Sur la base de cette folle trame à trous, Camille de Peretti échafaude une saga-fiction, de la Vienne 1900 au Houston des années 90, où tous les coups de théâtre marchent à fond et où tous les personnages racontent richement leur temps.

À commencer par les femmes – Martha, grisette viennoise et modèle du tableau ; Pearl, fille de prostituée texane et avocate aux dents longues... – à qui l'autrice donne bigarrure, densité, parts d'ombre, portraitiste géniale elle aussi.

Éd. Calmann-Lévy, 21,50 €.

"Crotch grab", "empoignement d'entrejambe" en anglais, c'est le geste dont Michael Jackson ponctuait ses chorégraphies. Pour Loula l'héroïne, ado dans le Marrakech des années 90 et fan du King of Pop, c'est le mot qui parfois surgit quand un trouble la traverse.

Quand elle entrevoit l'inadmissible, par exemple, à travers le judas de l'appartement familial : des garçons de son âge, voire plus jeunes, montent chez Monsieur Jacques, le Français, dont tout le monde sait qu'il les paie pour en abuser, mais dont personne ne dit mot.

L'autrice excelle à raconter le corps de Loula qui change, ses sentiments qui s'emballent et font comme ils peuvent avec les non-dits et la pédocriminalité. Le tout dans une fantasmatique Ville Rouge que le protectorat puis le tourisme ont corrompue.

Éd. Albin Michel, 19,90 €.

À grands traits, voici d'un côté Rose, jeune fille rangée, de l'autre Solange, plus olé olé. Elles ont en partage une adolescence au Pays basque à la fin des années 80, ennui et envies d'ailleurs à la clé, et une amitié à la vie à la mort quand bien même, souvent, elles n'entendent rien l'une à l'autre.

L'une, d'ailleurs, fera plus ou moins carrière à Hollywood quand l'autre ne quittera pas la province. Deux femmes en miroir, voire en chiens de faïence, dont Marie Darrieussecq nous narre la "fabrication", avec ce que ça veut dire de labeur et de bricolages, naviguant comme elles peuvent entre leurs désirs et les injonctions, tandis que les soubresauts du dehors – manifs anti-Devaquet, chute du Mur, sida... – mettent leurs grains de sable.

Souvent ça ripe, ça grince, ce dont l'autrice fait son miel : le roman d'apprentissage se double alors d'une hilarante comédie de mœurs.

Éd. P.O.L, 21 €.

Qui donc ce livre désigne-t-il comme aliène ? Hannah, chienne clonée patibulaire ? Fauvel, sa "dog-sitteuse" défigurée par un tir de LBD ? Ces deux-là, dans le village perdu de Cournac, font jaser, d'autant qu'on soupçonne la canidée mutante de mutiler le bétail.

L'étrangeté s'épaissit encore quand surgit Julien, chasseur belliqueux mais magnétique, qui se dit familier des extraterrestres. À moins que les drogues plus ou moins douces dont ces jeunes gens s'imbibent n'altèrent quelque peu leurs sens ?

Hallucinée elle aussi, entre poésie punk et cocasserie gore, la langue de Phœbe Hadjimarkos Clarke fascine par toutes les embardées qu'elle s'autorise. Et par les fines passerelles qu'elle tisse, sous des dehors de SF terroir, entre violences policières, prédation du vivant et domination masculine.

Éd. du Sous-sol, 19,50 €.

Au cours du récit, Mathilde, héroïne désorientée, va faire étape à Capharnaüm, ce village de Galilée où Jésus aurait accompli quelques miracles.

En road-trip solo à travers Israël, s'extrayant d'une vie parisienne dans laquelle elle ne se retrouve plus, la voilà donc dans ce lieu qui en appelle autant à la magie qu'à la pagaille. Et nous voilà nous aussi dans un espace similaire : ce roman-là que nous lisons, c'est un fantastique bordel.

Où les états d'âme de Mathilde – la façon dont le covid ou la guerre en Ukraine la mettent à mal, le sens du toucher qu'elle perd un temps... – racontent intimement notre époque folle. Où les proches de Mathilde – sa fille piquante, son grand-père poète posthume – colorent l'errance d'amour et de mystères.

Un roman qui part délicieusement dans tous les sens pour mieux poser cette question millénaire : quel sens y a-t-il à vivre ?

Éd. de l'Olivier, 19,50 €.

Ne pas faire de vagues, voilà à quoi Odette, la grand-mère d'Isabelle Monnin, s'est employée toute sa vie.

L'autrice a beau épousseter ses souvenirs, rien de saillant n'affeure sur l'aïeule. Mais, à force de recherches, des bribes de secrets pointent : les grands-parents d'Odette ont divorcé, ce qui, fin XIX^e, en Haute-Saône, n'est pas banal ; la petite Odette a passé des mois dans un orphelinat maçonnique, où elle a croisé des enfants juifs qui ne survivront pas à la Shoah.

Avec l'un d'eux, l'autrice imagine une idylle qu'Odette aurait vécue et sur laquelle, plus tard, tous ses silences reposeraient.

Manière superbe, en lui prêtant affects et passion, de réhabiliter cette ménagère que son genre, sa classe et son époque ont reléguée dans le gris.

Éd. Gallimard, 20 €.

Coucher avec elle guérit des pires affections longue durée. Alors devant le camping-car de Stella, prostituée thaumaturge, des myriades de bonshommes en phase terminale font le pied de grue. Pute et sainte à la fois ? Voilà qui contrarie le Vatican, si bien qu'il lance des tueurs à ses trousses.

La suite, course poursuite rocambolesque à travers le sud des États-Unis, nous fera haleter et marrer à la fois, Joseph Incardona ayant le chic pour mêler l'absurde au suspense, le burlesque à la métaphysique, sans que jamais la vivacité de la langue ne flanche – on se délectera notamment de ces passages où l'auteur lui-même surgit dans le texte, s'interrogeant tout haut sur la tournure que prend son intrigue. Quant à cette Stella, elle gagnera vite notre affection, elle qui fera triompher son corps, son plaisir et celui des autres, sur toutes les entraves.

Éd. Finitude, 21 €.

Sorte de roc inamovible autour duquel le livre tourbillonne, voici Eu cate, vieille paysanne guadeloupéenne qui ne s'en laisse pas conter.

La Soufrière a beau cracher dangereusement ses cendres au-dessus de sa maigre bicoque, Eucate n'en bougera pas : "Le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts", écrit Estelle-Sarah Bulle, dont le troisième roman explore avec autant de profondeur que d'envolées, autant de noirceur que de sensualité, ce qu'"enracinement" veut dire.

Car ce dont le corps d'Eucate témoigne aussi, ce sont les années de labeur à la bananeraie, la brutalité du patron béké, les enfants disparus, les répliques, en somme, de l'histoire coloniale qui pulse sous la peau et la terre. Aux fantômes, toutefois, l'autrice mêle toute une galerie de vivant·es truculent·es, si bien qu'on lit Basses terres comme un chœur joyeusement tellurique.

Éd. Liana Levi, 20 €.

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 860, daté mai 2024.

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