La prochaine fois, vous vous raviserez peut-être avant de commenter le poids d'autrui. “Quand j’ai voulu perdre du poids, j’ai eu beaucoup d’encouragements. Plus je m'éloignais de l'obésité et plus j’avais des compliments, même de personnes pas forcément proches”, témoigne Alice*, 25 ans. La jeune femme, en surpoids depuis l’enfance, est habituée au jugement des autres sur ses “kilos en trop”. Pourtant, comme elle nous le confie, c’est quand elle commence à les perdre, que ces attentions, se voulant bienveillantes, la gênent le plus. 

C’est comme si mon corps ne m’appartenait plus, j’étais comme prise dans une course qui ne pouvait jamais se terminer", déplore-t-elle. 

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Comme Alice, nous avons toutes et tous déjà fait l'expérience de commentaires non sollicités liés à notre apparence physique. Des remarques dont pâtissent encore plus largement les personnes qui n'entrent pas dans les standards imposés par la société. "Trop" ceci "pas assez" cela : les commentaires de ce type, majoritairement grossophobes, de même que les "félicitations" et réjouissances feintes liées à une quelconque perte de poids chez l'autre, abîment la santé mentale des concerné.es. Et font également du mal à celles et ceux qui les profèrent, sans même qu'iels en aient conscience. Explications.

Quand minceur rime avec bonne santé 

“Le danger, dans le fait de souligner la perte de poids chez l’autre, c’est de l’encourager à correspondre à une norme, qui change par ailleurs régulièrement”, explique d'emblée Anne Landry**, psychothérapeute spécialiste des troubles du comportement alimentaire. “Il ne faut pas oublier que dans les années 50, les femmes minces étaient considérées comme en mauvaise santé”, rappelle-t-elle.

Ces dernières décennies, c'est pourtant la minceur qui a été érigée comme symbole d'une bonne santéSont alors opposées, arbitrairement, les personnes grosses et les personnes minces, et toute une liste de caractéristiques préfabriquées qui leur collent encore aujourd'hui à la peau. Une personne grosse serait ainsi, naturellement peu volontaire, sujette au "laisse-aller" quand à l'inverse, une personne mince est considérée comme "prenant soin d'elle". 

Le poids de forme, qui nous permet d’être en bonne santé psychique et physique, n’est pas le même pour tout le monde.

"Malheureusement, aux yeux de la société, les personnes gagnent de la valeur en maigrissant, parce que les traits de caractère d'une personne mince ne sont pas péjoratifs”, abonde le Dr Vanessa Folope, médecin responsable du Centre de Nutrition Bois-Guillaume et du Centre Spécialisé Obésité Haute Normandie

Le réflexe d'alerter un.e proche sur une prise de poids, ou au contraire, le/la saluer pour sa perte de poids, découle de cette vision inhibée par des codes sociétaux, dictant la forme que devraient avoir nos corps. 

Pourtant, “le poids de forme, qui nous permet d’être en bonne santé psychique et physique, n’est définitivement pas le même pour tout le monde, et c'est "médicalement prouvé”, rappelle l'experte.

Perdre du poids... et ne surtout pas en reprendre

Décuplées par les réseaux sociaux, ce type de remarque traduit regard constant que l'on porte au corps des autres -et par extension à soi-même-, “ce qui peut être vécu comme une intrusion violente”, prévient Anne Landry. 

“Si vous êtes capable de voir que cette personne a perdu du poids, vous êtes capable de voir quand elle en prend. Cela peut engendrer une peur du regard des autres et du jugement extérieur et conduire à un repli sur soi, ou au développement d’un 'faux soi', dans le but d’être parfait.e”, poursuit-elle.

Cette histoire, Anton, 30 ans, la connaît bien. À la tête du compte Instagram @antondeplume, il documente déjà son parcours de perte de poids depuis plusieurs mois, quand son passage dans l’émission de témoignages, Ça Commence Aujourd’hui (France 2), fait exploser son nombre d'abonné.es. 

Encourager quelqu’un qui a perdu du poids peut déclencher des troubles du comportement alimentaire, autant chez l’émetteur que chez le récepteur.

