L’une des choses qui m’a particulièrement marquée quand j’ai fait mes premiers pas dans le monde du travail a été la frontière floue - trop floue - entre vie personnelle et vie professionnelle qui était entretenue dans cette entreprise qui m'employait alors. 

Pour résumer, j'évoluais dans un grand groupe qui aime à véhiculer des valeurs familiales et organiser des fêtes de rentrée et de fin d’année, où les cocktails sont gratuits et où les supérieurs terminent généralement plus que pompettes, à se déhancher sur la piste de danse (quand ce n’est pas directement sur le bar). 

Pendant longtemps, j’ai pensé que ces grosses soirées et autres afterworks bien arrosés, où la bière et les shots étaient dégainés une fois 18h passées, était la norme. 

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Quand j’ai ensuite changé d’entreprise, je me suis rendu compte que j’avais plutôt vécu l'exception, même si la culture du verre de fin de journée entre collègues reste bien ancrée en France. Selon un sondage OpinionWay publié par J'aime ma boîte en 2017 et relayé par Le Figaro, 60% des salariés considèrent l'afterwork comme une pratique indispensable au bien-être au sein de leur entreprise.

Et si ces événements sont généralement vus comme fédérateurs pour le groupe, dans les faits, ils semblent diviser plus que rassembler.

Des moments de rassemblement qui doivent avoir un but 

Déjà en études supérieures, puis en stage, Lucien, 26 ans, évitait ces festivités. 

"J’étais très casanier à l’époque, mais surtout, je pensais à la consommation d’alcool que cela impliquait généralement et cela me mettait mal à l’aise parce que je ne bois pas. Je n’avais pas envie d’avoir à me justifier ou à m’inventer une autre personnalité pour plaire", explicite le jeune homme.

Une mentalité qui lui a permis d’appréhender ses premières invitations festives dans le monde du travail avec un recul précieux, parfois manquant en début de carrière. "Dans ma boîte, il y a beaucoup de soirées, de rendez-vous dans les bars et des pots. Au début j’esquivais. Mais aujourd'hui je trouve un équilibre, parce que je sais que c'est aussi fondamental de se retrouver parfois, pour créer du lien", poursuit-il. 

Pour Sandra Fillaudeau, fondatrice de Conscious Cultures et créatrice du podcast Les Équilibristes, il est important de noter que ces moments peuvent en effet bénéficier à l'entreprise et aux salarié.es. "Créer un moment de convivialité dans une période qui est chargée, notamment en fin d'année, c'est important. Mais il faut toujours un but pour initier ces événements, le manager doit se demander ce qu'il cherche à faire par ce biais et les collaborateurs doivent se questionner sur ce qu'ils vont y chercher". 

Soirée d'entreprise : est-ce que je suis obligé d'y aller ? 

Si Lucien avoue s'être forcé au début, il est important de noter que vous n'êtes généralement pas contractuellement obligé.e de vous rendre à ces événements. Tout dépendra des circonstances dans lesquelles les festivités se tiennent. 

"Si c'est pendant le temps de travail, ou si l'employeur indique qu'il y aura des heures supplémentaires à faire pour que vous y assistiez, alors votre présence est obligatoire. Généralement, dans ce cas-là, ce ne sont pas des événements purement festifs, qui sont rarement organisés par l'entreprise, mais plus par le CSE ou les salarié.es entre eux. On sera dans un entre-deux, avec une volonté de cohésion d’équipe via une course d'orientation par exemple. Ici, le refus de participer est possible, mais il reste délicat. On peut dire non à l'activité, mais on doit rester au sein du groupe, car on est sur son temps de travail", décrypte Me Flavie Hourtolou, avocate spécialisée en droit du travail.

