Parce que je m’apprête présentement à rédiger un article sur la vulnérabilité (c’est du moins ce que ma rédactrice en chef m’a demandé de faire), je vais prendre le risque périlleux de l’amorcer par une confidence, un aveu peu glorieux, dans lequel je l’espère vous saurez peut-être vous retrouver. Allez, je me lance !

J’ai beau être journaliste, devoir manier des mots et des concepts pour payer mon loyer, je n’avais jusqu’à récemment aucune idée de ce que voulait dire le terme "vulnérabilité." Je l’associais vaguement à une forme de fragilité, d’une certaine emprise au danger, sans vraiment cerner de quoi il en retournait, ni la façon dont “ce truc” s’exprimait. Je n’aurais pas pu vous dire s’il s’agissait d’un état de fait, d’une émotion, d’un sentiment et encore moins imaginer que cela pouvait être une source d’épanouissement. Le mot ne faisait d’ailleurs pas partie de mon vocabulaire.

Vidéo du jour

Bref, j’étais ignare et pas fière de l’être. Du coup, lorsqu’au détour d’un énième apéro-zoom confiné, deux amies anglo-saxonnes ont passé 45 minutes, à s’euphoriser sur le dernier talk-show Netflix consacré à la chercheuse en sciences sociales américaine Brené Brown et sa révolutionnaire théorie sur le pouvoir de la vulnérabilité, je me suis contentée de hocher la tête d’un air entendu, sans n’avoir aucune idée ni de qui ni de quoi elles étaient en train de parler.

Ou comme le dirait cette nouvelle gourou du bien-être à l’américaine, je n’ai pas voulu admettre et dévoiler ma vulnérabilité en avouant à mes amies mon ignorance sur le sujet, et potentiellement me soumettre à leur jugement en m’affichant sous une facette que je juge peu reluisante : une fille qui ne sait pas tout sur tout. Et c’est sur ce point que, là encore, j’avais tout faux.

De la honte à la vulnérabilité

Car tel est le postulat de cette Texane dont la conférence TedX sur la vulnérabilité dépasse aujourd’hui les 52 millions de vues : non seulement la vulnérabilité n’est pas une faiblesse que l’on doit cacher sous un masque social de confiance en soi et d’apparente toute puissance, comme nous y incitent nos sociétés contemporaines et autres dictatures du like 2.0, mais il nous faut l’accueillir, l’assumer et la dévoiler de façon explicite pour espérer vivre en paix avec nous-mêmes et, surtout, avec les autres.

“Dans notre culture, nous associons la vulnérabilité aux émotions que nous voulons éviter comme la peur, la honte et l'incertitude. Pourtant, nous perdons trop souvent de vue le fait que la vulnérabilité est aussi le berceau de la joie, de l'appartenance, de la créativité, de l'authenticité et de l'amour”, explique Brené Brown lors de sa prise de parole ultra-médiatisée.

Pour pouvoir entretenir des relations avec les autres, nous devons nous montrer tels que nous sommes.

Dans le cadre de sa théorie de la résilience à la honte SRT, publiée en 2007, la chercheuse a en effet tenté d'explorer comment les gens réagissent à la honte et quelles stratégies ils utilisent pour surmonter cette émotion qu’elle décrit comme étant universelle. Des recherches réalisées à travers une série d’entretiens lui ont ainsi permis de comprendre que non seulement la honte peut finalement se résumer à la peur de l’isolement, de l’inadéquation au groupe (parce que l’on serait trop gros, trop mince pas assez intelligent, pas assez riche), mais surtout, que c’est seulement en la reconnaissant, en analysant les facteurs qui y conduisent, que l’on pourra susciter l’empathie et ainsi se reconnecter avec ceux qui nous entourent.

“C’est finalement l’idée que, pour pouvoir entretenir des relations avec les autres, nous devons nous montrer tels que nous sommes. C’est ça la vulnérabilité”, résume-t-elle dans la conférence TedX, tout en citant d’innombrables situations du quotidien où la vulnérabilité s’invite sans que l’on s’en rende compte. Aimer sans certitude de l’être en retour, prendre une initiative tout en redoutant d’être rejetée, demander de l’aide et craindre d’importuner, accepter un diagnostic médical ou un licenciement compromettant... le verdict de la chercheuse est sans appel, nous vivons dans un monde vulnérable qui, par ailleurs, s’échine à l'anesthésier, à coups de selfies retouchés et de post Linkedin egotiques. Alors qu’en réalité, on aurait tout à gagner à la galvaniser.

Une condition de la nature humaine

Du latin “vulnus” qui signifie blessure, la vulnérabilité est plus communément admise comme étant une exposition à la blessure, une crainte d’être heurté physiquement et psychologiquement.

Si on tend à la résumer à une fragilité que l’on se traîne comme un boulet tout au long de notre vie, elle serait au contraire indissociable de la condition humaine. C’est du moins ce qu’assurent bon nombre de psychologues et autres experts des sciences humaines. “Selon le philosophe Paul Ricoeur, l’homme est à la fois celui qui est capable mais aussi celui qui souffre. L’homme contient l'idée d’agir et celle de souffrance : c’est un tout”, explique la philosophe Marie Robert dans son podcast Philosophy is Sexy.

