Sinéad Burke : "La mode a toujours été et continuera d'être personnelle et politique"

sinead burke activiste mode
À 30 ans, Sinéad Burke est une voix forte et engagée dans la lutte pour la diversité et l'inclusion au sein de l'industrie de la mode. Membre du jury pour le Woolmark Prize 2021, elle revient pour Marie Claire sur son parcours et son rôle d'activiste mode.

Mars 2017. Du haut de son mètre zéro cinq, l'enseignante irlandaise Sinéad Burke fait le tour du web après avoir donné un talk lors d'une conférence TEDX de 10 minutes, pour lequel elle pose une question simple : "Avec quelle personne en tête le design est-il pensé ?". 

En racontant ce que signifie aborder le monde lorsqu'on est une personne de petite taille, elle a ainsi ouvert un débat sur l'invisibilisation des personnes handi.e.s au sein de la mode. Un sujet qu'elle traite depuis l'adolescence sur son blog éponyme, via lequel elle souligne le caractère exclusif de la mode.

Atteinte d'achondroplasie, maladie qui perturbe le développement des os, elle a cofondé l'Inclusive Fashion and Design Collective (IFDC) avec Liz Jackson, militant reconnu dans la défense des droits pour les personnes handi.e.s.

Depuis que son passage à la conférence TED est devenue virale au point d'avoir été vu par plus d' 1 millions de personnes, Sinéad Burke est devenue une icône de la mode contemporaine et occupe, toujours avec style, de nombreux front row lors des semaines de la mode. 

Cette année, la jeune femme a de nouveau accepté d'être jury pour le Woolmark Prize 2021, qui récompense annuellement un.e jeune designer et son travail sur la maille. Aux côtés de Naomi Campbell, Holli Rogers, Gabriella Karefa-Johnson ou encore Manish Arora et Tim Blanks, elle devra départager les finalistes du Prix. Sont actuellement en lice Casablanca, Bethany Williams, Matty Bovan, Kenneth Ize, Thebe Magugu ou encore Le Cavalier. 

Vidéo du jour

Autant de jeunes créateurs dont le travail résonne avec les problématiques actuelles, que l'on parle de mode éthique et responsable, d'artisanat ou encore de diversité. Une raison d'aborder avec Sinéad Burke l'avenir de la mode à l'heure où la jeune création est en prise directe avec ces questionnements, lesquels se trouvent renforcés par la pandémie de Covid-19. Entretien. 

"Personne ne peut mieux raconter cette histoire que toi, car c’est ton histoire"

Marie Claire : Revenons à mars 2017. Ce jour-là, vous avez prononcé un discours qui a probablement changé le cours de votre vie et celui d'autres personnes se sentant aussi oubliées par la société. Vous souvenez-vous comment vous vous sentiez avant et après avoir parlé ?

Sinéad Burke : Je me souviens être restée sur scène pendant la répétition et de ne pas pouvoir me souvenir des mots et phrases que j'étais censée prononcer. J'avais passé des mois à me préparer pour ce moment, mais devant le fait accompli je me suis dis que je n'y arriverais pas. Plus tard dans la soirée, j'ai appelé ma famille et mes amis et j'ai essayé de répéter avec eux, mais ce n'était toujours pas ça.

Dans les heures qui ont précédé le discours, je me suis retrouvé dans la salle de bains pour handi.e.s au siège de TED, debout devant le miroir, et je me suis dit deux choses: personne ne peut mieux raconter cette histoire que toi, car c’est ton histoire. Et, la raison pour laquelle tu es nerveuse c'est que tu as entendu dire que TED est une expérience qui peut changer ta vie, mais profite de ce moment. Délecte-toi des émotions que tu vis et chéri ce souvenir. Tu ne pourras peut-être plus jamais faire l'expérience d'un tel moment alors ne le gaspille pas en étant nerveuse et en rêvant de ce qui pourrait être possible.

Avez-vous réalisé à ce moment-là que vous avez allumé une lueur d'espoir pour beaucoup ?

Je n'avais aucune idée de ce qui allait suivre - si le discours et si mes expériences du design en tant que femme handicapée résonneraient avec tout le monde. J'étais surtout soulagée de me souvenir de chaque mot et d'émouvoir le public qui était dans la salle, de lui permettre de voir le monde sous un autre angle.

Le changement prend du temps, mais n’est jamais impossible.

Votre discours parlait du design de manière générale, cependant, c'est surtout l'industrie de la mode qui a été publiquement la plus encline à engager une conversation. Comment l'expliquez-vous?

