[Son récit, Le Consentement, avait provoqué une onde de choc. Le film éponyme et glaçant de Vanessa Filho, adapté de son livre coup de poing, se dévoile dans les salles obscures mercredi 11 octobre 2023. Dans ce récit d'emprise porté à l'écran, Kim Higelin y incarne la jeune victime, et Jean-Paul Rouve, l'écrivain Gabriel Matzneff, qui a fait l'apologie de la pédocriminalité dans ses textes, mais pouvait à l'époque compter sur l'appui d'un milieu littéraire, mondain et complaisant, au prétexte de son talent d'auteur. En avril dernier, Marie Claire avait rencontré Vanessa Springora, alors que Ludivine Sagnier racontait sa traumatique adolescence sur les planches.]

Sur la scène dépouillée du théâtre des Abbesses, Ludivine Sagnier est V., 14 ans, une adolescente tombée sous l’emprise de G., 50 ans, un écrivain, pédophile notoire, protégé par un microcosme littéraire aveuglé par sa célébrité.

Vidéo du jour

"Le Consentement" : l'onde de choc

Avec sensibilité et intensité, sans aucun pathos, la comédienne fait résonner les mots de Vanessa Springora devant un public subjugué. On saisit la puissance littéraire de son texte, dont la publication en janvier 2020 provoqua une déflagration dans la société française.

"Vanessa a aidé la parole à se libérer, explique Ludivine Sagnier. Elle a été un des piliers de #MeToo, mais Le Consentement n’est pas qu’un témoignage, c’est l’œuvre d’une écrivaine. Elle a validé l’adaptation de la pièce et nous a fait une confiance aveugle. Elle m’impressionne par son intelligence, sa résilience et son humour aussi. À la fin du spectacle, des hommes, des bourgeois parisiens, septuagénaires, me disent : 'Je ne savais pas. Ce soir, on est face à notre honte.' Une honte sociétale dont ils prennent conscience. Je lui suis très reconnaissante de me donner la possibilité de me battre à ses côtés. Éditrice, elle se met au service de textes écrits par d’autres femmes. Elle est une passeuse de relais."

[Vanessa Springora] continuera à faire bouger les lignes parce qu’il y a chez elle un instinct de survie très fort et une capacité de résilience très rare. - Vanessa Filho, réalisatrice

Au Café Livres, au pied de la tour Saint-Jacques où elle nous a donné rendez-vous, Vanessa Springora savoure un thé rooibos.

Son récit adapté au cinéma

"J’aime beaucoup cette image de passeuse de relais, comme j’ai beaucoup aimé travailler avec des femmes telles que Ludivine Sagnier et la réalisatrice Vanessa Filho pour l’adaptation cinématographique (4) du livre, qui sortira à l’automne prochain. J’avais aimé son premier film Gueule d’ange. Sa sensibilité, sa capacité de filmer à hauteur d’enfant m’ont rassurée. Je savais qu’elle ne tomberait pas dans le piège d'abimer une jeune comédienne en la forçant à faire des choses qui ne sont pas de son âge. Elle a eu l’idée géniale de prendre Kim Higelin, 21 ans, qui crève l’écran avec son interprétation si juste de l’adolescente à la fois sauvage et discrète. Elle aurait pu ne pas du tout résonner avec qui j’étais, cela aurait été bien aussi, elle dégage tellement d’émotion. Je sais que ce tournage a été dur émotionnellement."

Je n’ai visionné le film qu’une fois et c’était extrêmement remuant. Beaucoup de moments douloureux sont remontés.


Comme il a été émotionnellement difficile pour Vanessa Springora de se confronter à la mise en images de son récit. "Je n’ai visionné le film qu’une fois et c’était extrêmement remuant. Beaucoup de moments douloureux sont remontés, et curieusement, les passages liés à la sexualité n'étaient pas les plus difficiles. Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi je me suis effondrée quand Kim se retrouve face au proviseur qui l’exclut du lycée. En fait, c’est le moment où la société m'a sanctionnée pour quelque chose dont, en réalité, j’étais la victime. Une sanction sociale d’une violence incroyable alors que j’étais trop jeune pour me rendre compte que mon mal-être était lié à cette histoire. La deuxième partie du film a été plus dure à visionner, j’étais en larmes, secouée de soubresauts et de sanglots..."

Pour la réalisatrice, Vanessa Filho, l’important était de rester fidèle au livre. "Je ne voulais surtout pas trahir Vanessa. Elle l’a été par les écrits de Gabriel Matzneff, un triple prédateur, sexuel, psychologique et littéraire. Il était hors de question de la transformer une nouvelle fois en personnage de fiction. On a eu une connexion forte, son regard bienveillant et ses ajouts au scénario ont fait grandir le film. C’est une femme généreuse, empathique, courageuse et qui continuera à faire bouger les lignes parce qu’il y a chez elle un instinct de survie très fort et une capacité de résilience très rare."

Burn-out

Directrice des éditions Julliard, devenue du jour au lendemain l’autrice d’un best-seller – 337 208 exemplaires vendus (5) –, Vanessa Springora fut happée par le succès phénoménal au péril de son équilibre physique et mental.

