Les modèles sont sagement alignés face à l'entrée, au bout du magasin. Des mocassins en parfait état. Des derbys au cuir à peine marqué. Ce jour-là, seule une paire de bottines Jodhpur en box marron semble avoir déjà été portée. Nous sommes à la boutique J.M. Weston de la rue Saint-Honoré, à Paris, et ces souliers sont d'occasion.

Rapportés en magasin contre un bon d'achat, restaurés à Limoges par les artisans du chausseur, proposés à la moitié du prix des modèles neufs, ils font partie de l'offre Weston Vintage lancée en novembre 2019. Avec A.P.C. – et ses jeans Butler récupérés, lavés, réparés – et quelques enseignes de mode enfantine – Cyrillus, Jacadi, Okaïdi –, la marque est l'une des premières en France à proposer chez elle une offre de seconde main. Ailleurs, les initiatives se multiplient.

En septembre dernier, COS a lancé le site Resell, dédié à la revente de ses vêtements, suivi en octobre par Levi's et sa plateforme SecondHand, en test sur le marché américain. Au même moment, Gucci révélait un partenariat avec The RealReal, spécialiste américain de l'occasion. Outre-Atlantique, le concept est moins nouveau. Le programme 90 Worn Wear de Patagonia existe depuis 2017.

L'entreprise pionnière collecte et revend les vêtements dont ses clientes n'ont plus l'usage, mais leur apprend aussi à les réparer via photos et tutos. Eileen Fisher, styliste engagée dans l'écoresponsabilité, compte un site de revente mais également deux magasins consacrés à des pièces d'anciennes collections déjà portées. Le maroquinier Mark Cross dispose même d'une section vintage sur son site.

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27% de notre vestiaire sera d'occasion d'ici 2023

Toutes ces actions sont portées par l'intérêt des consommateur.trices pour une mode plus durable. Le marché mondial de la seconde main est estimé à 30 voire 40 milliards de dollars (25 à 34 milliards d'euros) par le cabinet Boston Consulting Group. Selon son étude, parue en octobre pour Vestiaire Collective, il devrait croître de 15 à 20 % par an au cours des cinq prochaines années. Les vêtements d'occasion sont voués à représenter 27 % de notre vestiaire d'ici 2023 (21 % aujourd'hui).

Selon le rapport 2020 de ThredUP, autre plateforme de revente, les achats de seconde main devraient même dépasser ceux de la fast fashion en 2029. Une croissance fulgurante qui s'explique par l'accessibilité en termes de prix, la disponibilité – notamment en ligne, via des plateformes comme Vinted et Depop –, l'attrait de la pièce unique, mais aussi la conscience grandissante de la nécessité de changer ses habitudes d'achat.

Plus les gens achètent, plus l'envie continue

L'impact économique et écologique de la crise sanitaire n'a fait que renforcer le phénomène, même auprès des amateurs de luxe : selon un sondage du moteur de recherche Tagwalk de novembre dernier, 66 % des répondants du site se déclarent prêts à dépenser autant pour une pièce vintage que pour une neuve.

Ce contexte incite de grandes marques à s'ouvrir à l'upcycling : Miu Miu a proposé cet automne une collection de quatre-vingts robes vintage remises au goût du jour ; Maison Margiela a lancé Recicla, une ligne de vêtements anciens transformés par John Galliano et son équipe ; Stella McCartney s'apprête à recycler ses prototypes. Pour autant, oseront-elles lancer leur plateforme de revente ? Les avantages d'une structure intégrée sont nombreux.

Elle leur permet de promouvoir des comportements plus vertueux, mais aussi de nourrir le désir en déculpabilisant l'acte d'achat. "Plus les gens achètent, plus l'envie continue", analyse Julien Sanders, consultant expert en mode vintage. La marque garde un côté cool d'autant plus important aujourd'hui que le marché de la seconde main s'ouvre au-delà des amoureux du vintage."

Cette activité crée du trafic en magasins et sur l'e-shop, de l'engagement auprès des fans, de la fidélisation sur un marché réputé volatile. Jen Sey, vice-présidente et directrice marketing chez Levi's, l'a bien compris. Sur SecondHand, les client.es "adorent la chasse, remarque-t-elle. Et adorent trouver quelque chose de vieux mais de nouveau, d'usé mais d'unique, qui aura fait appel à moins de ressources naturelles qu'un produit neuf."

La durabilité, clé de voûte d'un nouveau système de la mode

Pour les marques de luxe, une proposition de seconde main bien pensée offre d'autres avantages encore. Thierry Oriez, président de J.M. Weston, y voit "une manière de mettre en avant le savoir-faire de nos artisans et la qualité de nos cuirs" en proposant des chaussures patinées qui ont su traverser le temps, la griffe démontre son intemporalité et valorise son patrimoine.

