Diplômée d’HEC et agrégée d’anglais, Laetitia Vitaud est spécialiste du futur du travail.

Auteure, journaliste et conférencière, cette féministe convaincue a publié Du labeur à l’ouvrage (Ed . Calmann-Lévy) et Faut-il avoir peur du numérique ? (Ed. Armand Colin), avant de remettre en question dans son essai éclairant, En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie du travail, (Ed. Payot), cette notion chère à nos économistes dans la doxa.

Un pays est productif, son PIB le prouve, un individu se doit de l’être dans un monde de plus en plus compétitif mais pour Laetitia Vitaud et certaines économistes jugées "hétérodoxes", la productivité est une notion patriarcale, inégalitaire et écocide à déconstuire.

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Dans notre monde très éloigné de l’ère industrielle du XIXe, et où la pandémie du Covid a fait ressurgir de nombreuses questions sur le travail, son organisation et sa définition, l’économie aurait besoin, dit notre essayiste, d’une bonne dose de féminisme. Pour devenir plus intelligente et plus humaniste et offrir au système sa capacité à surmonter la crise environnementale. Une lecture salutaire. Entretien.

Marie Claire : Vous écrivez : "J’ai longtemps été droguée à la productivité". Est-ce ce constat personnel qui vous a poussé à écrire ce livre ?

Laetitia Vitaud : Plus que mon addiction à en faire toujours, c’est la question du travail gratuit qui a été le déclencheur de ce livre. Je vis en Allemagne depuis deux ans. Les écoles y sont restées fermées bien au-delà du premier confinement.

Et si elles ont pu rester fermées pratiquement une année alors que ça aurait été impossible en France, c’est précisément parce que la majorité des mères sont soit à temps partiel, soit à la maison.

Tout le système est conçu et repose sur l'investissement maternel, incompatible avec une vie productive, valorisante, rémunérée… On en a fait les frais avec mon conjoint. Impossible d'être pleinement dans son travail quand on doit gérer toutes les charges et les corvées et que rien n'est fait pour nous aider dans une société où tout repose sur la présence d'une femme, au moins à mi-temps, à domicile. C'est vraiment ça le déclencheur.

On lit peu d’analyses féministes sur l’économie. Vous expliquez qu’elle a été fondée sur les théories d’Adam Smith et Karl Marx. Or ces derniers n'ont pas du tout intégré les inégalités de genre, la productivité était masculine et le travail des femmes, un angle mort.

Exactement. Ils ne parlent que de productivité dans un monde industriel où le travail rémunéré était masculin, et le travail féminin domestique subordonné à celui-ci.

Ce serait anachronique de parler d’une vision hétéronormée mais c’était non seulement hétéronormé mais aussi androcentré : monsieur va travailler et madame reste à la maison et s’occupe des enfants. Il y avait évidemment des ouvrières, mais le centre de l'analyse économique, le centre des combats qui allaient devenir des combats syndicaux, c'était le travail masculin.

On n’a pas regardé et on n’a pas intégré le travail féminin dans les réflexions sur l'économie.

Les syndicats dont les instances dirigeantes ont été très longtemps masculines n’ont pas pris non plus en compte le travail des femmes. Ils ne les ont pas vraiment défendues.

Cela a mis longtemps parce que l’on a entretenu une ségrégation des métiers avec l’idée que certains valaient plus chers que d'autres.

Dans le monde ouvrier, la mixité sur les chaînes d’assemblage était très rare. Des chaines d’assemblage de tâches féminines existaient mais c’était moins bien payé. Un décalage salarial imposé au prétexte que c’était pas la même technicité, pénibilité ou dangerosité. Et puis, il y a ce soupçon, indicible à partir du milieu du XXème siècle mais pensé très fort : s’il y a trop de femmes, cette concurrence tire les salaires vers le bas.

Sans oublier cette tradition intellectuelle issue de Pierre-Joseph Proudhon et de ses ses héritiers. Économiste et philosophe, une de ses célèbres phrases sur les femmes est : "Nous ne comprenons pas plus une femme législatrice qu’un homme nourrice."

On ne peut pas penser l'histoire du syndicalisme en France sans un certain nombre de personnages qui étaient de terribles misogynes. De toutes façons, le féminisme était un sujet bourgeois, anti-ouvriers par essence, ils ne voulaient donc pas entendre parler.

Jusque dans les années 70, les instances dirigeantes syndicales étaient très peu féminisés. Au cours des quinze, vingt dernières années, le discours n'est plus le même en apparence. Aujourd’hui, les syndicats ne sont plus que l'ombre d’eux-mêmes, leurs discours sonnent différemment mais il n’en est pas moins vrai qu'ils n'ont pas du tout participé à cet empouvoirement féminin. 

Vous citez quelques économistes femmes, elles restent rares dans ce domaine de recherche, non ?

Oui et à moins d’apporter de nouveaux regards, il faut se méfier de toutes les disciplines dans lesquelles on n’entend pas les femmes.

