"Il reste cinq minutes, les filles !", s'écrie Alex en claquant des mains, l'air décontracté. Le manager de 26 ans, slim noir et donut rose imprimé au dos de son sweat blanc à capuche, est le maître du temps de l'après-midi. Une heure, c'est la durée autorisée quand on débourse 11,99 livres sterling (13 euros environ) pour se prendre en selfie devant les neuf pièces préfabriquées de cet espace instagrammable.

Le concept – déjà développé aux États-Unis, en Asie et en Europe – propose une installation immersive destinée à faire vivre une "expérience". Depuis le 1er février, il s'est établi à Londres, pour deux mois, puis a rouvert le 27 août au gré des autorisations liées au déconfinement.

Ce jour-là, il est presque 16 heures. Le Dôme du Millénaire du centre commercial O2 Arena, au sud-est de Londres, est encore désert, mais au rez-de-chaussée, au bout d'une allée alternant restaurants ethniques, cinéma et salle de concert, le studio photo de 200 m2 bat son plein.

Sur les sons entraînants des chansons de Sam Smith, Burna Boy ou Ed Sheeran, une trentaine d'adolescentes et de jeunes filles se photographient sans discontinuer, allongées dans un caddie de courses, sur un parterre de dollars en plastique ruisselant sur la moquette ou assises sur la banquette d'un faux diner américain des années 50 – en groupes, à deux, et parfois seules. Le tout dans une atmosphère joviale. Et rose.

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Nostalgie de l'enfance, projection dans l'âge adulte

Sandra Mehl

Depuis la bordure du bassin qui trône à l'entrée, Karen lance vers sa fille de 11 ans, Laura, un déluge de balles fuchsia, telle une assistante de production, pour qu'elle se prenne en photo le visage entouré de matière en suspension. "Nous, les adultes, on vient faire des photos ridicules où on se casse la figure. Mais les filles le prennent très au sérieux et attendent des commentaires positifs, sinon elles se vexent !"

Nous, les adultes, on vient faire des photos ridicules.(…) Mais les filles le prennent très au sérieux.

 Laura marque un arrêt pour compter le nombre de prises : 668 photos, plus une vidéo postée sur TikTok, depuis le début de la séance. "C'est vrai que c'est beaucoup, reprend la mère. C'est pour ça que je mets des limites et que je récupère son téléphone à 21 h 15 jusqu'à 7 h 30 le matin. Mais je ne lui interdis pas, sinon ça l'exclurait."

Mère et fille changent de décor. Laura, silhouette fine, jean troué aux genoux, reprend la pose. Main sur la hanche, comme en quête d'elle-même, elle emprunte une multitude de postures jusqu'à risquer une tête en arrière, façon femme fatale. En apprentissage.

"Le selfie a ceci de propre à l'adolescence qu'il allie la nostalgie de l'enfance et la projection dans l'âge adulte, explique Michaël Stora, psychanalyste et cofondateur de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines. Il ressemble au moi idéalisé renvoyé à l'enfant par son premier miroir, sa mère.

D'ailleurs, dans la façon de cadrer en plongée, on peut voir, outre une volonté esthétique, une dimension existentielle : le modèle redevient un enfant regardé d'en haut par un adulte. En même temps, à travers les postures parfois sexualisées des jeunes filles, s'exprime le désir d'être reconnue comme une femme en devenir."

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Selfies à plusieurs

Sandra Mehl

Justement, à la Selfie Factory, on ne croise quasiment que des filles. Dans cet espace restreint où l'on s'observe, se compare et où l'on teste plusieurs images de soi, s'agitent un flot d'anonymes mais aussi quelques influenceuses à plusieurs dizaines de milliers de followers, venues faire la promotion de marques d'accessoires de mode.

Pour toutes, la routine est la même : après avoir disséminé leurs affaires personnelles par terre, transformant l'espace en chambre d'ado, les unes prennent un selfie pendant que les autres se changent, se maquillent ou se coiffent, et que d'autres encore attendent leur tour dans le couloir central pour se photographier puis passer à une autre pièce.

