Dans le quartier Val d’Avre, sud-est d’Amiens, au Collège Guy-Mareschal, 350 élèves. L’établissement est en REP+. Comprendre que 70% des élèves appartiennent aux milieux socio-professionnels les moins favorisés, et que le collège bénéficie de moyens innovants pour les aider : internat de réussite, pour permettre aux pensionnaires de changer de cadre de vie et de mieux se concentrer sur leurs études, et micro-collège, pour décrocheurs motivés. "Ici, on a des enfants issus de toutes les nationalités, dont des Tchétchènes, Arméniens, Turcs, Syriens...", précise la Principale,  Agnès Mencaraglia, coupe courte et pull vert émeraude. La sonnerie retentit, et des nuées d’élèves masqués s’élancent dans la cour de récré.

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400 référents laïcité pour aider les enseignants

Mais dans la grande salle d’espagnol du 1er étage, où prennent place une vingtaine d’enseignants volontaires, l’ambiance est studieuse. A 15h30, en effet, démarre spécialement pour eux une formation assurée par Jérôme Damblant, inspecteur académique d’histoire-géographie, et cheville ouvrière de l’équipe "Valeurs de la République" de l’académie d’Amiens.

Les équipes "Valeurs de la République", ce sont les 400 "référents laïcité" de l'Education nationale, chargés depuis 2018 de faire remonter toutes les atteintes à la laïcité : port de signes religieux ostentatoires, refus d’activités sportives ou culturelles, prosélytisme, remise en cause des enseignements... A la demande des chefs d’établissements scolaires, ils peuvent aussi jouer un rôle de médiateurs entre enseignants et familles, et organiser des formations pour aider les professeurs à faire face dans les situations délicates.

Le contexte "exige désormais de se préparer à l’impensable"... C’est écrit noir sur blanc dans le rapport de l'Inspection générale remis au ministre de l’Education nationale.

Dans ce collège picard, comme  partout en France, les enseignants sont toujours sous le choc de l’effroyable assassinat du professeur d'histoire-géographie Samuel Paty, décapité par un terroriste d'origine tchétchène, quelques jours après avoir montré des caricatures de Mahomet. Le contexte "exige désormais de se préparer à l’impensable"... C’est écrit noir sur blanc dans le rapport de l'Inspection générale remis au ministre de l’Education nationale à la fin de l’année dernière.

"L’hommage à la mémoire de Samuel Paty s’est plutôt bien passé, par comparaison avec d’autres incidents, plus de 800, qui ont remonté de toute la France.  Parce que nous avions fait le maximum pour cela. Mais nous avons tout de même eu quelques problèmes. Des réflexions comme : "Pourquoi on parle de ça alors qu’on ne parle pas des femmes voilées violées..." Allusion à une agression d’octobre dernier". Deux femmes voilées, avaient  été poignardées près de la tour Eiffel, par deux femmes ivres lors d'une altercation au sujet d’un chien. "Mais il y avait eu des rumeurs conspirationnistes de viol sur les réseaux sociaux…" poursuit la Principale.

Un autre élève a refusé la minute de silence, en arguant que  "Si le prof avait été noir, on n’aurait rien fait pour lui". Dans les zones rurales de la région, les enseignants ont surtout eu affaire à des réflexions racistes en réaction à l’assassinat du professeur. "Ainsi à Villers-Cotterêts, administrée par un maire RN,  on a eu un nombre important de familles qui ont refusé que leurs enfants suivent le cours sur les débuts de l’islam en 5e", révèle Jérôme Damblant. Le Principal adjoint, Eric Lima, témoigne du malaise des enseignants : "Clairement, ils mettent sous le tapis les sujets sensibles. Par exemple en  6e, les profs de lettres évitent les débats sur les textes fondateurs comme la Bible, pourtant au programme." A ce sujet, une enquête de l’Ifop a révélé ce mercredi 6 janvier 2021 que 49% des enseignants du second degré (collège et lycée) se sont déjà autocensurés lorsqu’il fallait aborder le thème de la religion, pour éviter les incidents.

Grands concepts et Powerpoint

Costume gris, cravate rouge bordeaux, et débit mitraillette, Jérôme Damblant, flanqué de deux autres inspecteurs dans la salle, déroule la formation, avec un Powerpoint sur le thème "Transmettre et faire vivre les valeurs de la République à l’école". Et il est visiblement très rôdé à l’exercice. Tout y passe, l’histoire des grands concepts, - liberté, égalité, fraternité, laïcité, neutralité de l’école... Le but de cette piqûre de rappel ? "Que toute la communauté enseignante mette le même sens derrière les valeurs et les mots qu’elle doit transmettre aux enfants." Pas facile quand les débats sur la laïcité sur les chaînes d’infos, par exemple, montrent que justement tout le monde n’est pas d’accord sur la définition de la laïcité.

Inscrire son enfant à l’école de la République, ça signifie accepter ses valeurs et les règles qui vont avec.