Je suis amoureuse de l'industrie de la mode depuis aussi longtemps que je m'en souvienne. Je me suis renseignée sur le système de la mode. Lorsque l'invitation à prendre la parole lors de la conférence VOICES de Business of Fashion s'est concrétisée, j'ai accepté car c'était une plate-forme sur laquelle je me sentais prête à parler du rapport entre le design, le handicap et la mode.

Plus jeune, quel était votre rapport à la mode ?

J'ai compris que la mode a le pouvoir de créer de l'autonomie et de me donner un espace pour raconter qui je suis au reste du monde. Pourtant, un grand nombre de mes choix dans le commerce de détail se limitaient à la section pour enfants ou à des articles que je n’aimais pas ou qui n'exprimaient pas ma personnalité, mais ils correspondaient à ma taille et étaient facilement modifiables.

J'existais dans un espace où je comprenais le potentiel de l'industrie de la mode, mais je n'avais pas encore réalisé que les personnes handi.e.s pouvaient être des clients, des employé.e.s ou des créatif.ve.s.

Pouviez-vous imaginer être en couverture d'un magazine à ce moment-là ?

Pas du tout. L'idée d'être sur la couverture d'un magazine, pendant mes années d'adolescence, me semblait une possibilité quasi extraterrestre - non pas parce que les personnes handi.e.s ou les personnes de petite taille ne méritaient pas d'être mises en couverture, mais parce que la définition de l'influence et de la beauté de l'industrie de la mode semblait si linéaire qu'elle ne s'élargirait peut-être jamais pour englober des personnes qui me ressemblaient. Le changement prend du temps, mais n’est jamais impossible.

Depuis ce discours, vous avez assisté à de nombreux défilés et événements de mode. Cela a-t-il changé votre perception ce que vous avez appelé "l'industrie la plus exclusive au monde" ?

J’ai acquis une meilleure compréhension de l’importance de la représentation et de l’inclusion délibérée des voix handi.e.s. Cette inclusion favorise la créativité, l'innovation et la résolution de problèmes.

J’ai également appris davantage sur la nervosité et la réticence de l’industrie à s’engager auprès de la communauté des personnes handi.e.s - ce qui a été utile pour essayer de trouver des solutions !

Ce n'est pas une excuse, mais notre compréhension du handicap a été encadrée à travers un modèle médical, puis un modèle caritatif et maintenant, finalement, nous passons à un modèle basé sur les droits, comprenant l'importance de créer des espaces où les personnes handi.e.s ont droit à la dignité.

La présence de personnes handi.e.s est encore rare dans l'industrie, comment l'expliquez-vous ?

Je pense que l'industrie de la mode n'est qu'un microcosme d'un monde plus large, ce qui signifie que les personnes handi.e.s ne sont pas représentées de manière adéquate ou suffisante dans la culture, la politique, les arts ou l'éducation.

Ce n'est pas une excuse, mais notre compréhension du handicap a été cantonnée à un modèle médical, puis un modèle caritatif et maintenant, finalement, nous passons à un modèle basé sur les droits, comprenant l'importance de créer des espaces où les personnes handi.e.s ont droit à la dignité, l'éducation et une vie autonome.

Je pense que ces changements dans notre compréhension du handicap ont laissé beaucoup de gens incertains de la langue ou du vocabulaire à utiliser ainsi que la manière d'interagir avec une personne handi.e.s.

Donc, par peur de dire ou de faire la mauvaise chose - les gens ne disent rien et ne font rien. L’apathie du monde a accru l’inaccessibilité des personnes handi.e.s.

Nous devons mieux comprendre que le handicap est varié et intersectionnel. Le handicap peut être hérité ou acquis. Cela peut être permanent ou temporaire. Le handicap peut être visible ou invisible. Cela peut être un handicap physique comme le mien, cela peut être sensoriel, cela peut être une maladie chronique ou encore une maladie mentale.

Il y a des personnes en situation de handicap tout autour de nous, mais peut-être n'avons-nous pas créé des espaces où les gens se sentent en sécurité et à l'aise pour s'identifier comme handicapés. Nous devons fournir les ressources et les aménagements permettant aux personnes handi.e.s de se sentir en sécurité.

Cet été, le mouvement Black Lives Matter a déclenché une conversation sur la récupération de la lutte au sein de l'industrie de la mode. Diriez-vous que les choses évoluent dans la bonne direction, ou en avez-vous également peur ?

