Impossible de vous souvenir de cette micro liste de course établie dans le bus juste avant d’arriver au supermarché ou des rues à emprunter lors d'un trajet que vous avez pourtant effectué plusieurs fois à l’aide de votre application de géolocalisation ? 

Si vous avez l’impression que les petits trous de mémoire ponctuent votre quotidien (sans qu'une pathologie psychique n'en soit la cause), alors vous souffrez peut-être d’une amnésie digitale

Sa dénomination est certes nouvelle, mais ces troubles de la mémoire causés par la sur-utilisation des écrans et une exposition trop importante à la lumière bleue, ne sont pas inconnus des spécialistes.

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“Ce n’est pas nouveau, il n’y a qu’à regarder autour de nous. Quand j’enseigne, lors de la pause, les élèves scrutent leur téléphone et en oublient même leurs besoins primaires. Quand on termine la pause c’est : ‘j’ai oublié d’aller aux toilettes’, parce que le cerveau est comme happé par l’énergie du smartphone”, en témoigne Marion Blique, psychologue-clinicienne installée aux États-Unis

Un temps d'écran trop important grignote la mémoire

Ce n'est plus un secret, les écrans ne sont pas les meilleurs amis de notre cerveau, bien qu’il y a encore quelques années, on laissait volontiers Dr Kawashima étudier et stimuler notre mémoire pendant des heures sur la Nintendo DS.

“Nous avons une mémoire courte, qui peut se remémorer ce que nous avons fait et dit dans les 15 à 30 dernières secondes. Pour que l’information soit retenue et passe en mémoire longue, il nous faut de la concentration et de la répétition (auditive ou imagée). Sauf que désormais, ce temps de digestion cérébrale est mangé par l’écran, qui capte toute notre attention”, regrette la spécialiste de la psyché. 

En plus de ça, l’écran nous habitue à l’instantanéité et nous invite à “scanner” plutôt qu’à réellement regarder.  “On passe de moins en moins de temps sur les choses. On ne lit plus, on scanne, ainsi, il est impossible de retenir quoi que ce soit, notre cerveau n'enregistre plus rien”, alerte Marion Blique. 

Catherine Price, auteure de Comment rompre avec votre téléphone, vient appuyer ce propos, dans un entretien pour The Guardian.

"Notre cerveau ne peut pas effectuer plusieurs tâches. Nous pensons que nous pouvons. Mais chaque fois que le multitâche semble réussi, c'est parce que l'une de ces tâches n'était pas exigeante sur le plan cognitif, comme vous pouvez plier du linge et écouter la radio. Si vous faites attention à votre téléphone, vous ne faites attention à rien d'autre et vous ne vous souviendrez que des choses auxquelles vous faites attention", explicite-t-elle.

Des cerveaux éduqués aux smartphones devenus paresseux

Pour Marion Blique, cela est d’autant plus inquiétant pour les jeunes générations, qui formatent leur cerveau ainsi dès le plus jeune âge. 

“L’addiction aux écrans n'est plus à prouver, malheureusement c’est un danger pour la mémoire des jeunes, qui voient leur développement cognitif se limiter. Cela incite le cerveau à devenir paresseux”, poursuit-elle.  

 

Jérémie a 17 ans et a grandi avec les écrans. "J'ai beaucoup de mal en orthographe et en grammaire, pas parce que j'écris en 'langage texto', mais parce que le téléphone corrige tout. Pareil, pour les livres étudiés en cours, j'ai pris l'habitude de les écouter sur des applications dédiées, mais finalement, je ne suis pas capable d'en faire des résumés quelques mois après", admet l'adolescent.

"Avant, le par cœur et les moyens mnémotechniques nous offraient des bases solides qu'on venait rafraîchir au fil de la vie. Désormais, nous avons les calculettes, les correcteurs en ligne... Les écrans sont devenus des extensions de nos cerveaux", réagit la psychologue. 

Des avancées technologiques qui pourraient même avoir un impact sur le développement de nos personnalités, si l'on en croit la neuroscientifique Wendy Suzuki.

“Si nous ne pouvons pas nous souvenir de ce que nous avons fait, des informations que nous avons apprises et des événements de notre vie, cela nous change… [La partie du cerveau qui se souvient] définit vraiment nos histoires personnelles” , expliquait-elle aux auditeurs du podcast Huberman Lab, le 23 mai 2022.