“Même si je pense que je recherchais cette visibilité, c’était bizarre de laisser entrer tant de personnes dans mon intimité. Au début, mon compte, c'était juste un condensé de conseils et un carnet de bord, pour ma santé”, explique-t-il. Mais au fil des jours, des commentaires reçus, des stories postées et des likes récoltés, le jeune homme perd pied. "J’ai vite compris qu’une photo de mes repas plaisait beaucoup moins qu’un avant/après et, une fois qu'on sait faire des 'j’aime', on tombe dans une spirale malsaine”, continue-t-il. 

Cette obsession le poursuit même jusque dans ses rêves. “Souvent, je faisais ce cauchemar, où je me réveillais, et j'avais repris tout mon poids - il a perdu 40 kilos, ndlr - et la seule chose qui m’inquiétait, c’était comment j’allais justifier de ça à mes abonné.es”, soupire le jeune homme.

“Le risque est d’encourager la personne à être dans un contrôle permanent de son apparence. Ce qui entraîne une restriction. Et qui dit restriction, dit frustration et donc risque de compulsion. Encourager quelqu’un qui a perdu du poids peut déclencher des troubles du comportement alimentaire, autant chez l’émetteur que chez le récepteur”, alerte Anne Landry. 

Mincir dans une société grossophobe : un enjeu de performance

Au-delà de leur l'impact néfaste sur la personne qui les reçoit, ces réflexions peuvent aussi s'avérer délétères chez celle qui les formulent. “La personne qui émet des compliments sur la perte de poids pense qu’il est préférable d’être mince pour être belle. Elle projette ses propres peurs à travers ses encouragements”, analyse la psychothérapeute. 

Et cette obsession est, là encore, exacerbée par les réseaux sociaux, plus particulièrement sur Instagram, où la communauté des "régimeurs et régimeuses" est très populaire. Beaucoup y partagent leur parcours de perte de poids, des assiettes de rééquilibrage alimentaire, aux opérations de chirurgie bariatrique. 

Pour Anne Landry, rien de surprenant à ce comportement. “On reste dans ce cercle vicieux créé par une société qui fait l’apologie de la performance, sous couvert d’une normalité qui pénalise l’identité, la différence et la personnalité de chacun.e”.

Plus dangereux encore, "La jeune fille ou le jeune homme attiré.e par ce type de profil est en recherche de réponses. Plutôt que de se tourner vers des professionnel.les de la nutrition, ou des thérapeutes spécialisé.es dans le domaine, ils vont s’inspirer de ces comportements qui apportent une solution rapide. Cela peut avoir des conséquences dramatiques”, alerte Anne Landry.

Des réflexions et encouragements à mille lieues du réel

“Personne ne sait ce qu’il se passe derrière la toile, le mal-être, les sacrifices, la solitude qui les ont conduits à parler de leur intimité sur ces plateformes. Et puis, que savons-nous de la démarche de cette personne ? A-t-elle souffert dans cette perte de poids? A-t-elle été en restriction sévère ? Même si cela part d’un bon sentiment nous ne savons pas, au fond, ce que nous encourageons chez l’autre”, martèle la psychothérapeute.

Lorsque Anton a ouvert son compte, il était à quelques jours d’une entrée en cure. Quand il a décidé de s’en détacher, un an plus tard, et 40 kilos envolés, il ne s’aimait toujours pas. 

Les encouragements, ça ne fait pas tout. Parfois même, ça crée l’effet inverse.

“Les encouragements, ça ne fait pas tout. Parfois même, ça crée l’effet inverse. J"avais peut-être perdu du poids, mais mon corps ne me convenait pas. Sur les réseaux, on est constamment renvoyé à notre image. J’avais même pris rendez-vous avec un chirurgien, pour faire retirer mon excès de peau”, raconte-t-il. 

Alice, elle, a vécu ces intrusions comme une invasion de son intimité. “Si j’ai pris du poids enfant, c’est parce que j’ai été victime de relations incestueuses. Quand j’ai décidé d’en parler à un professionnel, c’est ce déblocage qui a fait que j’ai voulu me défaire de ces kilos de malheur. Mais beaucoup de personnes voyaient ça comme une performance, dans laquelle ils voulaient m’accompagner”, partage-t-elle, presque en colère aujourd'hui.

