Annie Ernaux : "Les moments tragiques que traverse en ce moment Gaza me tourmentent beaucoup"

Par Natacha Wolinski
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Annie Ernaux
À partir du mercredi 28 février 2024, la prix Nobel de littérature 2022 est au cœur d'une exposition qui met en regard ses textes et le travail de plusieurs photographes. Une nouvelle façon, pour l'écrivaine engagée, de "donner à voir l'époque", comme elle nous l'explique. Interview.

Rares sont les écrivain·es qui sont autant à l'écoute du monde dans ce qu'il délivre de plus quotidien, le ton monocorde du chômeur qui fait la manche dans le métro, l'odeur de javel qui se dégage du rayon des légumes au supermarché... Annie Ernaux, qui a remporté en 2022 le prix Nobel de littérature, s'appuie dans ses écrits sur son expérience directe de tout ce qui l'entoure mais elle convoque aussi, très souvent, la photographie.

Fascinée par la nature visuelle de ses récits, une jeune commissaire d'exposition, Lou Stoppard, a entrepris de rechercher, dans les collections de la Maison européenne de la photographie (MEP), les images qui pourraient librement y faire écho. Au fil de cette exposition intitulée Extérieurs - Annie Ernaux & la photographie, à découvrir du 28 février au 28 mai 2024, les instantanés de Janine Niepce, William Klein, Dolorès Marat ou encore Daido Moriyama sont réunis aux murs en regard de textes extraits du livre Journal du dehors, écrit entre 1985 et 1992.

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Ces photos fonctionnent comme autant de projections mentales de l'œuvre d'Annie Ernaux, qui nous confie ici, dans un même élan, son rapport à l'image et son rapport au monde d'aujourd'hui.

L'écriture en images

Marie Claire : Lorsque l'on est un prix Nobel de littérature, on est comparé à d'autres prix Nobel. Est-ce agréable pour vous que, pour une fois, vos textes ne soient pas mis en regard d'autres textes mais de photographies ?

Annie Ernaux : C'est une démarche très intéressante, en effet. Le texte sur lequel s'appuie l'exposition est le Journal du dehors, un livre où j'ai cherché à pratiquer une écriture photographique du réel, en décrivant ce que l'on peut ressentir devant les choses ordinaires de la vie, comme faire ses courses ou prendre le bus.

Je suis guidée par la sensation et le désir de conserver une mémoire des relations humaines.

Il existe pour moi un lien entre le Journal du dehors, qui est une somme d'annotations de ce que je vois, de ce que j'entends, et la photographie qui est une sorte d'instantané. Dans son livre La Chambre claire (Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil) qui questionne la nature de la photographie, Roland Barthes invente un mot, le "punctum". Le "punctum", c'est le détail qui attire le regard, le hasard qui suscite l'étonnement ou l'émotion. Certains de mes écrits ont beaucoup à voir avec le "punctum".

Toute votre œuvre repose sur une écriture directe et lapidaire. Vous pensez que la description clinique de la réalité donne accès à cette réalité ?

Non, absolument pas. En regardant et en décrivant ce qui m'entoure, je cherche dans le réel ce qui correspond à quelque chose de profond en moi. Dès que je mets le pied dans le monde extérieur, je suis une caisse de résonance. Je suis guidée par la sensation et le désir de conserver une mémoire des relations humaines, une mémoire de l'époque aussi. J'ai un regard sociologique, c'est certain.

On a le sentiment parfois que vous écrivez comme on démonte un mécanisme d'horlogerie. Mais une fois démonté, il faut remonter le mécanisme pour qu'il marche, non ?

Je pense que la description est déjà en elle-même une façon de juger, de dénoncer. Je ne cherche pas à reconstruire. Il ne faut pas mettre une idéologie derrière ce que je fais. Ce que j'écris obéit presque toujours à la mémoire et à la sensation. Ce n'est rien de plus que cela. Je donne à voir l'époque, je livre des traces de la vie sociale à travers des scènes ou des personnages anonymes que je saisis avec mes mots.

