Parce que ces jeunes femmes ne veulent plus vivre dans la peur sur l'île où elles sont nées et qui a enregistré 375 homicides en vingt ans, elles sont de plus en plus nombreuses à rejoindre les rangs des collectifs anti-mafia.

Défiant la loi du silence, le machisme délétère, dénonçant les "magouilleurs" qui font régner la terreur et assassinent en toute injustice, ces courageuses lanceuses d'alerte parlent aujourd'hui pour défendre un autre projet de société. Nous sommes allé·es les écouter.

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Nommer la mafia corse

Edouard Elias

Comme chaque fin de semaine, Sonia Battistelli, 29 ans, responsable de la communication et du marketing dans une PME de Corse du Sud, est montée au village retrouver ses parents et son frère. La vue de la terrasse de la maison familiale, accrochée à flanc de colline, à quelques mètres de celle de ses arrière-grands-parents, est à couper le souffle : à gauche, le maquis sauvage, en face un dégradé de sommets auréolés de brume et à droite, au loin, la baie d'Ajaccio, ourlée par une Méditerranée démontée. Le sublime panorama ne suffit pourtant plus à apaiser cette jeune femme énergique.

Depuis le 12 septembre 2019, date de l'assassinat de son ami Massimu (Maxime) Susini alors qu'il ouvrait sa paillote sur la plage de Péru, à Cargèse, au nord d'Ajaccio, elle oscille entre tristesse et colère. Ancien militant nationaliste, organisateur du Cargèse Sound Festival, écologiste affiché, il avait 36 ans. Ses assassins – toujours en fuite à ce jour – ne lui ont laissé aucune chance en l'abattant de deux balles.

Pour tous ses proches, dont son oncle Jean-Toussaint Plasenzotti, fondateur du collectif anti-mafia Massimu Susini, le jeune homme a payé de sa vie son opposition aux bandes armées qui veulent asseoir leur pouvoir sur les commerçants de la région.

De cela, Sonia est, elle aussi, convaincue. "Rejoindre le collectif anti-mafia coulait de source pour moi, raconte-t-elle. S'indigner ne suffit plus. Il faut agir contre l'injustice de devoir pleurer un fils, un frère, un ami. Dire stop à ces assassinats tellement récurrents en Corse. Massimu s'élevait publiquement contre des bandes qui donnent dans le trafic de drogue et d'armes, le racket, les intimidations sur les entrepreneurs, les pressions pour racheter une entreprise en difficulté ou des concurrents pour rafler un marché public. Ces bandes veulent prendre le pouvoir et si nous ne réagissons pas maintenant, elles le prendront. La lutte contre la mafia est un vrai projet de société pour la Corse : je n'ai pas envie que les jeunes générations, que mon petit frère de 16 ans, grandissent dans cette ambiance de violence, pas envie de compter d'autres morts dans une société aux mains de magouilleurs."

Qu'on parle ou qu'on se taise, la peur est là. Alors autant parler que devoir enterrer ses amis en se taisant.

A-t-elle craint de s'engager publiquement et de réfuter le proverbe corse qui dit "garde le silence et le silence te gardera" ? D'un ton calme, son regard planté dans le vôtre, Sonia répond : "Bien sûr que cela m'a traversé l'esprit, comme tant d'autres qui ont rejoint les collectifs. Mais qu'on parle ou qu'on se taise, la peur est là. Alors autant parler que devoir enterrer ses amis en se taisant."

Parler de la mafia. La nommer pour la première fois ouvertement, en Corse, c'est – déjà – la victoire inédite des deux jeunes collectifs anti-mafia : "Massimu Susini" en Corse du Sud et "Maffia Nò, a vita Iè"(1), créé en Haute-Corse par l'ancien nationaliste Léo Battesti et Vincent Carlotti, membre d'Anticor, l'association française anti-corruption et pour l'éthique en politique. Ces deux initiatives citoyennes dénoncent "une emprise mafieuse d'une intensité jamais atteinte" et rassemblent en leur sein anonymes, parents et amis de victimes, chefs d'entreprises, artistes, intellectuels comme le prix Goncourt Jérôme Ferrari. 

Sur la photo : Sonia Battistelli, 29 ans, a décidé de rejoindre le collectif anti-mafia Massimu Susini, qui porte le nom de son ami assassiné le 12 septembre 2019, sur la plage de Péru, à Cargèse, au moment où il ouvrait sa paillote.

