Les sociologues ont senti le frémissement : crise oblige, les Français consomment moins, cuisinent plus, et le « fait maison » est à la mode. « Le plaisir à petit prix, Bien manger en famille pour moins de 9 € par jour » de Jean-Pierre Coffe (éd. Plon) s'est vendu comme des petits pains. Les blogs de cuisine explosent. Le « Dîner presque parfait » de M6 et les leçons de cuisine d'Abdel, le chef cuistot des people (sur Canal+), font recette. De plus, l'égalité hommes-femmes étant acquise (du moins en théorie), éplucher ou pétrir n'est plus ressenti comme une assignation perpétuelle au rôle humiliant de desperate housewife. 

Bref, se mettre aux fourneaux c'est tendance, et ça peut même changer la vie. Comme dans «Julie et Julia », le nouveau film de Nora Ephron (en salles le 16 septembre) : l'histoire vraie de Julie Powell (Amy Adams), qui, pour pimenter sa morne existence de secrétaire frustrée, a entrepris de réaliser pendant 365 jours les 524 recettes d'une cuisinière célèbre, Julia Child (Meryl Streep). Et si nous avions toutes quelque chose de cette Julie Powell, qui touille ses considérations sur sa vie perso, entre quiche aux épinards et crème brûlée?

Couple en cuisine : Le plus fort en goûts

« Ce qui se joue dans la cuisine est moins anodin qu'il n'y paraît », explique Jean-Claude Kaufmann, observateur gourmand des mystères du quotidien dans son essai « Casseroles, amour et crise » (éd. Armand Colin). « La cuisine, c'est un langage amoureux par défaut. 

Vidéo du jour

Tout comme le lit, la table crée le couple, qui se construit par la fabrication d'une culture commune, au travers d'innombrables passes d'armes quotidiennes dans la cuisine. La mayonnaise prend plus ou moins bien. Car jour après jour, l'envie de faire couple butte sur les manies alimentaires de l'autre et ses manières de table.  

Muriel : « On s'est engueulés tout de suite sur la cuisson des aliments : viande bleue pour lui, à point pour moi, pâtes àagrave; l'huile d'olive pour lui, au beurre pour moi. »

Après ces premiers rounds d'observation réciproque, suit une kyrielle de micro-luttes sourdes, chacun tentant, souvent inconsciemment, d'imposer ses codes, goûts, convictions (ou énième régime). Au nom d'une tradition familiale forcément supérieure à celle de l'autre (« Chez moi, on fait comme ça »), ou de la santé-forme (« C'est plein d'oméga 3 »), ou encore de l'efficacité («Laisse-moi faire, j'irai plus vite »).

Une lutte d'influence d'autant plus âpre que dans un couple sur dix, selon les statistiques, l'homme s'impose aux fourneaux, y compris pour la cuisine ordinaire.

«La nuit, il n'est pas rare que je le surprenne non pas devant un film porno mais plongé dans Cuisine TV », s'amuse Laurence. 

Avec l'arrivée des enfants, le couple est écartelé entre de nouvelles aspirations contradictoires: comment concilier le rituel du repas du soir en commun, moment privilégié des retrouvailles de la famille, et les envies de chacun.

Virginie, cordon-bleu sans disciples: «J'aimerais transmettre mon savoir-faire à mes gamins, mais ils préfèrent regarder la "Nouvelle star" devant une pizza surgelée, soutenus par leur père, cet hypocrite, qui s'étonne ensuite que je mitonne de moins en moins!»

Couple en cuisine : Réussir les compromis

Le fond du problème, c'est que la nourriture est d'abord une histoire d'amour. Celui qui la prépare, c'est celui qui donne l'amour à la nichée. Avec tout le pouvoir et le contrôle que cela lui confère. D'où les conflits de territoire. Pour certains nouveaux pères, prendre le contrôle de la cuisine c'est une véritable revanche, une façon de récupérer les rênes du foyer...

Au fil des compromis et des concessions arrachés à l'autre, le casting cuisine se précise. A l'un le rôle du chef, à l'autre (plus ou moins consentant) celui de second couteau (ou de commis de cuisine) prêt à défendre ce qu'il lui reste de territoire en jouant les inspecteurs des travaux finis. Mais la distribution des rôles peut bouger: «C'est celui qui fait les courses qui décide en cuisine», s'amuse Caroline.

Elle désamorce les velléités de contrôle du nouvel homme de sa vie, grâce à des opérations éclairs au supermarché, ni programmées ni annoncées. Le (vrai) pouvoir serait-il au fond du chariot?

