On dit souvent que la vie ne tient qu’à un fil, mais on a souvent tendance à oublier qu’elle se joue aussi sur une rencontre. Une leçon que les photographes Mert Alas et Marcus Piggott ont retenue depuis leur rencontre lors d’une soirée en 1994. À l’époque, Alas, né en Turquie, venait de finir ses études de musique classique dans son pays natal. Piggott quant à lui avait déjà un pied dans la photo en tant qu’étudiant en art et assistant de photographe.

Le soir de leur rencontre, c’est comme si toutes les pièces du puzzle trouvaient leur ordre naturel. “Nous avons commencé par parler d'abord de photographie et d'art, de films, nous aimions les mêmes artistes, les mêmes films. Nous avions tous les deux un côté sombre et romantique et une folie similaire”, confiera Mert Alas à Riccardo Tisci pour Interview Magazine.


Rapidement, ils comprennent qu’ils doivent collaborer ensemble nous faisant presque croire au mythe de l’amour mis au point par Platon; deux êtres séparés qui parviennent enfin à se retrouver pour ne former qu’un être complet. “Nous avons l’idée ensemble, nous photographions ensemble, on s’échange l’appareil parce qu’il n’y a qu’une seule caméra sur le set. Il va dire “ donne-moi la caméra, j’ai un angle intéressant” et vice-versa. Ensuite, nous éditons ensemble et travaillons avec une équipe d’artistes, d’artistes numériques et d’imprimeurs. Nous parcourons tous les détails nous-mêmes”, explique Alas lors d’une interview pour le Time.

Les années 90 ont été un moment privilégié pour nous tous. C'était la naissance de la nouvelle langue dans l'art et la mode. Il s'agissait de briser les règles, pas les records de vente.

Vidéo du jour

Une manière de travailler presque organique, en symbiose, malgré les disputes, que le duo maintient depuis maintenant plus de vingt ans. Au moment où ils se sont lancés, au milieu des années 90, la mode est en plein mouvement Héroïne Chic qui valorise les corps androgynes, émaciés, une vision nihiliste de la beauté représentée auparavant par Claudia Schiffer ou encore Cindy Crawford. De ce mouvement, ils garderont une sensibilité gothique, une violence latente et un romantisme ténébreux.


Il y a quelque chose de punk dans les visuels qu’ils développent, punk parce qu’ils apprennent sur le tas et ensemble en faisant des tests innombrables, mais aussi parce qu’avec eux, l’image n’est jamais ce qu’elle semble dire au premier abord. La technique est une chose, mais ce qui compte à leurs yeux, c’est la photo en elle-même. On parle d’une époque où la créativité prenait le pas sur le marketing, où tout était possible.

“Les années 90 ont été un moment privilégié pour nous tous. C'était la naissance de la nouvelle langue dans l'art et la mode. Il s'agissait de briser les règles, pas les records de vente. C’est maintenant très conscient du marketing - plus d’erreurs, plus d’accidents. Nous devons vraiment lutter contre cela. Nous ne pouvons pas avoir d’art programmé et vendu. Nous devons être inspirés pour inspirer, et les règles ne sont pas inspirantes”, professait Mert Alas à Interview.

Une certaine vision du corps féminin

S’il y a bien une chose qui caractérise leur approche de la photographie, c’est leur vision du corps féminin. Ces dernières années, la mode s’est fortement débattue avec l’idée de “male gaze” et s’évertue à laisser une place plus prépondérante au “female gaz”. En d’autres mots, ne plus seulement mettre en avant une image sexualisée de la femme à la porno chic. Ce qu’il y a d’intéressant avec le travail de Mert & Marcus est, qu’au premier abord, on pourrait les accuser d’avoir défendu une vision entendue du corps féminin. Mais leur photographie se défend de faire de la femme un simple objet.



Que ce soit dans la sélection de leurs modèles comme Saskia de Braw, Naomi Campbell, Kate Moss, Lara Stone ou Léa T. ou dans l’univers dans lequel ils les font évoluer dans leurs séries : la femme est forte, dominante. Elle n’est jamais livrée à elle-même ou alors d’une manière sombre, qui interroge autant le regard des photographes que celui de la personne qui regarde la photographie. On pourrait parler d’une photographie “in the face”, qui vous regarde droit dans les yeux, qui soutient le regard et empêche de fuir l’image.

Nous aimons une femme qui a des couilles, qui a une identité, un pouvoir, une force, une autorité plutôt que d'être une figure douce et féminine.

Marcus Piggott pour le Time : “Je pense que c'est un goût personnel. Nous avons tous les deux eu des mères très fortes et cela a eu une grande influence sur le type de travail que nous faisons. Mais je pense que c'est ce qui nous attire. J'aime une personne forte, intelligente et puissante que ce soit un homme ou une femme”.

Alas renchérit : “ J'aime une femme quand je ne la définit pas uniquement comme sa sexualité, mais aussi en définissant sa bravoure. Pour moi, il y a deux types de nus : vous pourriez être une fille sexy ou vous pourriez être complètement nue et ne pas être la sexy à laquelle nous pensons tous. Nous aimons une femme qui a des couilles, qui a une identité, un pouvoir, une force, une autorité plutôt que d'être une figure douce et féminine”.

Vendre le rêve

Si la place des femmes ne correspond pas à ce que l’on attend habituellement d’une photographie de mode, c’est aussi parce que dans le travail de Mert & Marcus, le fantasme prend le pas sur la réalité. Touche de couleurs, situations surréalistes, références à des moments mythologiques... Leur imaginaire semble un terrain de jeu inépuisable. Piggott pour le Time : “C'était un peu comme suivre nos fantasmes et nos rêves, tomber dans cela, ne pas être concerné par la réalité, vous savez ? Nous sommes des artistes, nous ne sommes pas des journalistes, nous sommes censés vendre des rêves. Pour nous, c’était comme si nous rendions le ciel rouge ! Agrandissons ses yeux».

C'était un peu comme suivre nos fantasmes et nos rêves, tomber dans cela, ne pas être concerné par la réalité, vous savez ?

Il y avait des détails que vous pouviez changer et à la fin, ce n'est pas si faux que les gens pensent « Oh mon dieu, c'est comme un dessin », c'est à la limite, alors vous avez envie, c'est un rêve. Notre photographie a un sens onirique : comment pouvons-nous représenter des rêves sombres d'une belle manière, dans de beaux emballages ? Donc, vous le regardez, vous l’aimez, il y a des ténèbres. C’est un camouflage de notre côté obscur”. Une idée que retranscrit parfaitement l’ouvrage édité par Taschen qui revient sur les deux décennies de carrière du duo. 300 pages qui explorent leur rapport au désir, à la mort, au pouvoir, au fantasme, à la nudité… Si Mert & Marcus restent des figures incontournables de l’industrie actuelle, c’est qu’ils ont su créer un univers à part basé sur l’idée que la mode doit offrir un rêve non pas un produit.



Mert Alas & Marcus Piggott
Éditions Taschen - 60€