Sur la route trouée d'ornières qui mène à Maidan Shar, la capitale de la province du Wardak, à l'ouest de Kaboul, le visage d'Hafiza se détend entre deux pointes de vitesse. Certaines portions de route sont devenues dangereuses ces derniers mois. Les coups de feu se sont multipliés, alors le minibus accélère pour tromper la mort. Malgré les bombes, les Talibans omniprésents et le patriarcat religieux qui règne encore dans cette région rurale d'Afghanistan, la jeune-femme n'échangerait son métier pour rien au monde.  

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Les sages-femmes afghanes, la cible des Talibans

Marie Claire/Sandra Calligaro

"À trois reprises, cette année, on est passées au travers indemnes", se félicite dans un rire la sage-femme de 24 ans, entourée d'une dizaine de consœurs venues de la capitale. Les tirs proviennent de larges fossés au pied d'une rangée de peupliers. Derrière ce rideau épais se dessinent les toits carrés d'un village ocre, où des talibans sont infiltrés.

Personne, ici, n'a oublié ce jour funeste où des terroristes, probablement issus du groupe État Islamique (EI), ont attaqué un sanctuaire de la naissance : la maternité de Médecins sans frontières, en plein Kaboul. Vingt-quatre personnes ont perdu la vie dans l'attaque de ce 12 mai 2020, surtout des femmes enceintes qui n'ont pu s'échapper. Le personnel de santé est visé par les extrémistes, parce que ce sont en majorité des femmes qui y travaillent.

À Jalalabad, capitale de l'est du pays, c'est une école de sages-femmes qui avait été ciblée par l'EI en 2018. Aux imprimés criards de leurs tenues, à leur visage découvert, à cette gouaille presque assurée qui caractérise les Afghanes des villes, on distingue le profil social des sages-femmes du bus blanc : la classe moyenne urbaine. Un groupe social balbutiant en Afghanistan, qui a su profiter des milliards de dollars de l'aide au développement, le soft power par excellence de la coalition internationale présente dans le pays depuis 2001, mais qui s'apprête à en partir, tenue en échec par la guérilla talibane.

Formées par des ONG ou soutenues par des bourses au sein d'instituts médicaux, ces sages-femmes ont été encouragées à travailler dans un pays où les mortalités maternelle et infantile sont parmi les plus élevées au monde. Comme ces Kaboulies déployées à Maidan Shar, qu'une navette transporte avant que le soir ne tombe, synonyme d'autres dangers : check-points criminels sur la route et kidnappings.

Tandis que son trajet prend fin sur le parking de la maternité où stationnent des pickups de l'armée, Hafiza nous désigne le dernier témoignage visible du conflit, un marquage calciné au sol, près d'une queue de roquette. À cet endroit, il y a deux semaines, une ambulance a été pulvérisée. Le mois dernier, c'est une infirmière en formation à l'hôpital qui a reçu une balle dans la cuisse.

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Des traditions patriarcales encore bien ancrées

Marie Claire/Sandra Calligaro

Si Maidan Shar et sa maternité restent officiellement sous contrôle du gouvernement  la ligne de front est de plus en plus proche. L'armée afghane défend le territoire quelques kilomètres plus loin, ses véhicules stationnés tout près.

Sous un porche de béton criblé de balles, Hafiza déplace un rideau bleu élimé, à la légèreté presque ironique : il symbolise la purdah, la ségrégation des sexes, un impératif absolu dans bien des provinces de l'Afghanistan."Si un homme entre ou si une femme fait courir le bruit qu'un homme est rentré, ce sera la fin de cette maternité", résume Hafiza, désormais vêtue d'une blouse violine.

Dans un couloir, nous croisons un homme, pourtant, le Dr Ashraf Majeed : " Moi, c'est différent, je bénéficie du statut de médecin, très respecté dans les campagnes isolées, qu'elles soient ou non sous contrôle taliban. Aux femmes qui ont peur que je les approche, je leur dis : ma sœur, fais comme si j'étais ton "mahram". Ça aide à faire passer la pilule", sourit-il.

Le "mahram" était le chaperon masculin – père, frère, oncle – que les Talibans imposèrent aux femmes lors de leur régime mortifère, de 1996 à 2001. Soudain, une femme, se cachant le visage d'une main, interpelle le Dr Majeed. Elle veut du paracétamol pour sa fille qui vient d'accoucher. Mais le stock est vide. À cause de l'insécurité, les livraisons de médicaments tout comme les flux de patientes sont très ralentis. C'est l'une des premières causes de mortalité des parturientes en Afghanistan.

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Faire évoluer les mentalités

Marie Claire/Sandra Calligaro

La nuit, les trajets en urgence d'ambulances sont impossibles. Les femmes accouchent chez elles, souvent seules. Les hémorragies post-partum peuvent alors être fatales. Hafiza examine le col d'une femme sans âge, Orzala, au front marqué de tatouages bleutés, des points, des fleurs, un triangle entre les sourcils.

Elle est pliée en deux. Ses gémissements sont à peine perceptibles, crier signerait un affront aux yeux de sa belle-mère, enveloppée de noir, qui veille : si sa bru crie trop fort, son fils en sera déshonoré. "Que je ne t'entende pas pleurer. On a toutes eu des enfants avant toi. Bois ça plutôt, et tais-toi", glisse le visage au fouillis de rides en tendant un verre d'Energy Drink à la mère immobile, sidérée par la douleur. Quinze minutes plus tard, son bébé est sorti "tout vite, comme une tourte qu'on sort du four", s'amuse une infirmière.