Couple en cuisine : Fooding contre bonne franquette

Vincent: « Je ne sais pas comment on est passés de nos spaghettis parties d'étudiants au "Dîner presque parfait", quand nous recevons: gaspacho à la pastèque, caviar de courgettes et crème de parmesan (sur assiettes rectangulaires, bien sûr). Paniquée, elle me parle alors comme un général à ses troupes: "Sors et trouve-moi une mangue pour finir mes verrines! J'ai intercalé le crumble de spéculos, le fromage blanc, mais je n'ai plus assez de fruits pour la dernière couche de petits dés."

Quand je lui demande s'il ne serait pas plus simple de présenter sa ratatouille sur un plat plutôt qu'en verrines, elle répond, glaciale, qu'elle ne fait pas une "ratatouille" mais des "légumes confits au four" (nuance), tout en parsemant ses verrines de "pétales" de jambon de Bayonne et de piment d'Espelette. Je me bats aussi pour réhabiliter des plats que tout le monde adorait, et devenus mystérieusement ringards: la paella, la choucroute... Visiblement nous n'avons plus les mêmes codes. »

Franck: «Sa dernière tocade ? La machine à pâtes. Dans la cuisine, elle étend sa pâte à lasagnes sur des fils, comme du linge. Du coup, on ne peut plus ouvrir les placards! Une fois sèches en haut, elles se cassent dès qu'on les effleure. D'où la scène habituelle qui commence par: "Tu ne peux pas faire attention ?" et qui finit par: "C'est ça, mange tes saloperies industrielles plutôt que ma pasta maison!"» 

Gaëlle: «Il faut le voir jouer au patriarche biblique avec sa machine à pain (qui produit du pain de mie, faut aimer...), la nourriture symbolique, sacrée par excellence. Il se prend pour le maître du monde! On sent le protecteur absolu de sa nichée, comme si on était en guerre et que les boulangeries étaient prises d'assaut entre deux raids aériens. Si je rapporte une baguette, drame assuré...» 

Coralie: «Quand nous invitons, je commence à tout préparer la veille, sous ses regards goguenards: "Cooool ! Relax !" Il paraît que je lui pourris la vie en prenant de l'avance. Mais un dîner programmé, ça exclut les plans impro. Tout doit être parfait. Contrairement à moi, il n'a pas ce savoir-vivre qui consiste à rendre la pareille quand on a été bien reçu. Son refrain: "Pas de prise de tête! Ce que tu peux être formaliste!" Il se cramponne aux codes imaginaires de son milieu - recevoir en cuisine, sur une table en chêne - sans voir que même ses parents ont évolué et reçoivent avec beaucoup plus de raffinement que lui.

Couple en cuisine : À « ma » ou À « ta » sauce ?

Sebnem: «Il adore se mêler de tout quand je suis dans la cuisine, m'abreuvant de conseils inutiles. J'ai une spécialité turque, le zeytinyagli. Toute sa saveur vient des poireaux, de l'huile et du sel. Il rajoute en douce de l'oignon et de l'ail: c'est du harcèlement culinaire, de l'intrusion! En plus, il retourne la responsabilité contre moi : "Tu n'as aucune ouverture d'esprit, tu refuses d'innover!" Il prétend qu'il cuisine plus fun, plus inventif, sous prétexte qu'il adore expérimenter: spaghettis carbonara au miel, etc. Quand il tournicote autour de moi sous prétexte de m'aider, j'ai l'impression qu'il veut ma place, mon rôle : m'éjecter, pas moins.» 

Valérie: «Au début, il était soft, il testait ma résistance: "Ah! tu fais l'omelette baveuse? Chez moi, on l'aime plus cuite." Après cette mise en bouche est venu le terrorisme: "Tu as salé le rosbif avant de l'enfourner? Quelle hérésie! Tu vas le dessécher." "C'est quoi cette manière de laver la salade à l'eau courante? On la fait tremper dans de l'eau vinaigrée." Mais quand on reçoit, c'est lui qui se met aux fourneaux: tête de veau, tripes, baeckeofe... Du lourd, du tradi. Je n'ai pas le droit de donner un conseil: il applique les recettes de sa mère... »

Karine: «Mon nouveau chéri mange à heure fixe, et veut savoir à quelle heure on passera à table. Avec moi il est "servi"... Ce qui l'énerve, c'est que je mange à toute vitesse, souvent en travaillant, portable en main, et l'œil sur les infos. Bref, je suis anti-conviviale selon lui. Mais chez moi on mangeait pour se nourrir, pas vraiment par plaisir... »

Couple en cuisine: bio, light, gras ou maniaque?