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"Un club d'hommes hétérosexuels qui usent de violence"

Edouard Elias

Pour toucher le plus grand nombre dans la population de l'île, interpeller l'État et inscrire leur combat anti-mafia dans la durée, ces deux collectifs lanceurs d'alerte organisent des prises de parole et des rassemblements publics, et jouent la carte 2.0 en s'appuyant sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ainsi que sur leurs sites collaboratifs.

Sur maffiano.com, le collectif Maffia Nò, a vita Iè, qui revendique cinq mille sympathisants, partage sa newsletter et la pétition pour la mise "des biens mafieux" confisqués au service des citoyens, et anime des débats où les internautes peuvent échanger avec des soutiens médiatiques comme Nicolas Hulot ou Jean-François Bernardini, chanteur et leader du groupe I Muvrini.

Même s'il a déjà rallié des centaines d'adhérent·es et compte des milliers de followers, le collectif entend convaincre sur massimususini.com que la loi du silence et de la violence n'est pas une fatalité en terre corse, en mettant l'accent sur les résultats concrets obtenus en Italie grâce à la mobilisation de la société civile contre "la pieuvre", soutenue par un arsenal juridique performant.

Ce territoire est redevenu une proie parce qu'il y a de l'argent à se faire. 

Dans ce mouvement naissant et inédit dans l'île de Beauté, nombreuses sont les femmes, à l'image de Sonia, qui sont désormais déterminées à "ne plus accepter l'inacceptable". À s'élever contre la nébuleuse mafieuse, véritable bastion machiste qui fonctionne comme "un club d'hommes hétérosexuels qui tiennent les rênes et usent de violence, ce pouvoir cardinal de la mafia", souligne le politologue Fabrice Rizzoli, enseignant en géopolitique des activités criminelles, cofondateur de Crim'HALT(2) et auteur de La mafia de A à Z(3) .

Quand Vannina Bernard-Leoni, diplômée de l'École des hautes études en sciences sociales et directrice de la Fondation de l'université de Corse à Corte, est revenue s'installer dans l'île il y a dix ans, elle voulait croire que la Corse était en train de tourner la page. C'est dans cet état d'esprit qu'elle a investi les murs du Palazzu naziunale de Corte, où sont hébergés la Fondation, un Fab Lab et un espace de coworking, donnant aujourd'hui à ce bâtiment historique classé des allures d'incubateur de start-up.

"En 2010, je pensais qu'on était à un tournant après des années de dérives criminelles, dans un élan de revitalisation sociale et économique. Eh bien non !", déplore la jeune quadra, membre du collectif Maffia Nò, a vita Iè.

"Ce territoire est redevenu une proie parce qu'il y a de l'argent à se faire. Longtemps la 'voyoucratie', en Corse, c'était trafics de stups et braquages. Maintenant, c'est une nébuleuse basée sur l'adoubement et l'entre-soi de bandes et puissants à travers la prédation dans le domaine de la construction et des marchés publics, entre autres économies illicites. J'ai été marquée par l'assassinat dans son magasin en pleine journée, en 2012, de Jacques Nacer, président de la Chambre de commerce et d'industrie de Corse du Sud, et par la démission de vingt employés de ce pilier du pouvoir économique dans l'île qui dénonçaient les pressions de voyous. La porosité entre 'voyoucratie' et institutions politiques, sur fond d'impunité, sape le contrat social."

Sur la photo : Céline Bourbousson, docteure en sciences de gestion, milite à U Levante, association de défense de l'environnement.

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Refuser l'impunité

Edouard Elias

C'est la première fois, elle aussi, qu'elle s'engage publiquement contre la violence tant "la longue litanie d'assassinats est cruelle". "D'autant plus dans une société d'hyper-proximité, où tout le monde ou presque se connaît, sur une île qui compte 335.000 habitants à peine", souligne-t-elle. "Bien sûr qu'il y a des réussites en Corse, il ne faut pas cesser de le dire ! Mais on ne peut pas pour autant faire l'autruche. Tout l'enjeu des collectifs anti-mafia, où de nombreuses femmes militent pour la première fois comme moi, c'est de mobiliser et d'amener à une vraie prise de conscience. On n'a jamais autant parlé qu'aujourd'hui et déjà, cela permet de lever un tabou puissant."

Refuser l'impunité. Demander à ce que les auteurs de pressions, d'exactions, de magouilles et d'assassinats soient désignés et condamnés. S'exposer aussi aux regards parfois soupçonneux. Pas simple dans le village où vous avez grandi, dans le quartier où vous vivez en ville.

