Les week-ends de printemps, c'est sur les bords de Seine que les jeunes couples de Corbeil-Essonnes, au sud-est de Paris, se baladent. La plupart se sont rencontrés au lycée, aux bords des terrains de basket de la ville, ou lors d'une virée entre amis au centre commercial Carré Sénart. De là, ils se sont échangé leurs comptes Snapchat, ont fait plus ample connaissance sur la Toile, et avec l'arrivée des beaux jours, les rivages de cette ville de banlieue de cinquante mille habitants leur servent de cadre naturel à une escapade romantique de proximité.

Dans ce décor bucolique où ruissellent les branches d'arbre sur l'eau et glissent des lignées de cygnes, on se tient par la main ou bras dessus, bras dessous, et on s'échange quelques baisers tendrement déposés sur le front ou la joue. Ici, tout cela est permis, mais pas dans les "quartiers".

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À la Péniche, la maison de quartier de Montconseil, l'une des zones sensibles de la ville, Assia, 21 ans, raconte : "Dans le quartier, les couples ne se font pas la bise, ils se "checkent". C'est la discrétion absolue, car les relations hors mariage ne sont pas autorisées. Même parler d'amour, c'est tabou. On a été éduqués comme ça. J'ai jamais vu mes parents s'embrasser ni se tenir la main. C'est une question de pudeur, de respect. Et puis ici, tout le monde se connaît, on a grandi ensemble, il y a la crainte de la rumeur. Les choses se passent ailleurs".

Ailleurs, ce sont les autres quartiers, mais aussi les villes de banlieue environnantes, et puis Paris, à quarante-cinq minutes en RER, avec une prédilection pour les Champs-Elysées. 

C'est la discrétion absolue, car les relations hors mariage ne sont pas autorisées. Même parler d'amour, c'est tabou. On a été éduqués comme ça.

C'est aussi regarder ailleurs, en choisissant un "date" d'une autre ville comme s'y est résolue Sihem, 17 ans : "Moi, je ne parle plus avec les mecs de Corbeil. Je déteste que tout le monde connaisse le mec que je fréquente, les rumeurs, tout ça. Si tu parles avec quelqu'un de plus loin, c'est sûr qu'il n'y aura jamais de problème."

Plus c'est sérieux, plus il faut se cacher

Autant de stratégies de contournement pour que jeunesse se fasse. A fortiori lorsque les amoureux viennent de quartiers rivaux, se livrant à des rixes ancestrales, en l'occurrence les Tarterêts et Montconseil. C'est le cas de Mehdi, 23 ans, et de sa petite amie rencontrée au lycée Doisneau. "Un mec peut sortir avec qui il veut mais pas une fille. Si ça se sait qu'on est ensemble, elle pourrait avoir des problèmes avec les mecs de son quartier, car ils ont des histoires avec nous. Dans un futur proche, on voudrait se marier, alors il faut qu'on se fasse discret. Plus c'est sérieux, plus il faut se cacher. Et on déclarera notre union au dernier moment, pour éviter que les fuites fassent péter notre relation".

À Corbeil-Essonnes, comme ailleurs, l'amour est à la fois un sentiment et un fait social. Aussi intime et personnel soit-il, le sentiment amoureux, et plus encore la manière de l'incarner, reflètent l'état d'une société. À travers le choix d'un partenaire, les lieux de rencontre, la manière de se mettre en couple et de l'exposer ou non, s'expriment l'appartenance à un territoire, une génération, les pressions familiales et communautaires, ou encore la place des femmes et des hommes dans la société.

On y lit aussi les mécanisme de reproduction et les espoirs d'élévation sociale. "Moi, je ne suis pas amoureuse des garçons, mais de l'argent, affirme fièrement Lamia, 19 ans, qui vit aux Tarterêts. Quand t'as une somme d'argent dans la poche, elle reste toujours la même, alors que les sentiments, ça disparaît. Les garçons d'ici, ils ont peu d'ambition. Même ceux qui sont mariés et qui ont des enfants, ils continuent de traîner en bas comme quand ils étaient ados. Si je veux m'en sortir, c'est par moi-même, en montant un business ou en faisant des études."

