Un héroïne du XXe siècle, qui résonne avec notre époque
J'essaie d'avoir des personnages riches de plusieurs facettes.
Rencontre avec Camille de Peretti
Marie Claire : Qu'est-ce qui vous fascinait tant dans ce Portrait au point que vous en fassiez un roman ?
Camille de Peretti : Il est très différent des autres tableaux de Klimt, dans lesquels il y a tout un chichi de symbolisme. Celui-ci, presque sobre, on dirait un Renoir. Et puis, j'ai découvert dans le Guardian qu'il avait une histoire de dingo : il a été peint, puis repeint par Klimt, perdu, volé, rendu dans un sac-poubelle. J'ai senti qu'il y avait là une idée de roman. Choisir un sujet, c'est comme tirer à la courte paille, parfois tout se casse vite la gueule, mais parfois, comme ici, plus on tire le fil, plus ça foisonne !
Ce tableau a un destin rocambolesque et, à la fois, on ne sait rien du modèle, de ses ravisseurs. Comment échafaude-t-on une fiction vrai-semblable à partir d'une trame aussi sensationnelle que parcellaire ?
C'est un sacré bordel ! Jamais je ne me suis attelée à un truc si difficile qui s'étale sur cent dix ans et deux continents : j'ai collé des fiches au-dessus de mon bureau, me suis souvent emmêlé les pinceaux.
C'était beaucoup de lectures aussi, tous les contemporains de Klimt y sont passés : Schnitzler, la poésie de Trakl, dont je suis tombée totalement amoureuse, Zweig et son Monde d'hier (1), dans lequel on apprend que les garçons de la haute bourgeoisie viennoise avaient des prostituées à domicile, ce qui m'a inspiré le personnage de Martha. J'ai même lu le best-seller autrichien de 1902, un livre de cuisine dont j'ai testé quelques plats – mais je ne suis pas douée en schnitzels !
Vos personnages féminins, dont Martha, ont une large palette, une complexité réjouissante. C'était voulu, conscient ?
Je joue beaucoup sur les stéréotypes littéraires – la pute, le patriarche – et à la fois, oui, j'essaie d'avoir des personnages riches de plusieurs facettes. Par exemple, à propos de Pearl, un autre personnage, on m'a demandé : "Est-ce que cette avocate superwoman aux dents qui rayent le parquet peut être en même temps aussi midinette, cœur d'artichaut, amoureuse d'un crétin ?"
Oui ! On en connaît tous, des filles comme ça, qui sont loin d'être des clichés d'elles-mêmes.
Inspirée par Pierre Lemaitre et Ken Follett
Dans Nous sommes cruels (2), vous revisitiez Laclos, dans Nous vieillirons ensemble (3), vous vous fixiez des contraintes littéraires à la Perec... Sous quel haut patronage d'écrivain·e se situerait cette Inconnue ?
Pierre Lemaitre ou Ken Follett, les dieux de la saga ! Pendant deux ans, lectrice compulsive, je n'ai lu que ça, cette littérature aux structures très nettes, hyper romanesque, à suspense, qui fait fureur en Relais H.
Depuis 1996, vous écrivez un journal : comment cet exercice très quotidien dialogue avec votre travail de romancière ?
Si quelqu'un lisait mon journal, il se dirait : mais quel ennui ! De manière militaire, j'y écris cinq lignes par jour, que ce jour soit celui de mon accouchement ou un dimanche à glander. Il raconte aussi l'écriture dans ce qu'elle a d'abominable : "Aujourd'hui, j'ai jeté tout ce que j'avais écrit", "j'y arriverai jamais", "je ferais mieux de me trouver un autre métier, ma mère m'avait prévenue", avec parfois, quand même, quelque chose comme "ça y est, je tiens un personnage !"
1. Éd. Le Livre de Poche.
2. et 3. Éd. Stock.
L'Inconnue du portrait, éd. Calmann-Lévy, 21,50 €.
Cette interview a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 858, daté mars 2024.