  • Bio contre pratique

Eric: « Elle se fait livrer des paniers bio avec des légumes qu'elle ne sait pas ou n'a pas le temps de cuisiner : potimarron, choux, salsifis... Interdit d'en rigoler: "Ce n'est pas une mode! C'est un acte militant, pour maintenir des agriculteurs sur place. En prime, je limite mes déplacements pour aller les chercher." De la bonne conscience de feignasse urbaine pour justifier son snobisme: on trouve les mêmes produits au marché d'à côté... J'essaie de la raisonner: "Et la disparition des agriculteurs de ton marché de quartier, tu t'en fiches ?" Et si j'achète des œufs non certifiés bio label AB, elle m'accuse de vouloir empoisonner les enfants et menace d'alerter les services sociaux. Epuisant. » 

  • Light contre gras

Fanny: «Ma solution minceur? Je propose toujours deux plats : du "festif" moyennement diététique, genre frites jambon, pour le clan père-enfants, et une salade composée pour moi. Mais du coup, il m'accuse de faire "table à part" : dans une "vraie famille", selon lui, on doit tous manger la même chose. Eh bien, non! Je ne sacrifierai pas ma ligne en mangeant de la pizza tous les soirs, en signe d'intégration dans ma famille.» 

  • Maniaque contre artiste

Olivia: «Au début, j'étais fascinée par sa capacité à improviser des merveilles avec des fonds de placard. Aveuglée par l'amour, je récurais sans broncher les douze casseroles utilisées, et la cuisine constellée de taches quand il avait touillé son fameux coulis de tomates. Car le problème, c'est qu'il est incapable de laver et de ranger une fourchette... Et tout le monde acclame l'artiste, pendant que je nettoie et enrage. Esclavagiste! J'en arrive à l'empêcher de cuisiner pour m'éviter la corvée qui suit.»

Couple en cuisine : L’avis de la sociologue

  • L'amour au fond du chariot 

Dis-moi ce que tu achètes, je te dirai comment tu aimes... Martyne Perrot* a cuisiné des couples sur leurs comportements lors des courses. Interview épicée. 

  • Marie Claire : Le contenu du chariot en dit-il long sur l'état de notre relation de couple ?

Martyne Perrot: Oui, mais tout dépend du statut social, des revenus et des goûts du couple. Une chose est sûre : la femme qui fait les courses est dans sa fonction archaïque de nourricière. Elle fait systématiquement passer les goûts de ses enfants et de son conjoint avant les siens. Mais l'amour s'exprime en effet de toutes sortes de façons : plats cuisinés frais ou surgelés pour varier les plaisirs ou, au contraire, produits frais pour mitonner soi-même le petit plat préféré de l'autre... 

  • Les premières courses à deux : un grand moment dans l'histoire du couple ? 

Oui, la banalité apparente de cette activité est trompeuse. C'est l'occasion de montrer publiquement que « Madame et Monsieur » sont ensemble. Et de dévoiler ainsi un début de projet de vie à deux. Sans compter la confrontation aux habitudes, aux valeurs et aux goûts de l'autre, parfois déroutants. Une recomposition savante, complexe et invisible est à l'œuvre, avec une tendance à l'unification des goûts, plus économique. Mais la mise en commun des goûts, si démocratique soit-elle, n'est jamais égalitaire. 

  • Un bon test pour imaginer l'avenir alors?

Oui. Faire les courses à deux constitue pour les célibataires une rupture qui va nécessiter des ajustements réciproques. Les germes des tensions à venir sont déjà là : « Quelle horreur, ton supermarché ! Je préfère acheter mon pain, ma viande et mon fromage chez mes petits commerçants. J'ai mes adresses. » Ou le contraire : « Quelle perte de temps, tes boutiques ! On ne pourrait pas rationaliser les courses et tout acheter en une fois pour un mois dans un hyper ? » Et puis chacun arrive avec ses traditions familiales. Mais il n'y a pas de premier chariot type des amoureux : les uns choisiront du festif - champagne, alcool, tapas, etc. -, d'autres des spaghettis-jambon juste pour se nourrir, parce qu'ils ont mieux à faire que de passer la soirée à table...

  • Et le désamour, peut-il être caché dans nos courses ?

Oui, et là encore, chacun sa stratégie pour faire passer le message. Ainsi, Violaine, l'une de mes interviewées, a rempli un énorme chariot de produits interdits à ses enfants par leur père (frites et pizzas surgelés, confiseries en tout genre) et l'a fait livrer chez son ex, un week-end où il avait la garde de leur progéniture. Une manière de marquer son territoire à distance, tout en montrant au père que ses règles étaient désormais caduques...

(*) auteure de « Faire ses courses »