La mode semble s’être mise d’accord à l’international pour nous faire vivre un mois de septembre historique. Si déjà ce mois occupe une place majeure dans le calendrier de la mode puisqu’il lance les Fashion Week, il semble également cette année se placer sous le signe de l’inclusivité. Et ce ne sont pas les magazines qui vont nous contredire. Cette année, les femmes racisées possèdent plus de 50% des covers des magazines de mode contrairement à la moyenne de 26% habituelle. Beyoncé pour le Vogue US, Slick Woods au Elle UKRihanna au British Vogue, Tracee Ellis Ross pour le Elle Canada, Tiffany Haddish pour le Glamour US… Une première d’envergure surtout quand on sait que les numéros de septembre sont les plus gros numéros de l’année. Ce n’est pas pour rien que le documentaire de RJ Cutler se nomme le « Septembre issue ». 


Dernière sur la liste ? Nicki Minaj. Rappeuse aux disques de platine et première du genre à trouver sa place en couverture d’un magazine de mode. Et c’est le Vogue Arabia qui a pris les devants. "L'industrie de la mode a collaboré avec succès avec des artistes de rap, car ils attirent les jeunes consommateurs de luxe et l'influence mondiale. En 2018, nous ne sommes pas seulement obsédés par leurs paroles, nous prenons également leurs notes de style", explique Manuel Arnaut, rédacteur en chef du magazine. "Pour nous, Nicki Minaj incarne tout ce qui fait le succès de ce cross-over industriel. Elle est l'auteure et la productrice de la plupart de ses œuvres. Elle est une rappeuse aux albums de platine, une femme d'affaires couronnée de succès avec des lignes de vêtements, de parfums et de boissons, et a figuré sur la liste des 100 personnes les plus influentes de Time. En d'autres termes, c’est la patronne."

Vidéo du jour

Les consommateurs de luxe de cette période écoutaient les compilations Bouddha Bar ou Lenny Kravitz, maintenant, ils se prennent pour des rappeurs et veulent s’habiller comme eux.

Partenaire particulier

Le magazine qui fête également sa première année d’existence et son deuxième numéro de septembre a donc parié non seulement sur une femme noire, mais aussi sur une artiste venant d’un style musical que la mode a très longtemps mis au ban. À l’orée des années 90, alors que le mouvement hip-hop s’est imposé dans la culture mainstream, les marques et plus généralement le luxe, font tout leur possible pour ne pas être affilié à ce nouveau genre. Lacoste, Louis Vuitton mais aussi des marques d’alcool de luxe comme le champagne Cristal Roederer ou le cognac Courvoisie pour qui être apprécié des rappeurs revient à être déclassé. 

"À l’époque, la cible des marques, ce n’était pas les fans de hip-hop d’où leur désintérêt", commence Nicolas Dureau, directeur de la mode au sein du magazine indépendant Modzik avant d’ajouter, non sans humour, "Les consommateurs de luxe de cette période écoutaient les compilations Bouddha Bar ou Lenny Kravitz, maintenant, ils se prennent pour des rappeurs et veulent s’habiller comme eux". En cause aussi selon lui, les revendications sociétales portées par le hip-hop : "Les marques n’étaient sûrement pas prêtes à être représentées par des acteurs du rap, qui est un courant artistique de revendication à la base. La mode était alors un milieu peut-être trop snob pour se mélanger au hip hop, milieu marginal et trop bling-bling notamment pour les marques de luxe françaises. Il faudra attendre le milieu voire la fin des années 90, quand la mode devient elle-même bling avec le mouvement porno chic, pour que les chosent changent". 



En 1995, Tupac Shakur, rappeur mythique de la scène West Coast, défile pour la collection Automne-Hiver 96 de Versace. Un rapprochement pas si étonnant tant la marque évoque, entre autres, aux rappeurs l’Italie bling et violente de la mafia. Dès les années 2000, les rappeurs à l’instar de Puff DaddyPharell Williams, Kanye West se retrouvent en Front Row aux défilés Dior, Vuitton ou encore Givenchy. Une amorce qui n’a pourtant pas révolutionné les rapports entre les industries du hip-hop et de la mode tant il reste difficile pour de nombreux rappeurs, en France surtout, d’être légitimé par une marque. Pourtant, la robe que Cardi B portait au Gala du MET en mai dernier était déjà un premier indicateur que les marques de luxe n’allaient pas avoir d’autres choix que de s’intéresser aux rappeuses pour rester pertinentes. Habillée en Moschino par Jeremy Scott, cette tenue princière et imposante ne cachait malgré tout pas le fait que Cardi B et Nicki Minaj, en Oscar de la Renta, étaient les deux seules rappeuses invitées. 

L’effet Lil’Kim

On est en 1999 et Alexander McQueen reçoit des mains de Lil’Kim le Prix du Designer Avant-Garde de l’année au VH1/Vogue Fashion Awards. Le designer se prosterne devant elle et lui déclare son admiration. On pourrait estimer cette rencontre surprenante et pourtant  "la première rappeuse à porter du Chanel" n’en n’est pas à son premier coup d’essai dans l’industrie. Les marques de luxe, elle les chantent autant qu’elle les porte ; Prada, Gucci, Dior, Chanel, Versace et Louis [Vuitton] se retrouvent sur son titre Heavenly Father. Elle est aussi de tous les Front Row qui comptent à la Fashion Week de New-York comme Marc Jacobs et Jeremy Scott et fait vanter ses mérites par Donatella Versace ou encore Giorgio Armani.  