Je travaillais la nuit, les vacances, j’ai perdu huit kilos, j’étais en burn-out sans me l’avouer.


"En promotion continuelle à l'étranger, dans des salons du livre, je ne voyais plus mon compagnon, mon fils, ma famille, mes amis. Tout le monde était frustré, même mes auteurs, qui trouvaient que je m’occupais trop de mon livre. Je travaillais la nuit, les vacances, j’ai perdu huit kilos, j’étais en burn-out sans me l’avouer."

Dans quelques jours, elle aura 51 ans. Un âge qui l’allège. Elle a quitté la direction des éditions Julliard fin 2021, elle est désormais une éditrice indépendante et une femme beaucoup plus "apaisée".

"L’accueil magnifique fait à ce livre, son impact inespéré jusqu’au changement de la loi sur la majorité sexuelle m’ont réconciliée avec une grande partie de l’humanité. Ce soutien massif de l’opinion publique a réparé le fait de ne pas avoir été protégé où j’aurais dû l’être. Je vais mieux mais il faut apprendre à vivre avec cet épisode de ma vie, à distance, de façon pacifiée."

Éditer des livres sur la sexualité féminine

Et surtout, elle a pu réaliser le projet qui lui tenait à cœur : concevoir et diriger, au sein des éditions Julliard, sa propre collection sur la sexualité féminine. Une collection irrévérencieuse au titre prometteur : Fauteuse de trouble. "Notre apprentissage de la sexualité s’est fait sous la plume d’hommes. Comme beaucoup, j’avais lu Georges Bataille, Pierre Louÿs, Charles Bukowski, Henry Miller, mais mis à part Anaïs Nin, on a vite fait le tour des autrices. Freud parle du continent noir, moi je dis qu’il suffit de créer les conditions pour que les femmes puissent exprimer ce qu’elles vivent, ressentent, désirent sans être jugées comme des nymphomanes, des hystériques ni des saintes-nitouches. J’ai envie d’opérer ce rééquilibrage littéraire en ouvrant une fenêtre, un espace de liberté pour une parole désinhibée sur la sexualité."

On a soulevé un couvercle énorme qui pesait sur le corps des femmes. Il faut profiter de ce moment de liberté.

 
Le mouvement #MeToo aurait-il libéré tous les possibles, même dans le champ littéraire ? "On a soulevé un couvercle énorme qui pesait sur le corps des femmes. Il faut profiter de ce moment de liberté. Dans les années 70, les femmes revendiquaient : 'Mon corps m’appartient' ; ce n’était pas que la question de l’avortement, elles parlaient aussi du plaisir. Au XXIe siècle, il est temps d’aborder la sexualité du point de vue de l’égalité totale. Or l’étude citée par Ovidie dans son podcast révèle que ce sont les hommes hétérosexuels les plus satisfaits sexuellement, suivis des homosexuels, puis des femmes homosexuelles, et tout en bas, les femmes hétérosexuelles..." (Elle rit.)

C’est justement Ovidie que Vanessa Springora a contactée, il y a deux ans, pour lui proposer d’écrire de la fiction érotique. L’autrice et documentariste, flattée, lui a répondu : "Vous savez, Vanessa, pour moi, la chair est triste."

"J’en étais déjà à deux ans d’abstinence, poursuit Ovidie. Je lui ai expliqué que du côté des femmes, j’avais l’impression que, depuis cinq ans, on était plutôt dans une phase de désillusion, de pause, de déconstruction. Je me sentais incapable d’écrire quoi que ce soit d’érotique ou de positif à propos de la sexualité. Sa réaction a été de dire : 'Mais la sexualité, même pour la mettre à distance, c’est déjà un sujet en soi.' Et l’aventure a commencé..."

Aujourd’hui, son livre La Chair est triste hélas inaugure cette collection aux enjeux stimulants. "La difficulté à l’heure actuelle pour pas mal de femmes, c’est de se 'reprogrammer', explique l’autrice. On a donc besoin de recréer une culture sexuelle féminine féministe, en proposant des contre-images, des contre-textes, une contre-culture à travers l'écriture."

Un défi qui enchante Emma Becker, romancière remarquée de La Maison (6). Vanessa Springora lui a laissé carte blanche pour Odile l’été, un récit initiatique et incandescent des premières expériences sexuelles de deux amies d’enfance. "Je ne suis pas sûre que j’aurais écrit de la même manière sans cette 'commande', explique Emma Becker. Être lue par une femme a été très libérateur. La bienveillance de Vanessa, sa compréhension tacite m’ont autorisée à parler de sexualité enfantine et adolescente. C’est la genèse de tout ce qu’on va vivre par la suite, nous sommes nombreuses à avoir commencé notre vie affective et sexuelle avec nos pareilles. J’ai longtemps considéré que c’était des jeux d’enfants sans gravité jusqu’au jour où je me suis interrogée sur mon obsession pour les hommes alors que tout, à la base, m'entraînait vers les femmes..."