L'été approche, et bientôt la fête foraine prendra place au centre-ville de Corbeil-Essonnes. Sur ce terrain neutre et festif, le temps de quelques jours, les filles et les garçons d'ici et des environs vont s'inviter du regard, s'aborder et entamer un échange. Pour que peut-être naisse, plus tard, en dépit des interdits sociaux, une nouvelle histoire d'amour.

Reportage publié dans le magazine Marie Claire n°838, daté juillet 2022, paru en juin 2022

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Janelle, 19 ans en couple avec Elias, 18 ans : “Le feeling est directement passé”

Sandra Mehl

"On s'est connus en soirée chez des amis communs, il y a plus d'un an et demi. C'est allé vite, le feeling est directement passé, ça a été un vrai coup de cœur. Les bords de Seine, c'est le premier endroit de Corbeil où j'ai amené Elias, quand j'ai voulu lui faire découvrir ma ville. C'est mignon, sympa, on se sent loin de la ville.

Et puis tous ces arbres, ces feuilles, ça crée plus d'intimité. Comme je suis pudique et timide, c'est plus facile d'être à l'aise ici plutôt que dans un lieu où tu connais tout le monde. Sinon, quand je vais le voir chez ses parents, à Saint-Maur-desFossés, je dois monter jusqu'à Créteil avec le RER D et après je prends un bus. Ça prend une heure vingt de trajet.

À cause des transports, on n'est pas vraiment à côté en fait. Du coup, on se voit surtout à la fac. On étudie les mathématiques fondamentales, à Paris Diderot. À force de faire des maths, on acquiert une manière spéciale de raisonner. On a l'habitude de tomber sur un résultat juste, jamais approximatif. On n'est pas dans le “partiellement faux”, le “un peu rond”, il faut que tout soit carré.

Et donc dans la vie de tous les jours, on réfléchit un peu comme ça aussi. Par exemple, quand on se dispute, on laisse aucune chose en suspens, on clarifie tout et on clôt vite la discussion. On sait déjà comment ça va se finir. En fait, les disputes, on les règle un peu comme un problème mathématique."

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Farah, 23 ans en couple avec Ali, 24 ans : "On a attendu deux ans avant de le dire à nos parents"

Sandra Mehl

"vec Ali, on est amis depuis le collège et on a commencé à sortir ensemble au lycée. On a attendu deux ans avant de le dire à nos parents. Chez nous, on prévient nos parents au moment où on veut se marier.

Avant le mariage civil d'aujourd'hui, on a d'abord fait un mariage religieux. Normalement, on fait le mariage civil juste après, mais à cause du covid, on a dû le reporter deux fois. Et avant le mariage religieux, on a célébré nos fiançailles. Ma mère a voulu qu'Ali trouve un logement où il pouvait m'accueillir avant qu'on se fiance. On va habiter aux Tarterêts. Au début, nos parents étaient sur la réserve car on n'a pas la même origine. Je suis franco-algérienne et lui est d'origine turque. Les Turcs, on les appelle le "clan à part", ils se mélangent pas. C'est plus fréquent de voir une Arabe avec un Renoi qu'une Arabe avec un Turc, car avec les Africains, on a au moins la langue en commun.

Entre la culture d'Ali et la mienne, il y a beaucoup de différences, ne serait-ce qu'au niveau du mariage. Par exemple, chez eux, la mariée porte la même robe du matin jusqu'au soir, chez nous, on change sept fois de robe. Aujourd'hui, je vais en changer seulement quatre fois, histoire de trouver un juste milieu et de mélanger nos cultures.

Les Turcs font des mariages gigantesques. Ils invitent la famille, les amis, les amis d'amis, c'est toute la communauté qui vient. Même la boulangère est invitée. Nous, on invite juste la famille. Du coup, on va être sept cent cinquante. Et ce soir, dans la salle des fêtes, il y aura à la fois un DJ algérien et un orchestre turc pour que tout le monde s'y retrouve. C'est comme ça, un couple, c'est des compromis !"