La responsabilité du corps médical

Une ambiguïté persiste, souligne le Dr Vanessa Folope. Dans un cadre médical, les félicitations peuvent être utiles, même si elles ne doivent pas être détournées comme un moyen de validation, accorde la spécialiste.

“Les gens viennent nous voir pour avoir des conseils en nutrition, souvent car ils sont en obésité. On est dans cette logique de féliciter, parce que des encouragements peuvent être porteurs, ça valorise et ça permet de donner un petit coup de boost pour continuer les efforts”, plaide-t-elle. 

Néanmoins, la médecin acquiesce : il s'agit de nuancer, pour ne pas pousser le/la patient.e dans des extrêmes qui pourraient (re)déclencher des troubles du comportement alimentaire. On ne félicite pas la minceur, mais on encourage la personne à trouver son poids de forme”, continue-t-elle.

Dans le cas inverse, un.e professionnel.lle de santé n'est pas censé.e s'attarder sur une prise de poids. S'il/elle peut la faire remarquer pour écarter un possible problème sous-jacent, pour certain.es, cela peut être la porte ouverte à la grossophobie médicale.

Sortir de la validation physique

"Quand on fait partie de l’entourage, il y a d'autres moyens d'épauler. Si la personne se remet à cuisiner ou à goûter de nouveaux aliments, on peut féliciter ces changements, mais pas les corps", conseille Dr Vanessa Folope. 

"Mettre l’accent sur ce que l’autre dégage souligne d’autres aspects qui sont bien plus parlants que le physique, qui se veut très réducteur", complète Anne Landry.

Aujourd'hui, je ne reçois plus de messages qui me demandent des conseils de perte de poids, je n’ai plus cette responsabilité.

Pour Anton, se détacher de ce regard a été long mais salvateur. "Aujourd'hui, il n'y a plus cette attente de performance. Je ne reçois plus de messages qui me demandent des conseils de perte de poids, je n’ai plus cette responsabilité", partage le jeune homme. Désormais, les mots qu'il reçoit lui font juste chaud au cœur. "Ma perte de poids n'est plus un levier pour qu’on m’aime et qu’on me valide", sourit-il. 

Il y a quelques semaines, le trentenaire a décidé de revenir sur le réseau social, en faisait quelque chose d’inenvisageable un an auparavant. "J'ai annoncé que j'avais repris neuf kilos. Et je me sens très bien, j’accepte mon corps et sa place dans la société. Ce qui importe, c'est que mes problèmes d'apnée du sommeil et autres soucis liés à mon poids soient réglés", affime-t-il. 

Alice, elle, a tout simplement décidé de demander aux gens de cesser les commentaires sur son apparence. "Bizarrement, les gens le prennent bien. Ils s’inquiètent même de ne pas me féliciter parce qu’ils trouvent ça impoli, mais je ne veux pas qu’on m’en parle constamment et comme le chemin va être long, autant le dire dès le début”, sourit-elle.

Au Dr Vanessa Folope de confirme r: “Bien sûr, l’apparence compte, mais ça ne doit pas être la seule base de compliments, et surtout ça ne doit pas être notre seule manière d’exister. Souvent, les personnes me disent 'je ferai ça quand j’aurai maigri', parce qu’elles pensent qu’elles ne sont pas légitimes, puisqu’on leur a fait se sentir ainsi toute leur vie, c'est dramatique”.

Souvent, les personnes me disent 'je ferai ça quand j’aurai maigri', parce qu’elles pensent qu’elles ne sont pas légitimes.

Et si, désormais, on réfléchissait à deux fois avant de commenter l'apparence physique de l'autre ? "Est-ce que j’apprécierais ces commentaires ? Et quand bien même ils ne me gêneraient pas, est-ce que je suis sûr.e de ne pas déclencer un mal-être quelconque chez la personne en lui donnant mon avis ?", questionne la médecin.

N’oublions pas que derrière les corps se cachent des mondes intérieurs complexes, des vécus parfois difficiles. Nul besoin d'en rajouter, quand bien même "cela part d'une bonne intention".

* Le prénom de la personne a été changé

** Anne Landry est l'auteure d'"Hyperempathie" (Éditions Trédaniel)