Peu entretenue, la mémoire des plus âgés est aussi abîmée

Mais les plus jeunes ne sont pas les seuls à souffrir de cet assaut des écrans sur leur psyché. Car, si chez ceux, plus exposés, cette amnésie peut s’installer précocement et plus durablement, elle peut également venir embuer les cerveaux de celles et ceux qui n’ont pas grandi avec un smartphone. 

Catherine a 59 ans et n'a eu son premier téléphone tactile que dans les années 2010. Si elle est une incollable des tables de multiplication qu'elle répétait des dizaines de fois, chaque soir, enfant, elle note désormais des faiblesses à sa mémoire visuelle.

"J'ai toujours été très débrouillarde, je me repère normalement très bien dans l'espace. Sauf que depuis que j'ai pris l'habitude de suivre une application de géolocalisation, sur les conseils de mes enfants, j'ai perdu mon sens de l'orientation et je me suis beaucoup perdue aussi", rit-elle.

"Il ne faut pas croire que les écrans sont moins délétères sur les cerveaux plus âgés, nuance Marion Blique, même si elle a été travaillée dans le passé, la mémoire doit être constamment stimulée. Si on ne l’exerce plus comme avant, quand on se souvenait de nos listes de courses, de nos rendez-vous, de nos itinéraires ou des numéros de téléphone et que l'on utilise plus que des rappels virtuels, forcément, le cerveau va se dire qu'il n'a plus besoin de fournir autant d'effort". 

À noter que la lumière bleue émise par ces écrans est aussi l'un des obstacles à un sommeil réparateur, où une phase de re-consolidation de la mémoire s'observe. Ceux qui en sont privés voit forcément leur cerveau s'abîmer et leur mémoire flancher. 

De l'importance des coups de pouce mémoriels non virtuels

Difficile donc de se défaire de ces objets qui sont censés nous faciliter la vie, mais qui finissent par grignoter notre santé psychique. 

"Le souci, c'est qu'aujourd'hui, toute notre identité, toute notre vie est sur notre portable. Si on le perd, on perd aussi tous les souvenirs, parce qu'au fil du temps, la mémoire du téléphone devient aussi la nôtre", précise la psychologue-clinicienne.

"Lors d'une expérience en 2010, trois groupes différents ont dû effectuer une tâche de lecture. Un groupe a reçu un message instantané avant de commencer à lire, un autre l'a reçu pendant la lecture et le dernier n'en a pas. Après un test de compréhension, on a découvert que les personnes qui avaient reçu le message pendant la lecture ne se souvenaient pas de ce qu'elles venaient de lire", illustre la neuroscientifique Barbara Sahakian auprès du quotidien britannique.

Mais alors, comment faire pour se détacher de ces habitudes et rendre à notre cerveau sa splendeur mémorielle ? "Il n'y a pas de secret, il faut passer moins de temps sur son téléphone et s'obliger à ne plus compter sur lui comme sur un deuxième cerveau", commente Marion Blique.

Ainsi, choisissez d'écrire votre liste de courses sur une feuille de papier, plutôt que de la taper ou de vous repérer à l'aide de la carte - et non plus des directions précises - de Maps, quand vous empruntez un nouvel itinéraire.

Pr Larry Rosen, neurologue, partage également son astuce des "pauses technologiques" au Guardian.

"Réglez une alarme sur votre téléphone pour dans 15 minutes. Placez-le écran contre table, dans votre champ de vision pour créer un stimulus qui signifiera à votre cerveau que vous aurez droit à une 'pause technologique' de quelques minutes après la sonnerie. Au fil des jours, répétez l'exercice en augmentant le temps de concentration. Si vous parvenez à atteindre les 60 minutes sans consulter votre téléphone, c'est déjà très positif", explique le spécialiste du cerveau.

Dans tous les cas, si se défaire d'un comportement addictif aux écrans sera bénéfique pour notre santé physique et psychique, il faudra tout de même re-muscler sa mémoire. "Et cela passe aussi par la lecture, les jeux et surtout une hygiène de vie équilibrée", rappelle la psychologue-clinicienne.