Le rap a été dominé par les hommes, mais il y a eu une époque où les femmes étaient beaucoup plus présentes.


Si ses looks faisaient souvent scandale sur le tapis rouge, sa cover pour Interview magazine où elle apparaît apparaît nue, seulement recouverte du Monogramme Vuitton est iconique et l'affirme comme figure dominante dans une industrie fortement masculine. Erik Nielsonjournaliste musique pour NPR, le résume ainsi : "Le rap a été dominé par les hommes, mais il y a eu une époque où les femmes étaient beaucoup plus présentes". Précisant : "La décennie qui a précédé 2003 a été la dernière où une chanteuse a eu un album de platine avant Nicki Minaj en 2010". Cette artiste, c’est Lil’Kim qui auprès du trio Salt-n-Pepa, Eve, Lauryn Hill, Missy Elliot, Aaliyah ou encore Foxy Brown a poussé le rap à prendre en compte, du moins en partie, un point de vue féminin. Plus tard, Aaliyah devint égérie pour une campagne Tommy Hilfiger en 96 tandis que Foxy Brown "l’icône la plus moderne du 21e siècle", comme l’a appelé John Galliano, se retrouve elle aussi en Front Row pour Dior, Zac Posen, Marc Jacobs et décroche une campagne pour Calvin Klein en 99.

Les rappeuses, représentantes d’une autre féminité ?



Dans les années 2000, le rap est moins prégnant dans la culture mainstream et donc devient moins intéressant pour les marques. L’heure est au rock, et les années de faste de la mode bling laissent place à l’esthétique plus glacée de l’Héroïne Chic et du minimalisme. Pas difficile alors de comprendre pourquoi l’intérêt renaît aujourd’hui. Début d’année, la presse s’empresse d’ébruiter les recherches avancées de Nielsen, compagnie d’analyse de données. Celles-ci révèlent qu’en 2017, le hip-hop a dépassé le rock et est désormais le genre musical le plus populaire à travers le monde. "Les rappeurs sont les nouveaux modèles du cool. Les nouveaux Kate Moss si on veut. Les marques de luxes sont un peu comme des 'cool mum' qui cherchent à se mettre au goût du jour en regardant dans l’iPod de leur fille ce qu’elles doivent écouter", analyse Nicolas Dureau. Mais pour les femmes rappeuses, ce n’est pas encore gagné : "Nicki Minaj est acceptée par des marques de luxe dont Chanel, mais elle fait partie des rares rappeuses à l’être contrairement aux rappeurs, de Travis Scott au crew des ASAP en passant par le trio Migos qui sont fortement courtisés par les marques". 

Il faut dire aussi que pour l’instant, les rappeuses ayant suffisamment de visibilité sont rares. Et si dernièrement des rappeuses comme Princess Nokia, Remy Ma ou encore Stefflon Don font leurs armes, elles restent, à l’heure actuelle des artistes niche. Mais c’est sans doute aussi parce que l’image tomboy ou de sexualité assumée que renvoient les rappeuses ne correspond pas forcément avec l’image de la féminité que veulent renvoyer les labels de luxe. "Les marques doivent certainement se faire violence pour surfer sur les goûts de ces fameux Millenials qu’elles essaient d’atteindre. Être représenté par des femmes qui jurent, appartiennent à une classe sociale différente de leur clientèle habituelle ou qui fume des joints en public, ça doit leur faire tout drôle. J’ai notamment en tête Rihannaambassadrice de la Maison Dior", réfléchit Nicolas Dureau. Dolorès Bakèla, journaliste et co-fondatrice de L’Afro, rebondit : "Rihanna, c’est autre chose pour moi. Les marques ont compris qu'elle avait une forte audience , jeune, féminine notamment sur Instagram. S'associer à elle permet aux marques, dont Dior, de renouveler leurs cibles sur des produits simples qui permettent de faire du chiffre et de se donner une image cool par la même.

Avant de conclure : "La cover de Nicki Minaj par Karl Lagerfeld, est une nette évolution. Un revirement que Minaj a entâmé il y a quelques années, laissant derrière elle sa posture de Barbie façon Kardashian. Elle se distance donc d’artistes comme Cardi B ou Lil’Kim dont la sexualisation est beaucoup plus prégnante". Minaj en parlait déjà dans un entretien pour le Elle US en juin dernier : "J'aime être sexy; Je ne vais jamais cesser d'être un exhibitionniste. [...] Mais pas besoin d'ouvrir ses jambes pour réussir". En d’autres mots, les marques ne sont pas les seules à changer, les artistes aussi. Et pour que les femmes rappeuses puissent trouver leur place sous le soleil du luxe, il semblerait qu’il leur faille rentrer dans les rangs.