Le huitième enfant d'Orzala est une fille. Sa belle-mère choisira le prénom et sera la première à tenir l'enfant contre elle. "C'est difficile à entendre, parce que ce sont des femmes, mais les belles-mères sont une plaie dans ce pays", lâche Parwana, une conseillère psychosociale.

"Sur la contraception, sur la qualité des soins pour les femmes enceintes, il est plus facile de faire évoluer les maris que les belles-mères, car celles-ci s'accrochent aux seuls privilèges dont elles disposent : torturer leurs belles-filles. Il n'est pas rare qu'elles injurient nos soignantes parce qu'on refuse qu'elles coupent le cordon ombilical."

Plus de 25% des patients masculins acceptent la contraception contre 5% il y a quinze ans 

Mais les mentalités évoluent vaille que vaille." Plus de 25 % des patients masculins de Maidan Shar acceptent la contraception, contre 5 % il y a quinze ans", se félicite la jeune femme au maquillage sophistiqué. Le consentement des mâles reste obligatoire pour prescrire une pilule, un implant ou une césarienne.

Les femmes de Talibans subissent un sort semblable aux autres épouses, même si Parwana note "leur plus grande solitude" et leur "dépression", car "leurs hommes restent des mois au combat en montagne".

Nous partageons la même vision du monde. Nous tenons à notre pudeur. Le reste, c'est de la politique

Elles viennent à Maidan Shar, la maternité la plus réputée de la province, en cas de grossesse compliquée. Et se mélangent d'autant plus facilement aux autres patientes qu'elles sont elles aussi pachtounes, l'ethnie la plus conservatrice du pays, et survivent comme elles au labeur harassant des campagnes, placées dans un état de quasi-servitude vis-à-vis de leur mari et de leur famille.

"La femme de taliban, c'est la femme paysanne. Nous partageons la même vision du monde. Nous tenons à notre pudeur. Le reste, c'est de la politique", affirme Bibi Amina, ancienne sage-femme traditionnelle de la région, qui cache son visage même en la présence de l'équipe de Marie Claire, pourtant composée de femmes.

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Informer et éduquer les nouveaux parents

Marie Claire/Sandra Calligaro

Bibi Amina, cherche à convaincre Sanna, une jeune mère de 15 ans, de laver son vagin. L'adolescente aux jupons chamarrés tend une oreille distraite. Les mariages précoces restent la norme dans les zones pachtounes, sans respect pour l'âge légal, établi à 16 ans pour les filles. Dans certaines tribus, une croyance veut que le sexe de la femme ne soit pas lavé les quarante jours qui succèdent à l'accouchement, afin de ne pas empêcher de futures grossesses. 

De son côté la jeune Hazifa a elle aussi un message à faire passer.Face à une dizaine de femmes couvertes de la burqa et de quelques maris, elle s'époumone à rappeler des principes basiques de santé de la mère et de l'enfant.

"L'allaitement est très important pour vos bébés. En plus, il vous évite de retomber enceinte tout de suite. Si vous êtes gênée de montrer votre poitrine, isolez-vous pour donner le sein. Si vous êtes en extérieur, utilisez votre burqa pour vous cacher." Hafiza ne marque même pas de pause lorsque deux roquettes explosent sur une montagne voisine.

"Vous Messieurs, soyez bons, partagez votre nourriture avec votre femme, donnez-lui plus que vos restes. Dieu apprécie cela. Il a voulu que ses fidèles aient une vie saine et un corps sain."

En Afghanistan, la malnutrition des mères et des enfants est un fléau pointé par tous les rapports de santé. Près d'un nourrisson sur deux en souffre, selon l'Unicef. Parce qu'elle parle d'une voix forte, découvre par moments son visage, s'exprime en langue pachtoune avec un léger accent, Hafiza fait mouche.

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Pour une nouvelle génération

Marie Claire/Sandra Calligaro

Le directeur de la structure, Mohammed Nader, lui témoigne un grand respect. Surtout depuis le printemps dernier, quand la maternité a été fermée pendant trois jours sur ordre des Talibans. "Même s'ils ne s'en prennent jamais aux médecins, ils font la loi dans la région", glisse-t-il, gêné.

Après l'attaque d'un de leurs dispensaires de santé, les Talibans suspectaient les forces gouvernementales de vouloir s'en prendre à d'autres centres médicaux – des bavures courantes, des deux côtés du combat. Malgré les risques, Hafiza s'est portée volontaire pour venir accoucher les femmes, dans une maternité désertée par les autres soignantes.

Je pensais que les plus radicaux des extrémistes respectaient les mères. 

"Elle a le courage dans le sang", confirme Dr Majeed. Mais Hafiza, employée modèle, l'avoue, la violence assombrit ses rêves : "Quelque chose s'est brisé en moi après l'attaque chez MSF. Jusqu'alors, je pensais que les plus radicaux des extrémistes respectaient les mères. Comme l'Islam les y oblige. Et finalement non. Même si moi j'accouche une femme de Daech, je peux être leur cible."

En Afghanistan, le drame a bouleversé l'opinion publique profondément religieuse et attachée aux valeurs familiales. Il touche à l'interdit moral le plus profond : le massacre de la figure quasi iconique de la mère, et celui du nourrisson, la plus innocente des créatures. Celui-là naît juste avant que le soir ne tombe. Il s'appelle Mohsin, pèse 4 kg, et dessine son premier sourire. Alors le regard d'Hafiza revient à sa douceur naturelle. "Je fais naître la nouvelle génération d'Afghanistan, celle qui, peut-être, connaîtra la paix… Comment pourrais-je trouver meilleur travail ?"

Cet article a été initialement publié dans le numéro 819 du magazine Marie Claire daté de décembre 2020. 

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