C'est également une façon de reprendre le contrôle sur le marché de l'occasion existant. "À l'extérieur, la revente se fait sans vérification d'authenticité ni restauration", observe Thierry Oriez. "Nous avons préféré devenir acteurs de ce marché. Le regarder, c'est aussi mieux le comprendre."

C'est pour nous une manière de parler à une nouvelle génération.

Sans risque de cannibalisation : "Weston Vintage ne s'adresse pas aux mêmes personnes. C'est pour nous une manière de parler à une nouvelle génération, avec la possibilité d'en faire des clients pour nos modèles neufs." Fanny Moizant, présidente cofondatrice de la plateforme de revente Vestiaire Collective, abonde : "Au départ, les acheteurs en seconde main n'ont pas le pouvoir d'achat, mais ils peuvent l'acquérir. Si entre-temps la marque les a convaincus, c'est gagné."

Loin de se sentir menacée, elle voit d'un bon œil l'arrivée des plateformes de marques : "Sur une marketplace, la communauté s'auto-contrôle, les prix sont libres, le choix important. Chez une marque, les prix et les produits sont contrôlés et l'offre limitée aux produits d'une griffe." Pourquoi les marques ne sont-elles alors pas plus nombreuses à se lancer ? Les freins sont plus pratiques qu'intellectuels.

Thierry Oriez ne s'en cache pas : la mise en place de Weston Vintage fut plus ardue que prévu. Le premier enjeu est d'ordre organisationnel : pour vendre des produits de seconde main, il faut d'abord les collecter. Or "convaincre nos clients de nous rapporter les paires qu'ils ne portent plus n'est pas simple", confie-t-il. D'où une offre vintage pour le moment limitée : la demande est telle qu'elle dépasse l'offre, suscitant des listes d'attente.

Chez Levi's, Jen Sey se heurte aux mêmes limites : "La seconde main est un modèle complexe. Chaque produit est unique : il a besoin d'une photo, d'un prix, de mesures, d'indications de taille et d'état d'usure spécifiques. Les quantités disponibles varient. Faire correspondre l'offre et la demande est délicat." S'ajoute la difficulté de la mise en scène du produit d'occasion, le plus souvent réduite à sa plus simple expression. Mieux vaut pouvoir compter sur ceux qui se suffisent à eux-mêmes.

Les client.es adorent trouver quelque chose d'usé mais d'unique, qui aura fait appel à moins de ressources naturelles qu'un produit neuf

"Les client.es adorent trouver quelque chose d'usé mais d'unique, qui aura fait appel à moins de ressources naturelles qu'un produit neuf." Jen Sey, vice-présidente et directrice marketing chez Levi's Tous ces freins posent la question de l'enjeu financier : une marque a-t-elle économiquement intérêt à se lancer dans la seconde main ? Thierry Oriez le reconnaît volontiers : "Quand on reprend une paire de chaussures contre un bon d'achat de 100 €, qu'on la restaure dans les règles de l'art puis qu'on la revend à moitié prix, l'équation économique, au mieux, est neutre."

Cette activité lui paraît malgré tout nécessaire car porteuse de sens : la marque montre qu'elle prend ses responsabilités et mise sur une relation longue avec ses clients. "Il faut sortir du paradigme selon lequel chaque transaction doit être rentable, confirme Joëlle de Montgolfier, spécialiste du secteur du luxe au sein du cabinet de conseil Bain & Company.

Le but désormais doit être d'accompagner le consommateur sur la durée d'une vie." Quitte à accepter de réduire ses marges. Les marques de luxe les plus convoitées peuvent toutefois constituer des exceptions. Leurs produits, pérennes et très recherchés par les collectionneurs, s'envolent à de tels niveaux de prix en dehors de leur réseau qu'elles n'ont pas intérêt à prendre part à ce marché, parfois hautement spéculatif. D'où, par exemple, l'absence d'Hermès dans ce domaine. Pour Chanel, proposer un service de seconde main n'est pas plus à l'ordre du jour.

Chez beaucoup d'autres marques en revanche, des réflexions sont en cours. "Chacune doit trouver son modèle en fonction de son ADN, constate Fanny Moizant. Vont-elles privilégier une offre en magasin ou la vente en ligne ? Embrasser le changement en interne ou s'associer avec des gens dont c'est le métier ? Tout le monde va tester."

La durabilité est la clé de voûte du nouvel écosystème. Puisque les marques ont désormais vocation à être reportées, leur valeur de revente devient le nouvel outil de mesure de leur désirabilité. Ce qui ne signifie pas forcément la fin de la fast fashion. "Il y aura toujours une appétence pour son immédiateté, juge Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po. Il s'agit plus de nouvelles complémentarités que d'un remplacement.

Face à toujours plus de choix et de mélanges, le consommateur devient son propre styliste." On n'a pas fini de s'amuser avec ses vêtements.