On passe à la charte de la laïcité, affichée dans toutes les écoles, collèges, et lycées de France, que personne ne lit, et que les parents signent (le plus souvent sans la lire), ou pas (ce n’est pas obligatoire)... "Mais après tout, il y a plein de choses qu’on est obligé de respecter sans avoir rien signé. On ne signe pas le code de la route", sourit Jérôme Damblant. Ce que les parents d’élèves doivent comprendre ? "Que la charte de la laïcité, ça ne se discute pas, ce n’est pas négociable." D’autant que conscients ou pas, les parents ont fait un choix : "Inscrire son enfant à l’école de la République, ça signifie accepter ses valeurs et les règles qui vont avec", souligne Jérôme Damblant. 

Arrive la question la plus épineuse, le contenu des cours d’EMC, l’Education morale et civique : comment enseigner la liberté d’expression après l’assassinat de Samuel Paty ? L’exercice est ardu, face à des collégiens écartelés entre deux systèmes de valeurs, celles de l’école, et celles de la famille. "Dans les situations ordinaires de la vie, mieux vaut éviter de blasphémer devant des croyants, avance Jérôme Damblant. A quoi bon les choquer ou les blesser ? Mais dans le cas de Charlie Hebdo, c'est différent : comme dit le philosophe André Comte Sponville, "Le blasphème fait partie des droits de l’homme, pas des bonnes manières"." Les profs prennent des notes. Alors comment évoquer Charlie en classe ? "Il faut faire entendre aux élèves qu’ils ont le droit de ne pas l’aimer, mais que le journal a le droit d’exister, même si ses caricatures sont blessantes pour certains croyants, explique le référent. En France, on n’a pas le droit d’injurier les croyants, mais on a le droit de se moquer d’une religion."

Permettre aux profs d'exprimer leur désarroi

Une enseignante ne cache pas son désarroi : "Je suis allée au clash car les élèves disaient tous "Oui c’est pas bien d’avoir tué les dessinateurs de Charlie, mais..." Ils étaient tous dans ce "mais" (sous entendu, ils l’ont bien cherché). J’ai passé tout le cours à leur expliquer qu’il n’y a pas de mais possible. Et que Charlie Hebdo n’est pas contre les musulmans." Jérôme Damblant la conforte : "Contrairement à ce que les élèves croient ou entendent, Charlie brocarde toutes les religions. L’étude des  couvertures du journal de 2005 à 2015 montre que sur 38 "unes" ayant pour cible la religion, plus de la moitié vise principalement la religion catholique (21 couvertures) et moins de 20 % se moquent de l’islam (7 couvertures). Au total, de 2005 à 2015, seulement 1,3 % des "unes"  ont concerné l’islam. Mais les élèves musulmans ne peuvent pas l’entendre, et c’est normal, tout cela touche au plus profond de leur être."

En manteau rouge, au fond de la salle, Marie Lefèvre, prof d’histoire, n’est pas d’accord : "Charlie Hebdo n’a jamais fait le procès de l’islam ou du christianisme, il a fait le procès d’une lecture intégriste des religions, il a dénoncé la bêtise. Il ne faut pas qu’on s’interdise de le dire."

En France, on n’a pas le droit d’injurier les croyants, mais on a le droit de se moquer d’une religion.

Alors montrer ou ne plus montrer des caricatures se moquant des Islamistes ? L’Inspecteur d’académie est réservé. "Dans l’esprit des élèves, maintenant, la liberté d’expression, c’est publier des caricatures, si possible de l’islam, si possible de Charlie Hebdo. Or c’est une erreur. Parce qu’on réduit la liberté d’expression à la question du blasphème, et que des élèves pensent que la liberté d’expression s’exerce surtout contre eux. Surtout si on montre uniquement des caricatures de Mahomet. Là on risque de les braquer. Il faut être extrêmement prudent avec ça."

Dans la salle, ça chuchote. Des professeurs semblent perplexes. Le message renvoyé en creux est-il que désormais, il ne faut plus jamais, comme Samuel Paty l’avait fait, montrer des caricatures de Mahomet dans un cours sur la liberté d’expression ? Jérôme Damblant marche sur des œufs.  "Pour parler de la liberté d’expression, il y a toutes sortes de documents, y compris des extraits de stand up. Un professeur m’a dit, "Si mes élèves veulent voir les caricatures de Mahomet, ils n’ont qu’à les rechercher sur Internet. Ils le vivront comme une transgression, et la transgression, c’est encore de l’éducation"." L’important, insiste l’inspecteur, c’est de  répéter aux élèves ce qu’on a le droit et pas le droit de faire. Et leur rappeler qu’un citoyen qui à tort ou à raison s’estime injurié peut toujours porter plainte."

Un prof d’histoire, pull vert amande, s’inquiète d’une malsaine compétition victimaire de la part de certains enfants : "Quand on parle de génocide, on a des élèves qui nous demandent pourquoi on ne parle pas aussi des Rohingyas, et des Ouïghours. Comme on connaît leurs capacités scolaires habituelles, on sent bien qu’ils nous récitent un discours de l’extérieur livré clés en main."