Gaétane Jeanneau, 21 ans, en service civique dans un collège en Corse du Sud comme Larenzapia Capodimacci, 20 ans, employée dans un salon de coiffure, sont de toutes jeunes adhérentes du collectif Massimu Susini, comme le sont aussi leurs mères.

Les deux cousines, originaires de Cargèse, en sont conscientes : "Je sais que dans mon village, certains ne vont plus me parler parce qu'ils ont peur des représailles de mafieux en étant vus avec moi", assure la première. "Mais j'ai envie de convaincre les jeunes de nous rejoindre. Plus on sera nombreux, plus on aura de poids. Beaucoup se voilent encore la face et pourtant, dans ma génération, nous partageons le même sentiment d'insécurité, en nous disant qu'on peut à tout moment être pris dans un règlement de compte ou une fusillade quand on se retrouve à une terrasse ou dans la rue. Mon avenir est ici, en Corse, ce n'est pas la mafia qui m'en fera partir. Mais ce n'est pas normal, à 20 ans, d'avoir peur de rester chez soi à cause de pressions ou de menaces selon qui on est, qui on connaît ou ce que l'on dit. Massimu faisait en sorte que les jeunes se sentent en sécurité au village et ne tombent pas dans la délinquance qui nourrit l'univers mafieux. Il dérangeait."

Ce n'est pas normal, à 20 ans, d'avoir peur de rester chez soi à cause de pressions ou de menaces selon qui on est, qui on connaît ou ce que l'on dit.

Être une fille, une femme, ouvertement opposée aux bandes du crime organisé, "c'est aussi penser qu'on est une cible facile pour les mafieux", estime Larenzapia. Elle refuse de se laisser intimider. "Je suis une fille, je suis jeune et malgré cela je veux montrer mon courage. J'espère que cela incitera d'autres jeunes filles à le faire. Et des garçons ! C'est une démonstration de pouvoir de s'attaquer aux bandes mafieuses. Il faut l'être, courageux, si l'on veut vivre libres. Or, là, je ne me sens pas libre. Dans un climat d'insécurité grandissante, ce n'est pas vivable."

Ce que les deux jeunes filles attendent ? "Que la justice et l'État se bougent avant que cela n'empire encore et que les organisations mafieuses ne deviennent encore plus puissantes ici. Nos collectifs sont tout récents, ils donnent aussi le signal aux citoyens qu'il est temps de parler sans peur que cela ne se retourne contre eux."

Pour la Bastiaise Céline Bourbousson, 31 ans, docteure en sciences de gestion et enseignante à l'université Pascal Paoli, la lutte anti-mafia 2.0 en Corse est révélatrice des combats sociétaux transversaux actuels, à la croisée des chemins entre les aspirations à la défense de l'écologie, de la démocratie participative et d'une économie plus sociale et solidaire.

Les récentes prises de position citoyennes contre la violence rejoignent celles de la jeune femme au sein de l'association de défense de l'environnement U Levante, véritable "contre-pouvoir" et force d'opposition au bétonnage du littoral et de zones rurales sur l'île, autant de sources de profits juteux, de corruption ou de blanchiment d'argent sale. "Nous nous élevons contre l'accaparement du bien commun, sur cette terre où on peut tout construire et n'importe quoi, en toute impunité grâce à la connivence d'un petit milieu de puissants et d'élus, motivés uniquement par des valeurs financières au détriment du bien collectif. Nous faisons un travail de fourmi. La police de l'urbanisme ne dispose que de deux agents en Corse du Sud. Le manque de moyens dédiés est flagrant."

Un engagement écolo qui n'est pas sans risques. "Cela fait des années qu'U Levante, association totalement indépendante, fait l'objet de pressions", dénonce Céline Bourbousson. "Une des adhérentes a eu sa maison plastiquée après avoir consulté des documents administratifs en mairie. Ce n'est pas totalement paranoïaque de supposer qu'il y a eu un lien de cause à effet. Le rôle de lanceur d'alerte ici est très difficile parce que cela peut être pris pour de la délation."

Sur la photo : Larenzapia Capodimacci, 20 ans, a adhéré au collectif anti-mafia Massimu Susini.

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"On a acheté la paix sociale"

Edouard Elias

Depuis des années, Marie-Françoise Stefani suit l'actualité judiciaire pour France 3 Corse, notamment au travers de son émission Ghjustizia. Elle est l'auteure d'Une famille dans la mafia(4), récit glaçant et bouleversant des liaisons mafieuses, entre pouvoir, argent et vengeances, qui ont dévasté la famille Manunta. Yves, le père, homme d'affaires, a été assassiné en 2012, quelques mois après que sa femme et sa fillette, âgée alors de 10 ans, ont été gravement blessées dans la fusillade qui visait la voiture familiale. Ce livre, sorti à l'automne, figure en devanture des librairies de l'île et participe à la prise de conscience citoyenne de l'infiltration mafieuse dans les rouages de la société.