Toutefois, "si l'événement se tient en dehors du temps et du lieu de travail, le salarié n'est plus sous subordination de l’employeur. Cela relève alors de la vie personnelle, le salarié n'est donc pas tenu de participer à ce genre de soirée. Libre à lui de donner un motif ou non", complète l’avocate et titulaire d'un Doctorat en droit privé Sabine Sultan Danino

La porte ouverte aux commérages

Pénélope, 31 ans, se souvient de ces quelques soirées "entre-deux" qu’elle a pu faire un début de carrière. "J’étais dans une petite équipe et c’était bienveillant, il n’y avait rien de dérangeant et c’est pratique pour apprendre à connaître les personnes, quand c’est l’histoire d’un verre après une journée de team building", se souvient-elle. 

Toutefois, lorsqu’elle arrive dans un grand groupe, elle comprend que les rassemblements ne sont pas les mêmes partout. Mais nouvelle tête, elle décide de "jouer le jeu" pour bien s’intégrer. Sauf qu’elle remarque rapidement que les langues se délient - l’alcool aidant - et que les commérages vont de bon train.

"Les gens se permettaient de parler du manque de reconnaissance, des conditions de travail parfois difficiles… Mais aussi des autres et parfois c'était très limite. On se rend vite compte que le monde du travail est hypocrite de cette façon", appuie la trentenaire. 

Des soirées "fédératrices" qui ne sont pas inclusives

Si Pénélope parle d'hypocrisie, elle dénonce aussi, plus généralement, le manque d'inclusivité de ces festivités. 

"Le fait d’être maman, ça joue aussi, on est exclues, les afterworks ne sont pas pensés pour ceux qui ont des familles. Il faut s’organiser, alors qu'on n'a pas forcément envie d'être là, parce que ça reste mal vu de ne jamais participer à ces événements", poursuit la jeune trentenaire.

De son côté, Lucien habite loin de son travail - en banlieue parisienne très éloignée, alors qu'il oeuvre dans le coeur de la capitale - et passée une certaine heure, il n'a plus de moyen de rentrer. "Je ne peux jamais rester, je dois toujours courir après mon bus", appuie-t-il, quand une bonne partie de ses collègues ne sont qu'à quelques arrêts de métro du bureau. 

"On ne ré-intérroge pas le format de ces rassemblements et c'est dommage. On oublie très souvent les femmes, les mères... C'est pour ça qu'il faut plus de diversité dans les postes à responsabilité, pour faire changer ces petites choses qui en disent beaucoup", regrette Sandra Fillaudeau.

Alcool, drogue, comportements déplacés : quand les festivités d'entreprise dérapent

Et le fait de laisser traîner ces fêtes jusqu'au bout de la nuit ouvre aussi la porte aux dérives. À 33 ans, Marie* a fait de nombreuses fêtes de bureau "très arrosées". 

"J'ai commencé stagiaire, dans une rédaction où il y avait une vraie culture de l’alcool, on se réunissait très souvent. On faisait des soirées où l'on se mettait des tampons de la date sur le front, on faisait la chenille… Je me suis déjà endormie au bureau tellement j’avais bu... Aujourd’hui, quand j’en parle, je suis complètement effarée. Je ne sais pas si c’était la jeunesse, la culture ou autre, mais j’ai honte et je trouve ça grave. Mais j’en ai tiré des leçons", reflète-t-elle. 

À noter que si la loi ne régit pas la présence des alternant.es, des étudiants en contrats de professionnalisation ou des stagiaires à ces soirées, d'après Me Flavie Hourtolou, les mineur.es ne sont pas tenu.es d'y participer, la réglementation entourant leur temps de travail étant plus "rigide". 

Puis, au fil des années, Marie explique avoir été témoin de plusieurs "dérapages", toujours nourris par l'alcool. "J’ai vu des collègues tromper leur conjoint en soirée et nous faire promettre de ne rien dire. J'ai entendu un producteur bourré demander à un stagiaire de ramener de la drogue. J'ai su qu'un rédacteur en chef utilisait ces soirées afin d'avoir des relations avec certaines employées, pour ensuite mettre un terme à leur contrat quand il avait eu ce qu'il voulait", énumère-t-elle. 