Tous ces anonymes, vous considérez que cela pourrait être vous ?

Oui, bien sûr. À ma façon, je suis porteuse de la vie des autres.

Un journal intime publié après sa mort 

Dans l'un de vos plus célèbres ouvrages, Les Années, vous remontez en même temps le cours de votre vie et celui d'une partie du XXe siècle à travers la description d'une vingtaine de photographies. Le livre commence par ces mots : "Toutes les images disparaîtront." C'est parce que l'on finit toujours par oublier qu'il faut écrire ?

Oui, mais pas seulement. Écrire contre l'oubli, c'est sauver quelque chose du temps passé, mais c'est aussi comprendre d'où l'on vient et ce qui a eu lieu. Dans un autre de mes livres, L'Événement, j'ai raconté mon avortement en 1963, alors que j'étais jeune étudiante. J'ai ressenti le besoin de faire ressurgir une mémoire qui est affreuse, mais qu'il faut sauver pour l'avenir. On voit bien, aujourd'hui où tant de pays régressent sur cette question, combien cela est nécessaire.

La chaîne Arte a projeté l'an dernier un film, Les Années Super 8 coréalisé avec David Ernaux-Briot, où l'on vous découvre, jeune mère, dans les années 70. Les images, prises par votre mari d'alors, délivrent une impression de bonheur. Était-ce le cas ?

Non, ce n'étaient pas des années très heureuses.

Ce sont donc des images trompeuses ?

Oui. 

Vous tenez un journal intime depuis toujours. Est-ce que l'on y retrouve le contrepoint de ces images ? 

Le journal intime reflète le ressenti profond, alors que le film, c'est l'apparence, le surmoi. Seul mon journal détient la vérité de ces années-là.

Mon journal intime ne sera publié intégralement qu'après ma mort.

Pourquoi tenez-vous un journal depuis si longtemps ?

C'est une habitude prise à l'âge de 16 ans. Durant les années où j'ai élevé mes enfants, ce journal était une façon d'exprimer ce que je ne pouvais pas exprimer. À partir du moment où j'ai vécu seule, il a constitué moins un refuge qu'une autre manière d'écrire.

Vous avez conservé tous vos journaux depuis vos 16 ans ?

Pas tout à fait, puisque ma mère a détruit ceux que j'ai tenus entre 16 et 22 ans. En me mariant, en quittant la maison familiale d'Yvetot, je les ai laissés dans le grenier. Je n'avais pas envie que mon mari les lise. Lorsque ma mère est venue vivre avec nous, pour s'occuper de mes enfants tandis que je préparais mon agrégation, elle m'a rapporté mes anciens cahiers, mes photos de classe, mais pas mes journaux intimes !

J'ai compris tout de suite qu'elle les avait lus et sans doute brûlés, de peur que mon mari tombe dessus. Le pire, c'est qu'elle a prouvé son forfait en me rapportant uniquement le dernier, celui où je raconte la rencontre avec mon mari justement. Je n'ai jamais osé lui en parler.

Le journal intime représente quoi pour vous ? Un équilibre mental ?

Mon journal est très réactif. Depuis quelques années, comme je mène une vie assez solitaire, il est surtout en lien avec ce qui se passe dans le monde. Les moments tragiques que traverse en ce moment Gaza me tourmentent beaucoup.

Écrire dans mon journal me permet de mettre au clair ma pensée. Bien sûr, je me dis parfois : à quoi cela sert que tu écrives tout cela dans ton journal puisque cela n'a aucune incidence sur le présent, sur le réel ? Il vaudrait mieux écrire une tribune dans Le Monde, mais mon journal m'autorise une grande liberté. Je n'ai personne à ménager dans mon journal, qui ne sera d'ailleurs publié intégralement qu'après ma mort.

