"Nous sommes le 23 décembre. Comme chaque année, nous avons rempli la voiture à ras bord de valises et de sacs de cadeaux pour rejoindre La Brise, notre maison de famille en Bretagne.

La sortie de Paris est bouchée. Par la fenêtre, je regarde la ville illuminée de milliers de guirlandes, les vitrines qui scintillent, les passants qui se précipitent pour faire leurs derniers achats. Romain a mis la radio et, malgré les embouteillages, il sourit parce qu'il adore ces retrouvailles annuelles, lui qui a découvert l'esprit de Noël en intégrant ma tribu il y a vingt-cinq ans.

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Nostalgique de cette époque

Ben, 15 ans, et Thomas, 17 ans, pianotent sur leur téléphone. J'ai souvent du mal à réaliser que les deux petits garçons qui se chamaillaient sur la banquette arrière sont devenus ces beaux jeunes hommes qui font ma fierté. Bien sûr, je suis un peu nostalgique de cette époque où nous planquions les jouets dans le coffre pour ne pas gâcher la surprise. Où, bercés par le moteur, ils s'endormaient immanquablement avant notre arrivée.

Aujourd'hui, ils ont moins besoin de moi, mais j'ai plus de temps et j'ai pu monter ma boîte, après deux décennies de salariat. C'est un rêve qui se réalise, même si je travaille comme une folle. Et pour la première fois, cette année, c'est moi qui me laisse gagner par le sommeil avant même notre entrée sur l'autoroute.

Lorsque j'ouvre les yeux, j'aperçois les vitres embuées de cette vieille bâtisse blanche et bleue que j'aime tant, à travers lesquelles je devine une effervescence qui me fatigue soudain.

Notre arrivée est accueillie par des cris de joie. Ma mère, mes sœurs, leurs maris, mon frère, sa nouvelle compagne, les enfants des uns, les amoureux des autres, ils sont une quinzaine à nous embrasser tour à tour, à aller et venir dans le grand salon où un feu crépite.

On passe des heures autour de la cheminée à décorer le sapin

Moi qui suis d'habitude si enjouée, un peu grande gueule, j'accueille ce brouhaha avec difficulté. Je suis tellement crevée. J'ai beau avoir près de 45 ans, je suis la “petite dernière” de cette grande fratrie. J'attrape ma valise et fonce vers ma chambre, à l'étage, laissant Romain et les enfants intégrer l'apéritif qui, probablement, durera longtemps encore.

La veille du réveillon, on ne se met pas à table. En revanche, on passe des heures autour de la cheminée à décorer le sapin, que ma mère achète toujours trop grand, et à refaire le monde. J'ai à peine le temps de sortir quelques affaires que je me rendors.

Un peu déçue d'avoir raté l'un de mes moments préférés de ces festivités annuelles, j'émerge le lendemain alors que le soleil froid de l'hiver est déjà levé depuis longtemps. À travers la mince cloison, j'entends des éclats de voix. Quand j'arrive au petit-déjeuner, tout le monde me chambre.

D'habitude, c'est moi qui vais à la boulangerie du village au petit matin acheter les dizaines de viennoiseries que j'aperçois sur la grande table en bois.

Il se passe quelque chose d'anormal

Mes neveux et nièce en rajoutent. C'est de bonne guerre, je me suis tellement moquée d'elles et d'eux ados. “Alors, tata, on a fait le mur ?” J'aimerais bien, ça expliquerait que je sois encore si comateuse après douze heures de sommeil. Romain me caresse la joue et me chuchote que ça a dû me faire du bien de me reposer enfin. Je travaille trop. Est-ce que je veux ce kouign-amann que j'adore ? J'accepte à contrecœur.

Encore nauséeuse, je l'effiloche et finis par le laisser de côté. Dans ma tête, les pensées se bousculent. Qu'est-ce qui m'arrive ? Je connais mon corps, il s'y passe quelque chose d'anormal. Hypocondriaque, j'ai évidemment très peur d'être malade. Les pires scénarios défilent.

La journée se déroule dans une joyeuse agitation. Au marché bondé où nous avons débarqué à dix, chacun se répartit les tâches du jour. Romain et moi sommes chargés des fruits de mer. Huîtres, bulots, crevettes, l'étal du poissonnier me soulève le cœur.

Mon malaise ne passe pas

Lorsque nous nous retrouvons tous à notre café habituel avant le retour au foyer, je fonce à la pharmacie prétextant une dernière course – le fameux cadeau oublié. J'attends le départ des derniers clients pour m'approcher du comptoir.

J'explique mes symptômes à cette femme aux yeux gris très pâle dont je me souviens encore aujourd'hui. Elle accueille mon coup de fatigue avec légèreté. Et, alors que je repars avec une boîte de paracétamol en me promettant de faire un check-up complet dès mon retour, elle s'arrête et me conseille “tout de même” de faire un test de grossesse. J'éclate de rire.

Peut-être l'angoisse qui retombe, ou l'incrédulité face au diagnostic complètement à côté de la plaque de cette inconnue. J'ai un stérilet. Et 44 ans. Et des grossesses, j'en ai eu deux, je connais, merci. Là, ça n'a vraiment rien à voir. Pourtant, j'accepte d'acheter le petit bidule en plastique que je planque au fond de mon sac, honteuse comme une gamine, avant de retrouver les autres. Nous passons le reste de l'après-midi à préparer le repas, à accrocher les dernières guirlandes, à nous raconter ces vies que nous connaissons pourtant si bien.

Je refuse les coupes de champagne. Mon malaise ne passe pas. Et si j'avais mangé un truc pas frais ? Je creuse ma mémoire en enfilant ma robe de velours pour aller dîner. Alors je repense au bidule en plastique dans le sachet froissé et je m'enferme dans les toilettes de ma salle de bain.

Assise sur la cuvette glacée, je fais pipi sur la languette comme je l'ai fait il y a seize ans et j'attends. Peu. En quelques secondes à peine, j'aperçois très distinctement deux bandes bleues franches, que je compare vingt fois au schéma explicatif. Le bidule est formel. Je suis enceinte. 

Aurais-je la force de tout recommencer ?

Ma tête tourne. Je vacille. Et passe la soirée dans un brouillard épais, spectatrice d'un film dont je ne fais pas partie. Je suis perdue entre angoisse, incrédulité et une excitation inattendue pendant que l'assemblée rit, engloutit des monceaux de nourriture, inconsciente de ce qui se cache dans la clandestinité de mon ventre.

Lovée dans la solitude de mon secret, je passe une nuit étrange. Bercée par le cliquetis des mâts des bateaux, je réfléchis à ce nouveau destin totalement imprévu qui pourrait être le mien, aux chamboulements que ça engendrerait pour nous tous. À mon âge, aussi.

Aurais-je la force de tout recommencer ? Ne suis-je pas trop vieille pour aller chercher un enfant à l'école ? Dans le lit, mon mari dort comme un bienheureux, inconscient de ce qui se trame dans mon corps et dans ma tête.

Le matin du 25 décembre, alors que l'aube point enfin, j'ai pris ma décision. D'un baiser, je réveille Romain et je lui annonce, pleine d'angoisse, ce cataclysme. “C'est ça, mon cadeau ?”, répond-il encore endormi. Aujourd'hui, Flora a 5 ans. C'est devenu la mascotte de la famille.

Et chaque année, lorsqu'elle ouvre ses cadeaux les yeux écarquillés de bonheur, je me rappelle ce réveillon inoubliable qui, sans prévenir, a bouleversé ma vie."

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Témoignage publié dans le magazine Marie Claire n° 820, janvier 2021