Le tout dans un univers de princesse 2.0 placé sous le signe de la couleur rose. Du rose poudré recouvrant les murs au rose fuchsia des coussins en plume jusqu'au rose bonbon de la moquette qui habille les lieux, la couleur s'exprime dans toutes ses nuances.

Les décors appuient définitivement sur les stéréotypes sexistes de coquetterie, d'exubérance mais aussi de douceur associés à la féminité. À cet âge particulier, l'adolescence, où se construisent les différences de genre et où l'on se cherche des référentiels sexués, l'adhésion est totale.

Ici, personne ne semble s'étonner de l'omniprésence de la teinte. A fortiori quand elle envahit déjà les réseaux sociaux, le monde de la mode et de la musique, à l'image du rose millennial, devenu le nouvel étalon de la Génération Y.

Pour mieux genrer l'espace encore, certains décors jouent même avec des clichés sexistes. Et la rare gente masculine présente cet après-midi y adhère volontiers. Quand une paire de garçons s'aventure dans le décor de laverie, ce n'est pas le panier à linge sous le bras qu'ils posent, mais en faisant l'autruche, tête enfoncée dans le caisson d'une fausse machine à laver.

C'est en découvrant des photos promotionnelles de la Selfie Factory sur Instagram que Kayla, 22 ans, a eu l'idée d'y fêter son anniversaire avec ses deux amies du même âge, Emma et Lexie. Elle a réservé sa place sur Internet depuis une semaine et, ce jour-là, elle n'a pas encore quitté les lieux qu'elle publie déjà sa première story sur son compte.

"Peu importe si ma vidéo est bien ou pas. On est ici pour faire la fête, je m'en fiche des likes, je viens juste m'amuser avec mes amies !", assure-t-elle avec une mine enjouée. À l'heure où les sociabilités juvéniles s'organisent autour des réseaux sociaux, faire des selfies à plusieurs, c'est aussi une manière de fabriquer du lien avec ses pairs.

Avec pour injonction le post. Comme si le moment vécu n'existait pas tant qu'il n'était pas photographié, puis exposé aux yeux de toutes. fortiori pour une génération qui a grandi avec le développement et la sophistication des outils de communication.

"Surtout qu'ici, les décors sont sensationnels ! On n'est tellement pas habitué à voir autant de lumière et de couleurs", s'enthousiasme Kayla. Sensationnel ? Certainement, pour elle et ses deux amies venues de la banlieue nord de Londres, que le quotidien rend peu aptes à investir les quartiers les plus en vue de la ville.

Jean hyper-serré, Converse blanches portant les traces de la rue, la jeune femme ronde est auxiliaire de vie pour personnes âgées, et vit avec sa mère pour économiser son argent. 

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Pour la confiance en soi

Sandra Mehl

Son amie Lexie, plus introvertie, tente soudainement une incursion dans la baignoire placée au milieu d'une pièce à motifs en damier. Avant de s'allonger, elle teste du pied la solidité du mobilier, puis se fraie une place au milieu des balles roses servant de décorum.

"Je ne sais pas quoi faire… ", lance-t-elle d'un sourire gêné. Pour la décrisper, Emma, svelte et cheveux bruns lissés, lui répond : "Sois naturelle !" et lui montre une panoplie de poses à imiter.

Lexie s'y emploie, mais timidement, mal à l'aise dans la fonction. Son corps semble résister à l'exercice de mise en scène de soi. Alors, Emma lui tire énergiquement la jambe et l'étend sur le revers de la baignoire, pied par-dessus bord. D'un coup de baguette magique, elle devient l'archétype de l'ado rebelle et se laisse photographier.

À cet instant, on la sent soulagée d'avoir relevé l'énigmatique défi d'incarner le faux avec vraisemblance. C'est au tour d'Emma de s'installer dans la baignoire. Mains derrière la tête, une expression différente à chaque mouvement du visage, elle enchaîne les postures avec aisance. La couleur des plumes fixées sur la bride avant de ses sandales est même assortie à celle du gloss qu'elle se rapplique parfois entre deux clics.

