Inondez nos écrans de “female gaze” !

Par Iris Brey
Istock Csaimages
La critique et auteure Iris Brey travaille sur la représentation des femmes à l'écran, notamment dans les séries. Dans une tribune pour Marie Claire, elle défend l'indispensable regard féminin derrière les caméras : loin d'être un détail, ça pourrait être le début d'une révolution sexuelle.

Inondez nos écrans de female gaze ! Voilà la solution à notre culture du viol, une manière de répondre au cri de Me Too. En 2017, dans les 100 films les plus vus au cinéma, seulement 24 % des personnages étaient des femmes. Où sont les héroïnes ? Nous avons passé plus cent ans dans une culture imbibée de male gaze, en regardant des femmes comme des objets passifs d’un désir masculin. A force, nous nous sommes habitué.e.s à prendre du plaisir en regardant des personnages féminins présentés comme des corps morcelés.

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On a appris à trouver érotique le mouvement de caméra remontant le long des jambes de Marilyn Monroe pendant que sa robe se soulève dans 7 ans de réflexions, le ralenti accentuant le rebondissement des seins de Pamela Anderson dans le générique d’Alerte à Malibu, Halle Berry sortant de l’eau alors que James Bond l’observe à distance avec des jumelles sans qu’elle le sache… Les images créées par la pub, les séries, le cinéma nous disent que la norme se construit autour d’un corps féminin pris par un homme, littéralement ou à travers le regard de la caméra. La passivité d’une femme, son manque d’agency (capacité à agir), est devenue une image excitante, reprise ad nauseam dans le porno.

Que faire pour décoloniser notre imaginaire? Le female gaze vient perturber cette manière d’éprouver du désir. Non pas en inversant ce processus, pas de gros plans au ralenti sur de testicules rebondissant… le female gaze n’objectivise pas les corps gratuitement. Alors comment définir ce regard féminin ? Avant tout, c’est pour moi la mise-en-scène d’une expérience féminine. Se glisser dans la peau d’un personnage féminin, éprouver ce qu’elle ressent, ce qu’elle traverse.

Le female gaze existe depuis le début du 7ème art. Il suffit de jeter un coup d’œil aux films d’Alice Guy, Germaine Dulac, Ida Lupino, Maya Deren, Chantal Akerman… Cependant, j’aimerais appuyer sur un point qui demeure essentiel : pas besoin d’être une femme pour créer du female gaze et toutes les femmes artistes ne génèrent pas du female gaze. Laura Mulvey expliquait que le male gaze venait de l’inconscient du patriarcat. Pour moi, le female gaze est une démarche artistique consciente qui déstabilise l’ordre patriarcal.

Qu’est ce que le female gaze peut changer ? Déjà - et c’est énorme - il nous apprend à désirer autrement. Imaginons que le fait de voir une femme objet ne soit plus quelque chose de bandant (pour un homme ou une femme), que la mise-en-scène réussisse à créer du désir autrement qu’en filmant un corps en gros plans ou en nous plaçant dans le rôle du voyeur. Si la jouissance découlait d’images qui ne dégradent pas les femmes, un nouveau système de désir pourrait être mis en place. Par exemple, dans la série I Love Dick de Jill Soloway et Sarah Gubbins, la caméra ne s’attarde pas sur les seins ou le sexe, on est collé.e à cette héroïne, troublé.e à notre tour par ce jaillissement de libido alors qu’elle raconte à son pendant les scènes de sexe mari le désir qu’elle éprouve pour un autre homme. On jouit avec elle, et non pas d’elle.

La multiplication du female gaze sur nos écrans forcerait les hommes à traverser ce que les femmes connaissent depuis l’enfance, c’est à dire adhérer au point de vue du héros… mais qui serait une héroïne. Un monde où les hommes s’identifieraient en masse à l’expérience féminine deviendrait sûrement un lieu avec moins de sexisme et plus de solidarité. Regarder des séries comme les bouleversantes Fleabag, Big Little Lies, Pose ou Killing Eve peuvent créer ce nouvel imaginaire en mettant en avant la puissance de la sororité. Le female gaze serait donc d’utilité publique ! Mais c’est avant tout une exploration formelle, qui cherche à renouveler une grammaire cinématographique en (ré)inventant des codes visuels pour susciter plaisir, désir et même amour. Le female gaze bouscule nos existences en devenant un geste esthétique et politique. Un regard qui pourrait déclencher une révolution féministe et sexuelle.

Iris Brey est auteure du livre Sex and the series (réédité le 31 octobre aux éditions de l'Olivier) et de la série documentaire du même nom, sur OCS.

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