"Je sens un frémissement dans la société corse, conjointement à l'emprise grandissante d'une société opaque qui pénètre les systèmes économique et politique, ainsi que les institutions policières, explique cette spécialiste des affaires de banditisme. Cette guerre ne se voit pas mais se joue ici et maintenant. Les mentalités changent, des voix, dont celles de femmes, s'élèvent publiquement contre les rapports de force instaurés par les réseaux criminels et cela, c'est nouveau."

Pour autant, la journaliste déplore que beaucoup versent encore dans "la culture de la fascination du mythe du voyou qui représente la force". "On peut, par exemple, voir des jeunes traverser la rue pour serrer la main à un membre du banditisme se baladant sur le cours Napoléon à Ajaccio", raconte-t-elle. "On peut laisser sa voiture ouverte à Ajaccio mais on tue des gens sur les trottoirs. C'est la tragique réalité. Certains n'ont pas hésité à tirer à la kalachnikov sur une enfant de 10 ans !"

Il y a eu trop de victimes innocentes assassinées en Corse, on les oublie et cela alimente un consensus social en faveur des gangsters.

Marie-Françoise Stefani n'oubliera jamais le témoignage de Carla-Serena Manunta, devenue adolescente, qui a raconté à la barre la peur, le sang, la douleur, et a osé désigner l'un des tireurs présumés. C'est la lettre poignante, écrite aux magistrats par le frère en exil de la jeune rescapée aujourd'hui âgée de 19 ans, qui constitue d'ailleurs le dernier chapitre du livre de la journaliste. On peut lire ces mots du jeune homme menacé (comme sa mère et sa sœur) : "Le courage a un nom et un visage en Corse : c'est Carla-Serena."

Comme elle, d'autres visages, d'autres voix, d'autres courages sent désormais défier la loi du plus violent dans l'île de Beauté. "La création concomitante, pour la première fois, de deux collectifs anti-mafia de deux régions différentes, qui nomment "mafia" – mot qui n'existe pas dans le droit français – les réseaux criminels et perpétue, à la manière des associations anti-mafia en Italie, le souvenir des victimes innocentes est un signe notable", décrypte le politologue Fabrice Rizzoli. "Il y a eu trop de victimes innocentes assassinées en Corse, on les oublie et cela alimente un consensus social en faveur des gangsters. D'où l'importance fondamentale du combat contre l'impunité et de la parole de ces collectifs qui perpétuent le souvenir des victimes. La Corse compte à elle seule le taux le plus élevé en France de gendarmes et de policiers. Longtemps, ces derniers ont été utilisés pour lutter contre le nationalisme au détriment de la criminalité en bandes organisées, qui va du racket aux pressions, en passant par le blanchiment, le détournement de fonds publics et la corruption. C'est scandaleux, on a acheté la paix sociale. Protéger le citoyen contre les professionnels du crime en Corse n'a jamais été une priorité des gouvernements successifs. Au sein de Crim'ALT, nous demandons l'usage collectif des biens mafieux confisqués, ce qui permettrait aux citoyens d'avoir un vrai rôle proactif. Les deux collectifs anti-mafia ont raison : il est encore temps d'agir. Le seul frein est que l'État ne fasse pas sa part."

Et continue sa politique de l'autruche dans un territoire qui compte le plus grand nombre de voitures blindées par habitant et 375 homicides en vingt ans.

Sur les hauteurs de son village balayé par le libbecio, le vent violent qui traverse son île, Sonia ne dit pas autre chose. "C'est lunaire, ce qui se passe ici, s'exclame la jeune femme. Ce territoire a tellement de potentialités, de ressources, on ne peut pas rester otage de bandes mafieuses au XXIe siècle ! " À l'instar de Vannina, Céline, Larenzapia et Gaétane, et d'autres de plus en plus nombreux, elle veut y croire : "Nous ne sommes qu'au début du mouvement."

Sur la photo : Vannina Bernard-Leoni, directrice de la Fondation de l'université de Corse, à Corte, et membre du collectif Maffia Nò, a vita lè.

1. Mafia non, la vie oui

2. crimhalt.org

3. Éd. Tim Buctu.

4. Éd. Plon.

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