On l'a croisée au dernier Think tank Marie Claire « Agir pour l'égalité », consacré à la place des femmes dans la tech. Brune tonique et gouailleuse, qui n'hésitait pas à secouer l'assemblée, dans le débat public ou lors des ateliers, Mylène Romano nous a tapé dans l'oeil. Alors, on l'a rencontrée chez Trans Opéra, son agence immobilière, qu'elle gère en parallèle de son activité de business angel. Parce qu'on voulait en savoir plus sur cette femme qui finance aujourd'hui des start-up après avoir débuté à la Bourse dans les années 1980.

Tout commence avec l'arrivée de sa famille en France, dans les années 1960. Elle sera la première enfant à naître sur le sol hexagonal. « On était une famille modeste, mais mes deux parents travaillaient, j'ai eu une enfance très heureuse. » Son père a étudié jusque 16 ans, sa mère 13, et Mylène Romano, une fois le bac en poche, s'engage dans une maîtrise de droit et un DESS banques et finance. Puis elle commence un stage chez un Agent de Change à la Bourse de Paris en 1986. À l'époque, les marchés financiers français sont encore installés au Palais Brongniart, au centre de Paris, et les écrans n'ont pas encore envahi l'espace. À la place, les cotations sont inscrites à la craie par groupe et les Agents de Change, seuls autorisés à manipuler la bourse en vertu du monopole des transactions boursières d'alors, se tiennent autour d'une vraie corbeille, remplie de sable blanc « pour y jeter les mégots de cigares ».

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Trois ou quatre femmes à la Bourse

« Moi j'étais barreuse, c'est à dire que je me tenais sur la barre, qui faisait le tour de la salle. Les banquiers me donnaient des ordres, que j'amenais aux Agents de Change en fonction de l’évolution des cours que je surveillais », explique-t-elle en griffonnant un croquis des lieux. « Tout se faisait à la criée, c'était du Balzac », sourit-elle, nostalgique, avant de nous montrer des photos d'époque et, surtout, un vieux film tourné par ses soins en Super 8, désormais enregistré sur une clé USB. S'étale alors un monde qu'on ne retrouve qu'au cinéma, sur le grain de la pellicule, sans le son bien sûr, mais où l'on distingue une jeune Mylène Romano tout de orange vêtue s'approcher timidement de la corbeille avant de repartir aussi sec, impressionnée. Puis, ça saute aux yeux, autour d'elle, on ne voit que peu, très très peu de femmes.

« On devait être trois ou quatre. Il y avait des groupes de cotation où vous ne pouviez pas circuler parce que vous vous faisiez insulter, traiter de "salope", de "bonnasse". Plus les sociétés cotées étaient petites, plus vous vous en preniez plein la tête. » Évidemment, l'énergique brune a de la ressource pour répliquer et ne se laisse pas faire. Surtout, elle s'installe dans le paysage. Un agent lui propose une carte de remisier, nécessaire pour accéder à la Bourse. Par sa fonction elle y accède déjà, alors elle l’a fait attribuer à un ami, qui deviendra son mari. Ensemble, ils montent leur première société de gestion de portefeuille boursier, en 1987 puis une seconde en 1988.

Et c'est comme ça que notre empire se développe.

« Début 1989, nous nous marions et en septembre, se produit un des plus gros krach boursier depuis 1929. On est habitués maintenant, mais à ce moment là, c'était nouveau. Et ma fille aînée nait en novembre, alors vous imaginez », plaisante la businesswoman à la voix éraillée. En 1990, une des deux sociétés fondées dépose le bilan, le couple se replie sur la première, Louxor devenue Guibor, en développe la clientèle et le business. En 1991 naissent ses jumelles. « Là, je suis comme une femme d'artisan, je n'apparais pas, ou comme salariée pendant un an. » Mylène Romano crée de son côté avec un associé une société de gestion immobilière et de syndic, qu'elle revendra au groupe Nexity en 2015. « En parallèle, j'ai appris le métier à mon mari, on bosse ensemble, je dirige même Guibor de 2001 à 2004. On investit dans ventesprivées.com, la start-up de l'époque, on fait pas mal d'investissements immobiliers, boursiers, de gestion... Et c'est comme ça que notre empire se développe. » La famille aussi, puisqu'ils auront ensemble cinq enfants.