Soirée de bureau : que dit la loi ? 

Mais alors, quelle réglementation s’applique, lors des fêtes d’entreprise, notamment quant à la consommation d’alcool ? 

"Quand on est dans l’enceinte de l'entreprise, le Code du travail et la réglementation intérieur s’appliquent. Assez étonnement, le Code n’interdit pas toute consommation d’alcool sur le lieu de travail (bière, cidre, vin et poiré sont autorisés), mais l'employeur peut la limiter ou l'interdire, via une dérogation qui expose la justification (conduite de machine dangereuse...). Également, si cela est inscrit dans le règlement intérieur, l'employeur peut demander à l'employé de faire un alcootest s'il paraît trop alcoolisé", reprend Me Hourtolou. 

Quid alors des événements qui se tiennent à l'extérieur ? "Si l'entreprise organise, la responsabilité est celle de l'employeur. Il ne peut pas contrôler la consommation d'alcool, mais il doit pouvoir proposer un hébergement sur place et une offre d'alcool raisonnable" répond l'avocate.  

Dans le cas où des gestes ou propos déplacés, des faits de harcèlement ou d'agression sexuelle seraient perpétrés, il existe aussi des règles. "Si vous êtes sur le lieu de travail, même en dehors des horaires, ou pareil en séminaire, sur un événement… Il y aura des conséquences. Si c’est quelque chose d’impromptu, comme un verre entre collègue, c’est plus difficile, mais il faut toujours en parler à son employeur", souligne Me Hourtolou.

Et à Me Sultan Danino d'ajouter : "On peut considérer que le salarié est tenu de bien se comporter, même hors du temps de travail, notamment parce que certains comportements peuvent être rattachés à la vie professionnelle", explicite-t-elle, citant un arrêt de la Cour de cassation du 11 janvier 2012 statuant que "le harcèlement sexuel en dehors du temps et du lieu de travail constitue une faute grave" et peut donc mener à un licenciement.

Les clés pour se préserver de certaines coutumes toxiques

Aujourd'hui, si nos trois témoins n'ont pas pris en grippe les afterworks et autres célébrations d'entreprise, ils expliquent se préserver.

"C'est plus facile quand on ne sort plus de l'oeuf", assure Marie, quand Lucien raconte qu'il "arrive toujours à décliner avec diplomatie" quand il n'a pas envie. Et pour Sandra Fillaudeau, c'est ici que réside la clé : il faut savoir s'écouter. "Généralement, quand on ne se sent pas à l’aise quelque part, il ne faut pas forcer". 

Toutefois, il peut parfois être compliqué de "bien vivre" une aliénation qui s'installe rapidement quand on évite ces événements, souvent populaires. Entre la culpabilité et les discussions qui retracent la soirée passée, difficile de se trouver une place. Mais comment justifier ces absences ?

"On peut toujours trouver une excuse si c'est ce que l'on préfère. Mais plus on peut se rapprocher de la réalité, mieux c’est. Pour soi et pour la dynamique de l’équipe. Si l'on se sent assez à l'aise, on peut expliquer que l'on ne se sent pas assez intégré pour y participer. Cela peut être une opportunité pour faire changer les choses", répond l'experte. 

Enfin, si cette culture du verre, de l'afterwork ou des soirées d'entreprise vous grignote trop, il se peut que le décalage soit trop grand entre vos valeurs et celle de votre société.

"Certaines personnes vont adorer l'ambiance et d'autres la redouter. C'est une question de personnalité. Le plus important reste de ne pas se mettre dans des situations où l'on n'est pas dans sa zone de confort, sauf si l'on pense que cela nous servira dans le futur. N'oubliez pas que quand il n'y a pas d'obligation, vous restez maître de vos décisions, et surtout, vous n'êtes pas que votre travail".