Je pense que nous commençons à voir un changement de pouvoir au sein de l'industrie, que nous ne mesurons plus la visibilité comme moyen de quantifier le succès. La visibilité et la représentation sont importantes, mais pour ceux d'entre nous qui sommes différents d'une certaine manière, notre identité ne peut pas seulement être valable en raison de notre esthétique.

Nous devons également être représentés dans les salles de conférence où les décisions sont prises, où les collections sont conçues et où les stratégies de marketing sont élaborées.

Nous constatons des progrès - que ce soit avec le 15% pledge d’Aurora James ou avec un plus grand nombre de voix minoritaires occupant des postes de direction au sein de grandes organisations, mais cela ne doit pas juste être un moment donné. Ce doit être la façon dont l'industrie évolue et prospère pour toujours.

Certains initiés de la mode craignent que l'inclusion et la représentation soient des questions politiques qui pourraient effacer ou écarter la créativité. Qu'en pensez-vous ?

La mode est une industrie profondément politique, car elle est personnelle. Les vêtements touchent notre peau et illustrent qui nous sommes dans le monde. Nous investissons dans les entreprises de mode et dans les designers en raison du lien personnel qu'ils établissent avec nous en tant que personnes.

Le personnel est politique et l'un a toujours alimenté l'autre. Peut-être qu'aujourd'hui, la politique a changé parce que les types de personnes à qui nous parlons, avec qui et dont nous parlons ont changé. La mode a toujours été et continuera d'être personnelle et politique.

Je suis constamment inspirée par la manière dont les jeunes créateurs défient le statu quo.


Être éducatrice vous aide-t-il dans votre activisme mode ? 

Être enseignante m'a donné un ensemble de compétences où je peux expliquer des sujets complexes de manière humaine. Cela m'a permis de comprendre comment rencontrer une personne à son niveau de compréhension et de développer ses connaissances et son expertise.

Je pense que mon rôle est le même qu’en classe, la différence est que désormais mes élèves n’ont pas quatre ans,  ce sont des leaders dans les domaines du design, de l’éducation, de la vente au détail et du cinéma.

Vous êtes jurée du Woolmark Prize cette année encore. Pourquoi avoir accepté  de réitérer l'expérience ?

J'ai l'honneur de faire partie du jury du Prix Woolmark depuis un certain temps. Je repars chaque année avec un plus grand respect pour l'artisanat de l'industrie et avec l'espoir que l'avenir du système de la mode est entre de bonnes mains.

Je suis constamment inspirée par la manière dont les jeunes créateurs défient le statu quo et eux-mêmes pour créer des collections durables, équitables et éclairées par le pouls du moment sociétal.

Avez-vous l'impression que les jeunes créatifs sont plus intéressés et sensibles aux questions de représentation et d'inclusion ?

Je pense que de nombreux jeunes créateurs sont souvent immergés dans les barrières ou défis systémiques qui existent dans la mode. Beaucoup d'entre eux sont mis au défi de construire un processus créatif financièrement stable tout en l'enracinant dans une mission plus large.

Dans cette nouvelle génération de designers, beaucoup sont obligés de code switch entre leurs communauté, leurs origines et un système de mode qui n'a pas été créé pour eux, ce qui les amène à comprendre viscéralement l'importance de créer une collection et, en tant que telle, une industrie pour eux et par eux.

J'essaie d'enseigner aux autres, de ne pas changer qui ils sont pour s'intégrer à un système et un monde qui n'a pas été conçu pour eux.

Vous avez récemment publié un livre intitulé Break the mould sur l'idée qu'il y a un pouvoir à être différent. Qu'avez-vous appris en "brisant le moule" ?

Je ne suis pas sûr d’avoir encore appris à briser le moule. Mais j’ai la chance d’avoir grandi dans une famille qui m’a toujours encouragée à avoir des ambitions qui n’ont pas été façonnées par mon handicap ou encadrées par la représentation (ou l’absence de représentation) de personnes qui me ressemblent.

On m'a appris, et maintenant j'essaie d'enseigner aux autres, de ne pas changer qui ils sont pour s'intégrer à un système et un monde qui n'a pas été conçu pour eux, mais plutôt de changer le système et le monde pour s'adapter à ce dont ils ont besoin, ce qu'ils désirent et ce qu'ils envisagent. 

Sinéad Burke, Break the mould, How to Take Your Place in the World, 10,51€

[Dossier] Quand le vêtement se fait objet de pouvoir pour les femmes - 19 articles à consulter

La Newsletter Style

Tendances, conseils, et décryptages, recevez toute l'actualité mode et beauté.