Vanessa Springora, elle, a confié en premier à un homme, son ami Olivier Nora, PDG des éditions Grasset, la lecture du manuscrit du Consentement. Elle lui demande alors son sentiment en étotale franchise" et en toute confidentialité. Il se souvient : "J’ai trouvé le texte très fort, déjà très abouti." Mais il est très loin d’imaginer la réception qu’aura ce livre. "C’était, certes, de la matière très sensible, mais cela pouvait être considéré comme étant très microcosmique, circonscrit à l’univers littéraire. Quand je découvre le texte, l’affaire Adèle Haenel et la nouvelle 'affaire Polanski' autour de la soirée des Césars n’ont pas encore eu lieu. On a dit a posteriori : 'Grasset a voulu faire 'un coup', la première histoire #MeToo de l’édition après le #MeToo du cinéma', mais ce calcul n’a jamais existé."

Ouvrir la voie

Ce qui existe en revanche désormais est la réticence à publier certains récits autobiographiques. "Je suis contre la censure, et a fortiori quand elle est dictée par l'émotion ou la morale d’une époque donnée, déclare Olivier Nora. Mais nul ne peut se prévaloir de comportements délictuels dans un récit autobiographique. Ce que la fiction permet, la confession l’interdit." Pour l’éditeur, le succès spectaculaire du Consentement aura permis "à une succession de livres de nature et de qualité différentes de s’inscrire dans son sillage, comme ceux de Camille Kouchner et d’Hélène Devynck".

Contacteée par mail, cette dernière, journaliste au cœur de l’affaire PPDA et autrice d’Impunité (7), répond aussitôt : "Je ne connais pas personnellement Vanessa Springora mais il est certain que son livre a eu une grande influence sur ma vie et sur mon livre ! Je serais ravie de lui rendre un peu ce qu’elle m’a donné sans le savoir." Elles ont affronté le même milieu, "un certain monde littéraire rance fréquenté par Patrick Poivre d’Arvor", et la même hostilité. "Chaque femme qui s’expose est attaquée, j’ai fait la promotion de mon livre en apnée, c’était violent mais j’étais portée par les autres femmes ; Vanessa, elle, est montée au front toute seule."

Mon fils, 14 ans, a attendu un an avant de le lire. J’étais très inquiète de l’impact dans son collège.


Est-elle consciente de son impact sur notre société et la vie de nombreuses femmes ? Vanessa Springora sourit : "C’est ce que dit mon jules..." Ce qui la réjouit est d’avoir contribué à ce que le consentement sexuel fasse désormais partie du vocabulaire des adolescent·es. "J’ai écrit ce livre parce que j’avais des ados, mon fils et mon beau-fils, à la maison. Mon fils, 14 ans, a attendu un an avant de le lire. J’étais très inquiète de l’impact dans son collège avec la médiatisation et les extraits les plus crus repris ad nauseam. Au bout de deux jours, il m’a dit : 'Ne t’en fais pas, je suis devenu l’idole de mes copines, j’ai gagné dix points de cote !' Il fait partie de cette génération de garçons qui auront été éduqués par tous ces débats."

Des débats qu’elle a initiés en se rendant parfois dans des collèges. Comme celui de Bessancourt (Val-d’Oise) à l’invitation de Stéphane Giardina, aujourd’hui responsable des actions culturelles à Serris (Seine-et-Marne). Il raconte : "Simple, sincère, entière, elle a su adapter son histoire aux classes de 5e, expliquer la manipulation qu’elle a subie, sans affect ni esprit de vengeance. Ce sont les garçons qui sont venus la solliciter à la fin." Elle ne l’a pas oublié. "L’un d’entre eux avait vécu quelque chose de similaire. Cela m’est arrivé plusieurs fois dans les lycées, c’est bouleversant. Il y a un cas où j’ai craqué, une histoire d’inceste terrible..." Vanessa Springora s’interrompt, submergée par l’émotion. Les mots d’Olivier Nora ressurgissent : "Vanessa est une fausse fragile".

Peut-être, mais elle est restée à fleur de beau. Après trois ans consacrés au Consentement, on comprend qu’elle ait envie de se préserver, de consacrer du temps à sa famille et à l'écriture d’un nouveau récit dont le thème reste secret. Avec une légereté nouvelle. Longtemps, elle a vécu dans l’angoisse de croiser Gabriel Matzneff dans le monde de l’édition : "J’ai vécu avec cette boule au ventre. Maintenant je pense que c’est un vieux monsieur qui arpente le boulevard Saint-Germain avec sa canne et ça ne me concerne plus. Je n’ai plus peur. Je pense que c’est lui qui a peur. La peur a changé de camp."

1. Éd. Grasset. 
2. Fauteuse de trouble, Éd. Julliard. 
3. Mise en scène de Sébastien Davis. Reprise parisienne et tournée la saison prochaine. 
4. Avec Kim Higelin, Jean-Paul Rouve, Élodie Bouchez...
5. Ventes cumulées grand format et poches (décembre 2022), cessions dans trente pays. 
6. Éd. Flammarion. 
7. Éd. du Seuil.

Ce portrait a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 848.