On a beaucoup parlé de la tech, de l'intelligence artificielle, et de l’importance de la présence des femmes dans le monde numérique de demain. Mais pas dans les disciplines qui pensent le monde comme l'économie et la philosophie où l’on ne donne la parole qu’aux hommes sur les plateaux télé, dans la presse, les instances consultatives du monde politique…

Et pourtant des économistes et des philosophes femmes, il y en a, mais étant donné la misogynie de cet univers, elles se nomment autrement. Elles prennent des angles différents, d’autres étiquettes comme le développement personnel ou la psychologie comportementale.

C'est important que le monde soit analysé avec des regards divers, la question homme-femme en est un, mais d'autres formes de diversité sont essentielles en économie aussi. C’est une conversation qu'on doit avoir en France contrairement au monde anglo-saxon où des personnalités comme Mariana Mazzucato émergent.

Nous avons Esther Duflo…

Oui, nous avons notre Esther Duflo nationale. Mais c'est une discussion qu'on a très peu sous le prisme du genre, on parle très peu de ce qu'il y a de subversif d’avoir une Esther Duflo, femme prix Nobel d'économie.

Ces chercheuses ont-elles une vision de l'économie différente ?

Oui, les quelques femmes connues dont Mariana Mazzucato sont toutes qualifiées d’hétérodoxes. Elles ne s’inscrivent pas dans les courants de pensée dominants dans le monde de l’économie, si on veut employer une métaphore religieuses, elles sont dans l'hérésie. Ce sont des hérétiques.

On a espéré que la pandémie et les confinements allaient changer notre regard sur ces métiers du Care, les revaloriser enfin. 

Cela n’a pas été du tout le cas, c’est même pire. Aujourd’hui des enseignant.es, des infirmières sont en colère. Les mesures et les politiques sanitaires concernant les travailleurs et les travailleuses essentiel.les étaient empreintes de mépris.

Un exemple : j'ai été enseignante. Le corps enseignant voulait être prioritaire pour la vaccination. On a refusé de reconnaître son degré d'exposition. Pas en Allemagne, où quel que soit leur âge, les enseignant.es ont été vacciné.es en priorité. Cela vous donne le sentiment d’être respecté.

Les femmes télétravaillent davantage, font plus de corvées domestiques et sont moins investies.

Vous déplorez que la baisse du temps de travail n’ait pas bénéficié aux femmes. La pandémie va-t-elle modifier les fondements de l’économie ?

Je parle aussi des changements climatiques, les deux sujets sont très liés, c'est l'occasion ou jamais de faire avancer un certain nombre de réformes. C'est mal parti hélas, alors que c'était une occasion en or.

Après, il reste des petits combats qui sont de l’orde de l'organisation du travail. Il y a des opportunités avec le travail hybride, à ce stade rien n’est encore figé.

La vision dystopique est celle d'un monde très inégalitaire du point de vue du genre. Les femmes télétravaillent davantage, font plus de corvées domestiques et sont moins investies. Loin du bureau, elles sont loin des promotions et des jeux politiques qui feraient avancer leur carrière.

La vision plus utopique, une direction encore possible, est une vision où la flexibilité bien partagée permet à tous d'avoir une meilleure maîtrise de l'équilibre entre le temps professionnel et le temps personnel, donc un meilleur investissement paternel dans les charges et les tâches parentales. On est moins dans une logique présentéïste au bureau, on ne calcule pas le nombre d'heures passées dans la salle de réunion.

Vous dites : "Le temps des femmes est morcelé, haché, violenté au moins autant que leur corps"

Oui, c'est quelque chose que je ressens parfois dans ma chair. J’ai été conditionnée à ça, je me laisse facilement distraire par toutes les taches à accomplir. C’est moi que les enfants viennent voir en priorité alors que mon conjoint est plus investi que beaucoup de pères. J’ai cette charge mentale dont parle la dessinatrice Emma.

Le temps est toujours beaucoup plus morcelé et la capacité d'attention plus réduite. Or le fait d'être toute à une tâche, d’être créative, vous fait avancer dans les tâches productives au sens économique du terme, donc dans votre carrière.

En effet, je trouve qu'il y a une forme de violence. Parce que le temps, comme l'espace physique, n'est pas respecté. On se laisse constamment envahir. La métaphore de prendre de l'espace, de prendre la place est très juste. On se fait plus petite, on se laisse interrompre, on se laisse bousculer en permanence que ce soit dans un espace ou dans un temps dans lequel on pourrait se déployer.

Vous espérez susciter une prise de conscience chez les femmes ?

Oui, et cela passe aussi par une valorisation, à nos propres yeux, des tâches domestiques. Je pense aux femmes, notamment celles qui ne travaillent pas au sens économique du terme, qui mettent tout leur savoir-faire et leur amour dans la cuisine et d’autres activités manuelles et artisanales qui requièrent beaucoup de talent.

C'est salutaire de le valoriser notamment pour sa santé mentale mais ce n'est qu'une petite partie de la réponse. Le problème est que la valorisation économique, elle, n’entre pas en jeu. Et si un jour on se sépare, on risque de se retrouver à la retraite avec un écart de revenu de 60% par rapport à la retraite des hommes… Si vous ne vous intéressez pas à l’économie, l’économie s’intéresse à vous.