Élevée à la campagne, je n’ai jamais trouvé les bosquets et grands espaces verts particulièrement attrayants. Derrière ma fenêtre donnant sur un propret jardin paysagé, je rêvais d’immeubles haussmanniens et de goudron parisien. Une fois dans mon amphithéâtre Sorbonnard, j’enviais mes petites camarades qu’Erasmus propulsait dans des contrées lointaines, leur permettant d’improviser leur propre auberge espagnole. Aujourd’hui expatriée de l’autre côté de la planète, je scrolle avec appréhension les storytelling calibrés de mes amis et connaissances restés à Paris.

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Mariage bohème au milieu des champs, bébé potelé dégoulinant d’amour ou premier achat immobilier triomphal : chacun des aspects de leur quotidien me paraît plus reluisant que le mien. Incapable d’occuper le même job, le même appart ou encore de maintenir une relation amoureuse plus de trois ans à l’inverse de la majorité de mes petits camarades, je me révèle finalement en quête permanente d’un bonheur qui se trouverait indiscutablement ailleurs. En bref, vous l’aurez compris, je vis avec la perpétuelle sensation que l’herbe est plus verte dans le jardin du voisin, dans celui des voisins de mon voisin, mais surtout pas dans le mien.

Désir et comparaison sociale

“Dès que l’on possède l’objet de son désir, ce dernier meurt automatiquement”, soulève alors Gislaine Duboc, psychologue clinicienne basée dans le 14e arrondissement de Paris. “Paradoxalement, c’est l’objet que l’on ne peut pas atteindre qui reste imprégné d’un désir intense, puisqu’il va permettre d’exacerber nos pulsions de vie et de nous sortir de nos angoisses de mort”, résume-t-elle. En effet, selon la thérapeute, nos fuites vers d’autres horizons présupposés meilleurs révèlent en vérité la quête d’un ailleurs toujours vivant et permettent d’entretenir l’illusion d’un futur éternel. Autrement dit, lorgner sur le gazon parfaitement tondu de la maison d’à côté, quitte à le voir plus verdoyant qu’il ne l’est réellement, contribuerait à nous donner inconsciemment une nouvelle raison de nous lever le matin et d’avancer.

Oui mais pas seulement. Selon la théorie de la comparaison sociale de l’américain Léon Festinger (1954), l’opinion et l’estime que nous avons de nous-mêmes sont façonnées par les comparaisons que nous faisons sans cesse entre notre situation et celle des autres. Un moyen bête et méchant de savoir ce que nous valons dans un environnement socio-culturel donné, via des raccourcis cognitifs qui nous aident à simplifier notre vision du monde et à interpréter une réalité souvent saturée en informations.

Être dans le désir permanent est épuisant ! Cela nous maintient dans une forme d’insatisfaction constante qui, à long terme, peut nous décourager et nous empêcher de capitaliser sur nos réussites 

Problème ? Le cerveau humain ayant tendance à surestimer les informations grossières et facilement accessibles, ces stratagèmes cognitifs nous induisent généralement en erreur et nous conduisent à nous définir de façon négative, si ce n’est à idéaliser les autres et leur train-train quotidien dont on ne connait finalement rien. C’est du moins ce qu’en ont déduit les docteurs Sebastian Deri, Shai Davidai et Thomas Gilovich dans une étude de 2017 parue dans le Journal of Personality and Social Psychology.* Les trois chercheurs ont en effet montré que nous avons tendance à être relativement pessimistes lorsque nous comparons notre vie sociale à celle de nos amis ou des membres de notre famille. Mieux encore, ce sont les personnes qui sortent le plus et qui fréquentent davantage d’amis et de parents qui sont convaincus que les autres ont une vie sociale plus intense que la leur.

Une erreur de jugement surprenante, que les chercheurs imputent à des raisonnements intellectuels par essence biaisés. "En général, nous ne prenons pas en compte un échantillon représentatif et nous préférons nous comparer aux premières personnes qui nous viennent à l'esprit, qui sont en général les sujets les plus populaires et les plus visibles, tandis que, lorsqu'il s'agit de soupeser nos propres capacités, nous nous concentrons sur nous-mêmes", commente dans la publication Sebastian Deri, rappelant que ces comparaisons sont généralement effectuées au sein d’un même groupe sociale, par rapport à des personnes que nous estimons semblables à nous-mêmes.

L’enfer des réseaux

Hégémonie 3.0 oblige, ce mécanisme cognitif est d’autant plus exacerbé aujourd’hui du fait de l’omniprésence des réseaux sociaux, qui nous donnent à voir en flux continu le quotidien soigneusement mis en scène de notre entourage comme celui de parfaits inconnus. “Recevoir une carte postale ou écouter un collègue raconter ses vacances ne provoque pas le même effet que le flux constant d'images séduisantes nourri par nos écrans”, explique Michele Roccato, professeur de psychologie sociale à l'université de Turin, qui rappelle dans les colonnes de la revue Cerveau&Psycho que si ce phénomène de perception altérée a toujours existé, il est aujourd’hui décuplé par un flot d’images au fort impact émotionnel, déconnecté de tout élément de contextualisation rationnel. "Nous savons bien que ce que nous voyons est la photo d'un moment particulier, une somme de moments spécifiques, et non la réalité d'une personne dans les différentes facettes de sa vie", rappelle dans la même revue Davide Bennato, professeur de sociologie des pratiques culturelles à l'université de Catane.

Problème ? Ressasser sans cesse que l’herbe est plus verte ailleurs tend à produire sur les personnes concernées des effets pervers aux conséquences dysfonctionnelles. Jalousie, frustration, perte de confiance en soi, dépression : envier son prochain peut rapidement tourner au cauchemar et nous conduire à une certaine forme d’immobilisme voire d’auto-sabotage. “Être dans le désir permanent est épuisant ! Cela nous maintient dans une forme d’insatisfaction constante qui, à long terme, peut nous décourager et nous empêcher de capitaliser sur nos réussites avérées puisque jugées insuffisantes”, déplore Gislaine Duboc, rappelant que ces mécanismes construisent en filigrane un monde cognitif alternatif pouvant menacer notre bien-être.

L’antidote ? “Osez jouir de ce qui meurt !”, enjoint la psychologue parisienne, qui nous invite à entretenir le désir pour ce que nous possédons. Autrement dit, appréciez ce que vous avez, valorisez favorablement vos expériences et relativisez les prétendues “ #PerfectLife ” de ceux que vous stalkez sur Instagram, tout en cessant de vous comparer continuellement. Car que vous le vouliez ou non, le bonheur est aussi dans votre pré.

*Gislaine Duboc,psycho-analyse, sexologue clinicienne et conseillère conjugale.