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Nolane, 18 ans en couple avec Lucie, 23 ans : “Nos suçons, c'est comme un signe de possession”

Sandra Mehl

"Avec Lucie, on aime se faire des suçons. L'endroit pour les garçons, c'est sur le cou et le torse. C'est comme un signe de possession, ça veut dire : t'es à moi. Quand je me promène seul, je vais pas me faire accoster par une fille, car elle va directement voir que je suis en couple. Hier, on s'en est fait dix-sept sur le torse. Maintenant, j'ai deux colonnes vertébrales, une devant et une derrière.

Avant de la rencontrer, j'avais peur d'aimer. J'ai eu le cœur brisé et j'ai eu du mal à aller vers les filles après. J'avais peur qu'on me mente encore, j'avais peur d'accorder ma confiance.

Même l'été, pendant la saison de la drague, je ne voulais pas approcher de filles. Parce que ça donne une relation avec une personne que tu vas jamais revoir, ou une relation à distance. Si c'est pour se dire juste : “Ça va bébé ? Oui, je t'aime”, c'est pas la peine.

Quand je suis en couple, il y a trois choses qui comptent vraiment : la confiance, la complicité, le respect. Et avec Lucie, c'est le cas.

On s'est rencontrés à une soirée chez des amis. En passant du temps avec elle, je me suis senti bien, comme si je sortais de mon cocon. J'ai senti que c'était une fille bien, qu'elle n'allait pas faire les choses à l'envers, j'avais pas de doutes sur elle. Je fais un peu de rap, et là, je viens d'écrire un texte sur elle et moi : “Je pensais pas me remettre en couple jusqu'au jour où je t'ai rencontrée / T'illumines ma vie comme une ampoule, crois-moi, toi et moi ça va durer / Quand je suis avec toi je me sens bien / Tu me trouves à ton goût, ça je le sais bien / Je te ferai jamais de mal, ça tu le sais bien”."

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Margaux, 19 ans en couple avec Frédéric, 20 ans : "C'est devenu officiel le jour où on s'est embrassés"

Sandra Mehl

"On est ensemble depuis neuf mois, on s'est rencontrés grâce à des amis communs qui faisaient une petite soirée sur les bords de Seine. Quand Frédéric est arrivé en scooter, j'ai littéralement flashé sur lui, en mode “waw !” On a beaucoup parlé, on a joué au Uno ensemble et, le soir même, on a continué d'échanger sur Insta.

À partir de ce moment-là, on s'est écrit tous les soirs, et quatre jours après on s'est dit qu'on s'aimait bien. Le lendemain on s'est revus, et c'est la première fois qu'on s'est embrassés. Pour nous, c'est devenu officiel ce jour-là. Comme il travaille au carrefour de villabé, dans le rayonnage des boissons, je vais le voir à sa pause quand j'ai pas cours.

Sinon, je suis chez lui, le jeudi et le dimanche, ses deux jours de repos. quelques soirs, je dors chez lui aussi. Bref, on est presque tout le temps ensemble. Du coup, on a décidé d'emménager, au bas de Montconseil. On a trouvé un F2, avec une cuisine intégrée au salon et un balcon qui fait tout le long de l'appartement.

C'est la première fois que je vais m'émanciper. Mais ça m'empêchera pas de voir mes parents, qui habitent à côté. On va se partager toutes les charges, j'ai encore une bourse, et à la rentrée, je chercherai un petit boulot à côté de mes études de cinéma.

Pour le moment, on n'a pas vraiment de projets de vacances, mais on aura un chien quand on aura une maison. J'ai jamais été aussi épanouie. Je l'ai rencontré à un moment où j'étais au plus bas, comme dans une phase de dépression, où je n'avais plus envie de rien. L'avoir rencontré m'a fait tout oublier. Il m'a montré qu'il y avait de l'espoir. Et aujourd'hui, je me sens hyper heureuse."

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