Le sens du détail, c'est son truc. Instagram aussi : "Je poste une photo par jour. Ça m'aide à avoir confiance en moi. Pendant un an, j'ai eu une relation avec un garçon qui me disait que je ne valais rien. Quand on s'est quitté, j'ai commencé à publier mes portraits sur les réseaux sociaux. Depuis, je reçois beaucoup de compliments, et ça me fait du bien. Je dirais même que ça me reconstruit", raconte, avec une émotion palpable, la jeune femme.

Recevoir de l'admiration, être populaire est un enjeu fort à cet âge fragile où l'identité est en construction et où l'image compte.

Le virtuel n'est pas qu'un mirage de fumée. Il est aussi performatif, il crée du tangible et, ici, il réhabilite. "Chez les jeunes, il est normal que la réparation narcissique se fasse à travers le regard de l'autre. Recevoir de l'admiration, être populaire est un enjeu fort à cet âge fragile où l'identité est en construction et où l'image compte.

Avant, les regards s'échangeaient dans les cours de récréation ou les boums, aujourd'hui, c'est sur les réseaux sociaux. Car Instagram, c'est justement la communication par les images. Et bien sûr, par les selfies", poursuit le psychanalyste, coauteur, avec Anne Ulpat, de l'essai Hyperconnexion* .

À la droite d'Emma, une jeune fille rousse aux yeux bleus, le teint blanc de paradis, pose tout sourire entre les deux ailes d'ange peintes sur un pan de mur. Victoria n'a pas de bras, mais c'est comme si elle s'apprêtait à s'envoler – à cet instant féerique où l'artifice réenchante le réel. La page Instagram est comme une extension idéalisée du corps, où l'on se montre autrement pour mieux s'aimer.

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La tyrannie du "so amazing"

Sandra Mehl

Ici, où la similarité des décors ferait craindre une standardisation des images de soi, la question de l'originalité se pose. Pour Ishmaël, cela ne fait aucun doute : "Mes photos ne manquent pas d'originalité car je suis l'originalité. Et je suis original, parce que je suis moi. Plus tard, je veux être sous les projecteurs et rien d'autre."

Assis au pied d'un faux coffre-fort rose pâle, face à ses cinq copines qui le photographient, le collégien de 14 ans, venu d'un quartier populaire de l'est londonien, aîné de sept frères et sœurs, saisit une liasse de dollars en plastique et l'envoie en l'air. Puis il les rassemble pour former un téléphone portable. Faisant semblant d'être en communication, il lâche, la pose lascive : "L'argent, c'est ce que je préfère."

Et à la Selfie Factory, la richesse, on peut la toucher du doigt, comme si le rêve devenait réalité. "Le risque, c'est que le moi virtuel prenne le pas sur le moi réel, conclut le psychanalyste. Dans le monde idéalisé d'Instagram où tout doit être positif, le mal-être, qui fait partie de la réalité de beaucoup d'adolescents, ne peut plus s'exprimer. Cette tyrannie du “so amazing” exerce une pression, renforce les complexes, et peut être dépressogène."

Le risque, c'est que le moi virtuel prenne le pas sur le moi réel

Miroir déformant, le selfie passé au crible des applications produit même de nouveaux standards de beauté. Dans les instituts de chirurgie esthétique, les cas de patientes demandant à ressembler à leurs images retouchées se sont multipliés. Si bien que fin 2019, Instagram a décidé d'ôter de son interface les filtres qui lissent la peau, allongent les cils et rendent les lèvres pulpeuses.

Avant de partir, dans ce qu'il reste de place sur le mur en ardoise, la jeune Laura écrit son prénom en majuscules à côté de celui de sa mère, avec une craie géante. Comme les cent vingt clientes de la journée, qui ont déjà apposé leurs signatures, dessiné leurs 06 ou des cœurs, elle exécute un rite de sortie : celui qui dit que l'on a participé et que l'on fait partie du groupe. Elle immortalise la scène… par un dernier selfie. 

(*) Éd. Larousse, 2018.

Ce reportage a été initialement publié dans le numéro 818 de Marie Claire, daté de novembre 2020

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