"On ne gère pas ces incidents seul"

Les professeurs d’histoire sont aussi confrontés à des contestations du génocide arménien par des élèves d’origine turque. Quant aux visites de collégiens à Auschwitz, le référent laïcité confie qu’en raison du comportement désinvolte de certains, "les responsables du Mémorial de la Shoah préfèrent maintenant y envoyer des lycéens, plus matures." "Les générations changent, commente la Principale, après la formation. J’ai une collègue, prof de français en lycée professionnel, qui me disait qu’elle aussi ne voulait plus étudier la Shoah en classe, parce que les élèves n’ont pas la capacité de recul nécessaire pour analyser les images. Ils rigolaient quand elle leur montrait des photos d’empilement de cadavres. Ils ne voyaient pas des morts, ils voyaient des gens nus. C’est terrible, hein ? Alors qu’écouter le témoignage de rescapés des camps d’extermination, ça, ça marche bien."

Même mineur, un incident doit être signalé au chef d’établissement, et à l’inspecteur de l'Éducation nationale.

Le conseil du référent : "Dans tous les cas de figure, s’informer auprès des collègues pour savoir si l’élève tient ailleurs ces mêmes discours inquiétants qui risquent de contaminer les autres, notamment dans le cas des postures conspirationnistes. Et une fois qu’on a donné toutes les explications nécessaires à l’élève, on arrête de discuter. Et on ne gère pas ces incidents seul." Même mineur, un incident doit être signalé au chef d’établissement, et à l’inspecteur de l'Éducation nationale.

Egalité filles-garçons, contraception, IVG, violence sexuelle... Des parents, au nom de leurs convictions, refusent aussi que leurs enfants assistent aux cours d’éducation à la sexualité. "Ils font des recherches sur internet pour savoir ce qu’on leur enseigne. Ils tombent sur des fake news. Alors notre rôle, là aussi, est de leur expliquer à chaque rentrée sur quoi nous allons travailler tout au long de l’année, préconise Jérôme Damblant. Et particulièrement dans un collège comme celui-ci, parce que l’école peut faire peur. Les parents effrayés ont souvent été eux-mêmes en échec scolaire, et ils pensent que l’école est contre eux."

La session tire à sa fin. La formation se poursuivra plus tard avec des ateliers permettant d’apporter des réponses encore plus concrètes aux incidents rencontrés par les enseignants.

Faire des élèves de futurs citoyens

Eux-mêmes, qu’ont-il pensé de cette formation ? Marie Lefèvre ne mâche pas ses mots : "J’en ai discuté avec mes collègues, et nous partageons tous le même sentiment. Certes, on a tous trouvé utile d’entendre le discours institutionnel. Mais ce n’est pas ce qu’on était venu chercher. On voulait entendre qu’on est clairement protégés, couverts, et que l’Institution sera un filet de sécurité en cas d’incident en classe. Or, ce qu’on nous a dit, en résumé, c’est : pour éviter les problèmes, mettez-vous les parents dans la poche, et "pas de vagues"." Pour cette prof chevronnée, "il semble que l’administration trouve qu’il était malvenu que Samuel Paty commence son cours en montrant une caricature de Mahomet. On en a tous déduit que face à des situations similaires, on ne sera pas soutenus par notre hiérarchie au Rectorat. Donc tout le monde est sorti de là très mal à l’aise."

On voulait entendre qu’on est clairement protégés, couverts, et que l’Institution sera un filet de sécurité en cas d’incident en classe.

Pour elle, ce qui importe, c’est que l’enseignant garde son libre arbitre, et puisse donner aux élèves les moyens de se faire leur propre opinion de futurs citoyens. "Aujourd’hui, à chaque fois que vous voulez travailler sur quelque chose qui sort des sentiers battus, qui n’est pas dans un manuel, donc qui n’a pas l’accréditation du ministère, vous vous posez la question : est-ce qu’il y aura des retombées négatives pour moi ? Désormais, il faut enseigner en demi teinte, en demi mesure, plaire à toutes les catégories de la société en face de vous. Car à tout moment, on peut blesser des élèves, des parents..."

Aujourd’hui, à chaque fois que vous voulez travailler sur quelque chose qui n’est pas dans un manuel, donc qui n’a pas l’accréditation du ministère, vous vous posez la question : est-ce qu’il y aura des retombées négatives pour moi ?

Quant à expliquer aux parents, "le pourquoi et le comment d’un cours d’éducation à la sexualité",  Marie Lefèvre est contre. "C’est au programme ! L’IVG ? Après un cours où l’on a parlé du droits des femmes, et évoqué le célèbre discours de Simone Veil, des filles m’ont dit, "Madame, c’est dégueulasse l’IVG,  on tue un être humain !"" La réponse de l’enseignante ? "Eh bien imagine que l'on te viole. Tu serais d’accord pour garder le bébé du viol ?" Je leur montre ce que c’est, un fœtus de trois semaines : "Prenez un haricot dans le placard de la cuisine, faites-le gonfler dans l’eau. C’est ça, niveau taille, qu’on enlève de l’utérus d’une jeune fille qui a été violée et qui n’en veut pas"."  En plus on leur explique qu’avorter, ce n’est pas une obligation, c’est juste le droit de disposer de son corps." Les droits des femmes, à l’école comme partout,  ça ne se négocie pas.