Au premier coup d’oeil, notre regard s’empare de ces saisissantes compositions florales aux pétales flétrissants. Shootés par Willy Vanderperre pour la nouvelle campagne Raf Simons dévoilé fin juin dernier, ces clichés à l’esthétique picturale jouxtent des portraits de jeunes hommes aux airs tourmentés, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Robert Mapplethorpe, époque Chelsea Hotel. Un détail pourtant nous a échappé. Un billet rouloté, un sachet en plastique vide ou encore une longue feuille OCB : les photos sont parsemées de subtiles références à la consommation de stupéfiants. Une façon métaphorique d’évoquer le tabou de la dépendance aux opioïdes, thème controversé de cette collection automne-hiver 2018, présentée en février à New York. Intitulé “Youth in Motion”, ce nouvel opus du créateur belge s’inspire sans détour de l’univers toxicomane, sérigraphiant sur des hoodies noirs des images du film culte “Drugs” ou le nom de “Christiane F.” , le tout rythmé par les mots “LSD”, “XTC”, “GHB” floqués ci et là sur ces pièces masculines aux teintes acides. 


Problème ?
 Bien que Raf Simons se soit fendu d’un communiqué expliquant sa volonté de mettre en lumière nos relations conflictuelles avec la drogue, beaucoup y ont vu une énième façon de banaliser, voire de glamouriser, l’usage de substances narcotiques. “Dans le contexte d'une crise sans précédent aux Etats-Unis (en 2016, 42 000 personnes sont mortes d’overdose ndlr), le fait de réduire l'usage de drogue et la dépendance à une collection de sweats et d’écharpes imprimés, à mon avis, me semble erroné. Les millions de personnes qui souffrent de troubles de toxicomanie méritent plus qu'un sweat-shirt où il est écrit “drogues”.” accuse Tyler Watamanuk dans le magazine britannique Dazed.


Fashion addict(s)


Raf Simons n’est pourtant pas le premier (ni certainement le dernier) à inviter les substances illicites dans l’univers stylistique, quitte à en faire de douteux objets de désir. Fin 2017, le collectif Vetements (et son mauvais goût revendiqué en guise de direction artistique) proposait sur le site Ssense.com le Snuff Necklace, un collier en laiton doté d’une mini-cuillère à cocaïne, deux ans après avoir lancé un pendentif “grinder” en or massif au prix modique de 525€. Quelques mois plus tôt, c’est la collection Rave de Marc Jacobs qui créait l’évènement, dont les robes imprimées de pilules aux supposées vertus psychotropes n’étaient pas sans rappeler la collection Capsule (vous l’avez ?) de Moschino aux innombrables gimmick drogue-friendly. On se souvient également d’Alexander Wang qui, en 2016, inondait les newsfeeds Instagram de sa collection embellie de feuilles de cannabis faussement provocantes, dans un contexte de légalisation en Californie et au Massachussets. 

Vidéo du jour


Autant d’exemples qui, en dépit de leur apparent caractère anecdotique, sont le reflet d’un phénomène symptomatique de l’industrie du luxe, entre esprit de provocation et banalisation de pratiques addictives devenues légion. Difficile en effet de mentionner le gotha modeux sans évoquer ses narcotiques consommations, aux conséquences parfois fatales. En 2011, John Galliano avouait, pendant sa comparution pour injures antisémites, être un toxicomane et souffrir d’une triple addiction à l’alcool, au valium et aux somnifères. Une année plus tôt,  Alexander McQueen mettait fin à ces jours suite au décès à sa mère, après deux tentatives échouées par overdose de cocaïne. Une disparition tragique qui bouleversa profondément les personnalités du milieu. “La consommation de drogues dans l'industrie de la mode a toujours été plus répandue que quiconque ne l'admettra, mais tout ça, c’est balayé sous le tapis. Et ce n’est pas beau à voir.” confiait déjà en 2005 Long Nguyen, le rédacteur en chef de Flaunt Magazine dans un entretien au New York Times. Cette année-là, Kate Moss est filmée à son insu en train de sniffer de la cocaïne. Un scandale mondial, qui dépasse les frontières des backstages et autres petits cercles modeux. La diffusion de la vidéo lui coûte à l’époque 4 millions de dollars en contrats juteux.

"Heroïne Chic"


Paradoxalement, c’est la même Brindille, alors frêle égérie Calvin Klein, qui avait contribué dans les années 90 à populariser l’“Héroïne Chic”, cette allure à l’androgynie osseuse et aux canons de beauté nihilistes diffusée par l’imagerie mode de l’époque. Les visages sont émaciés, les teints blafards, les positions allongées plus qu’évocatrices : les mises en scène ne sont pas sans rappeler les clichés de la jeunesse droguée immortalisés par Larry Clark ou Nan Goldin, comme le précise alors Libération. Une esthétique d’emblée dénoncée par la presse et les associations anti-drogue, que l’on retrouvait encore hier dans les clichés d’Hedi Slimane pour Saint Laurent, mais qui à l’époque, est portée par une jeune garde de photographes, les frères Sorrenti en tête. Problème : en 1997, Davide, alors â de 20 ans, meurt d’une overdose d’héroïne. "Vous n'avez pas besoin de glorifier l'addiction pour vendre des vêtements", dénonce publiquement Bill Clinton, alors résident en chef de la Maison Blanche en guerre ouverte contre les cartels de drogue sud-américains. 



« Ces photos ne sont pas là par hasard. Elles racontent ce qui se passe dans le monde qui les entoure. Y voir une promotion de la drogue, c'est faire un grossier contresens.» rétorque à l’époque Kate Betts, rédactrice mode chez Vogue. De son côté, face à des journalistes et une opinion publique américaine scandalisés, Calvin Klein joue la carte du mea-culpa. "Les gens ont vraiment été clairement contrariés par l'héroïne chic" expliquait-il en 1998 au New York Times. "Nous pensions que c'était créatif, mais c’était perçu comme de la toxicomanie. Les gens ne voulaient pas de ça.” Ironie de l’histoire, 20 ans plus tard, c’est l’homme à la tête de la direction artistique de Calvin Klein, Raf Simons, qui fait l’objet des mêmes accusations avec sa collection “Youth in Motion” mentionnée en introduction. Ou quand la mode se fait éternel recommencement.