« Ce monde là est machiste »

Comme si cela ne suffisait pas, entre 2000 et 2013, l'entrepreneuse devient Juge au tribunal de commerce de Paris, une fonction bénévole. Elle y apprend à décrypter un contrat et surtout l’équilibre des parties. Elle évolue entre divers droits, comme celui de la concurrence déloyale ou de la contrefaçon. « C'est une expérience passionnante car j'ai eu le privilège de servir la justice, j'ai aussi rencontré un tas de gens brillants. » Elles sont une vingtaine de femmes pour 180 juges. « Ça reflète le tissu entrepreneurial en France, car les juges sont des chefs d'entreprise. »

Si elle ne s'explique pas son engagement en faveur du leadership féminin, il transparait au long de la rencontre, lorsqu'elle détaille son parcours, alors que le soleil de février illumine son bureau parisien. « Ce monde là, des chefs d'entreprise, est machiste. Celui des syndics et de l'administration de biens, l'est aussi. Tout passe vraiment par l'éducation des garçons, qui sont aussi éduqués par des pères n'ayant pas forcément été élevés par des femmes libérées. J'ai eu la chance de grandir dans une famille assez moderne, où mon père faisait les courses, s'occupait de nos devoirs, de la couture, débarrassait... Je suis féministe, mais à la maison je me pose des questions pour mes fils. Comment faire en sorte qu'ils portent sur les femmes un regard qui ne soit pas dominant ? Et comment mobiliser les hommes sur le sujet ? »

Toujours aussi dynamique, elle embraye alors sur son engagement associatif, auprès de l'ONG Elise Care, qui soigne des réfugiés en Irak et Syrie, notamment Yezidis ; sur les manifestations pour les lycéennes enlevées à Chibok au Nigeria ; ou de ses revendications au sein du groupe What's app familial pour le remboursement des protections périodiques féminines. « Dans mes sociétés, je l'ai bien vu, dès qu'un enfant tombe malade, ce sont les femmes qui prennent leur journée. En revanche, il reste très rare qu'elles demandent des augmentations, alors que chez les hommes c'est systématique, même quand ça n'est pas forcément légitime. J'en fais le constat. »

Lutter pour le droit des femmes

Et puis, en 2015, elle vend sa société à Nexity. « Je souhaitais accompagner ma mère, en fin de vie. Mes parents étaient âgés, elle n'allait pas bien, j'ai voulu passer tous les jours avec elle. » Sa maman décède deux ans plus tard, en 2017. Peu de temps après, son mari lui annonce qu'il souhaite divorcer et, en 2018, son père s'éteint. « J'ai vécu l'année la plus dure de ma vie en 2018 et pourtant, c'est là que je commence à investir. » Elle ne veut pas de résigner et souhaite garder la main sur les événements, en avançant, toujours.

« Avec mon mari on a construit un empire, on se complétait bien, d’abord grâce à mon savoir faire et aussi grâce à son côté visionnaire. En tant que femme, cette situation commune me permettait de devenir business angel. Mais le divorce remet tout en cause. » Effectivement, dans ce monde des business angels, on croise peu de femmes, pour une raison simple : il faut des fonds.

« Je rencontre des gens, je crois en leurs capacités, leur projet correspond à ce que je vois comme monde de demain ou ce qui me fait envie. C'est passionnant, je me suis adjoint une petite équipe, je les implique. » Elle a pour le moment investi entre 50 000€ et 200 000 € sur huit sociétés, où la parité est respectée et qu'elle décrit avec passion. L'une produit par exemple des tablettes de légumes bio à cuisiner ; l'autre, JTVKids, un média interactif pour les enfants ; une autre encore, GarantMe, assure une garantie locative au plus grand nombre ; une dernière, DEFI D’ELLES ( « pas de défi sans elles »), organise des événements sportifs internationaux féminins et solidaires... Mylène Romano ne s'attribue aucun revenu, vivant sur son capital, même si « ça part plus vite que ce que je pensais ». Une business angel revoit-elle jamais la couleur de l'argent investi ? Elle se marre. « En vrai, non, reconnaît-elle franchement. À la rigueur, on pense à la revente, dans dix ou quinze ans, mais il n'y a aucune rémunération, ou alors en dividendes qui ne viennent pas avant plusieurs années. »

Vu d'ici, on se dit que cette femme, finalement partie de rien, a de quoi se satisfaire de son impressionnant parcours. Même elle le reconnaît. « J'aurais certainement eu plus de fierté à vous raconter tout ça, en regardant le chemin parcouru. Mais avec le divorce, j'ai la sensation que ce que je mettais auparavant à mon crédit, à notre crédit, ne m'est plus légitime. » Car la procédure avec son ex-mari se révèle tendue, l'entrepreneuse se sentant flouée des années où elle n'apparaît plus nulle part, comme effacée de sa propre réussite et du temps passé à s'occuper de sa famille. Elle s'est adjointe les services d'une avocate, ancienne magistrate, pour faire reconnaître son dû. Et s'avère bien décidée à faire bouger les lignes, pour toutes les femmes lésées après une séparation – c'est qu'elles sont nombreuses. « Je vais m’accrocher et me battre.  Je pense que dans le droit, il faut une spécialité qui s'appelle le droit des Femmes, un droit transversal. C'est une spécificité qui n'existe pas en termes juridiques, or, il le faudrait. » Un combat de plus à mener qui, loin de l'effrayer, semble d'ores et déjà électriser cette vigoureuse meneuse.