Annie Ernaux a "très mal vécu" la réception de son prix Nobel

On y trouvera des réflexions sur le prix Nobel de littérature reçu l'an dernier ?

Oui, mais si je publiais mon journal aujourd'hui, ce serait un tollé parce que j'ai très mal vécu cette distinction. Aller chercher à Stockholm ma médaille de la main d'un souverain, d'une royauté, n'a pour moi rien à voir avec l'écriture.

Vous vous êtes sentie en porte-à-faux ?

Oui, absolument. J'ai envoyé mon double à Stockholm ! (Elle rit.)

Vous n'êtes pas sensible à la reconnaissance de votre œuvre ?

Ce qui est formidable, c'est le bonheur des autres. J'ai reçu beaucoup de témoignages de lecteurs et de lectrices qui m'ont dit que d'une certaine façon, c'étaient eux, les anonymes, qui avaient reçu le Nobel à travers mon œuvre. De tels messages justifient une existence d'écriture.

La France, telle qu'elle est gouvernée, ne va pas du tout dans la bonne direction.

Si vous avez détesté la remise du prix Nobel, vous seriez encore plus horrifiée par la cérémonie d'introduction à l'Académie française... 

J'ai toujours dit que je n'irais jamais dans ce truc de vieux ringards. Ils se sont opposés pendant des années à la féminisation de l'orthographe. Ils continuent de dénoncer les prénoms non genrés iel et iels. Pour ma part, je les utilise désormais. On s'y fait très bien.

Aujourd'hui, le féminisme est très pluriel, cela vous gêne ?

Non, c'est sain. Le féminisme représente dans toutes ses composantes une force importante, capable de changer les choses, même si toutes les femmes n'affrontent pas les mêmes problématiques. Je pense que les femmes racisées ou issues de milieux défavorisés (quand ce n'est pas les deux) sont au croisement de plusieurs types de difficultés. On ne peut pas avoir toutes les mêmes luttes, les mêmes urgences.

Récemment, vous avez signé des pétitions pour la paix à Gaza. En 2023, vous vous êtes opposée à la réforme des retraites...

Je ne me considère pas comme une militante dans la mesure où je soutiens des programmes, des luttes, mais pas des partis. Ceci dit, je veux participer aux changements de la société. La France, telle qu'elle est gouvernée, ne va pas du tout dans la bonne direction, que ce soit l'école, les hôpitaux, la suppression de l'impôt sur la fortune, la nouvelle loi qui limite les droits des immigrés...

Quand j'ai entendu que cette loi inique était passée, j'ai pensé aux Français et aux Françaises qui, en majorité, approuvent ce vote. Ils ne se rendent pas compte qu'à la prochaine étape, ce seront eux qui seront victimes de la suppression de l'APL. Si on continue comme ça, ce sera Marine Le Pen au pouvoir et un coup de vis sur les personnes les plus vulnérables, celles que l'on accuse déjà de frauder les allocations familiales.

Vous résidez à Cergy depuis 1975. Pourquoi être restée fidèle à ce lieu ?

Je suis restée dans cette maison après mon divorce pour que mes enfants ne changent pas de collège. Puis, en 1984, j'ai reçu le prix Renaudot pour La Place et ai ressenti la nécessité impérieuse de rester à l'écart du milieu littéraire parisien et de son entre-soi. Ici, j'ai un beau jardin.

À Paris, je n'aurais pas bénéficié du calme que requiert l'écriture et en même temps de cette proximité avec une ville nouvelle, qui me permet d'observer ces microcosmes que sont les hypermarchés ou les rames de RER. La réalité nous échappe toujours, elle échappe à tout le monde. Mais il faut essayer tout de même de la nommer.

Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 858, daté mars 2024.

Extérieurs - Annie Ernaux & la photographie, du 28 février au 28 mai 2024, à la MEP Paris.

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