“Une telle conceptualisation de l’homme est intéressante dans le cadre d’une réflexion sur la vulnérabilité : nous restons les mêmes malgré et avec notre vulnérabilité. C’est un simple va-et-vient entre deux temps différents de notre vie”, precise-t-elle, invitant ses auditeurs à prendre le temps d’admettre et reconnaître leurs blessures, sans peur ni crainte d’être jugé, avant de pouvoir réparer cet état.

Par ailleurs, la vulnérabilité tendrait à façonner notre humanité en nous désignant finalement notre sensibilité, notre capacité à être touché par les autres, par ce qui vient de l’extérieur. “D’ailleurs, les Grecs accordaient une grande sagesse à la vulnérabilité car c’est l’occasion d’être en interaction avec ce qui nous entoure, avec la nature, avec ce qui nous traverse... sans être isolé dans notre tour d’ivoire”, rappelle Marie Robert, pour qui la vulnérabilité ne se limite pas à la fragilité : au contraire, elle est là pour l’accueillir et la dépasser.

Une source de guérison émotionnelle

En ce sens, la vulnérabilité serait une force, une audace, qu’il faudrait cultiver et non empêcher si l’on souhaite guérir de ses blessures, en osant se détacher de son masque social et de l’image de soi verrouillée que l’on tend à renvoyer à nos semblables.

Il faut être capable de dire que nous sommes vulnérables, éreintés, sans douter que cela fasse l’objet d’une domination à venir ou une honte ou une défaite.

“Quand on ose répondre autre chose que “oui ça va super”, il suffira peut-être d’un geste, d’un silence pour que l’on dépose cela à l’autre et que ça aille mieux. On attend souvent de l’autre qu’il prenne conscience de son rôle, que l’on a besoin de lui, sans le lui dire, mais il faut être capable de dire que nous sommes vulnérables, éreintés, sans douter que cela fasse l’objet d’une domination à venir ou une honte ou une défaite. Au contraire, si l’on refuse de dire la blessure, elle va se creuser. L’exprimer sera la manière de la dépasser”, détaille la philosophe.

En cessant de “faire semblant” en somme, nous permettrions à l’autre de nous atteindre, de susciter son empathie et ainsi l’aider à nous aider en quelque sorte. C’est grâce à la vulnérabilité que les individus peuvent définir leurs interactions et exercer leur responsabilité les uns vis-à-vis des autres. “Si je suis face à quelqu’un qui me dit qu’il est vulnérable, quelque chose s’enclenche en moi, je me sens responsable de lui : ce n’est pas de la domination, ce n’est pas du conseil, c’est juste être là et faire face ensemble à ce moment de souffrance. Qu’importe que le ciel soit bas si on l’éclaire ensemble !”, résume Marie Robert.

La pierre angulaire des relations humaines 

Une conception intellectuelle que partage le philosophe français Charles Pépin qui, dans son dernier ouvrage, La Rencontre (Allary, 2021), présente la vulnérabilité comme l’un des éléments indispensables aux relations sociales, qu’elles soient amoureuses ou amicales.

“L’empathie, le partage, sont difficiles quand chacun s’accroche à son image et refuse de se dévoiler. Lorsqu’en revanche, nous assumons nos doutes et nos craintes, lorsque nous osons les confier à autrui, cessons de tout calculer, de nous demander comment chaque mot sera reçu, alors un espace s’ouvre et la rencontre devient possible. En se montrant vulnérable, ou plutôt en cessant de masquer sa sensibilité, on permet à l’autre de nous atteindre, on devient intéressant, touchant. Il suffit parfois de se détacher du social pour s’attacher aux autres”, écrit-il.

Nous pouvons en effet dévoiler nos faiblesses et donner l’occasion à autrui, non pas d’affirmer son ascendant, mais d'exprimer son empathie.

Autrement dit, oser se montrer tel que nous sommes, avec nos défauts et nos faiblesses parfois les plus intimes, permet de briser un jeu de postures et de rôles sociaux qui font habituellement barrage à la création de relations profondes et authentiques, d’autant plus que prendre cette initiative incitera l’autre à faire de même dans un élan de réciprocité.

Dévoiler sa vulnérabilité serait d’ailleurs un bon test pour évaluer la nature de vos échanges avec une personne donnée, en observant les réactions que nos confidences peuvent susciter chez elle.

“Nous pouvons en effet dévoiler nos faiblesses et donner l’occasion à autrui, non pas d’affirmer son ascendant, mais d'exprimer son empathie; alors il peut devenir notre ami", soutient Charles Pépin. Et de citer ensuite Adorno : "Tu n’es aimé que lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer une réaction de force". 

L'auteur et philosophe rappelle aussi la nécessité de partager ses tourments avec tact et délicatesse, sans prendre son interlocuteur en otage ou en dénigrant son potentiel ressenti. “There is a crack in everything, that’s how the light gets in*”, conclut-il en citant la fameuse chanson Anthem de Leonard Cohen.

Car si l’amour comme l’amitié peuvent effectivement venir sublimer nos vies, encore faut-il que l’une de nos failles les laisse généreusement entrer. C’est peut-être aussi ça, le super-pouvoir de la vulnérabilité.

*Traduction :"Il y a une fissure dans tout, c'est comme ça que la lumière entre".