Muriel Salmona : "D'innombrables victimes d'inceste ont été abandonnées"

Muriel Salmona interview
Fondatrice de l'association "Mémoire traumatique et victimologie"*, la psychiatre Muriel Salmona a été aussi victime, enfant, de pédocriminels, ce qui a constitué l'un des moteurs de son travail et de son engagement aux côtés des victimes de violences sexuelles. Entretien.

Muriel Salmona, psychiatre et fondatrice de l'association "Mémoire traumatique", victime de pédocriminalité dans son enfance, livre à Marie Claire sa réaction aux annonces du gouvernement pour durcir les textes existants.

Marie Claire : Le 9 février dernier, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a annoncé que le gouvernement souhaitait modifier la loi, pour que tout acte de pénétration sexuelle commis par un adulte sur un jeune de moins de 15 ans soit considéré comme un viol. Un juge n'interrogerait donc plus un·e moins de 15 ans pour savoir s'il ou elle était ou pas consentant·e. Votre réaction ?

Muriel Salmona : Nous ne pouvons que saluer cette mesure que nous demandons de longue date. Mais le ministre a fait l'impasse sur l'inceste (alors que tout est parti de #MeTooInceste), pour lequel nous demandons un seuil d'âge de non-consentement en deçà de 18 ans, mesure qui est dans la proposition de loi de la députée Isabelle Santiago.

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Une autre piste évoquée : la "prescription glissante". Toute victime du même pédophile poursuivi en justice pourrait demander justice, même si le délai de prescription est dépassé pour elle-même.

Je salue ce progrès, mais rappelle que c'était un amendement de Marlène Schiappa déjà voté au Sénat à l'unanimité en juin 2018, et qui avait disparu de la commission mixte paritaire ! C'est un progrès pour empêcher que les prédateurs âgés, qui ne s'arrêtent jamais, fassent d'autres victimes. Mais cela ne suffit pas, et c'est pourquoi je demande l'imprescriptibilité pour ces crimes. Car on ne prend toujours pas en compte l'amnésie traumatique des victimes, qui n'ont encore aucun souvenir. Et qui sont souvent celles qui ont subi les viols incestueux les plus jeunes et de manière répétée.

Je demande l'imprescriptibilité pour ces crimes.

Vous avez écrit une lettre ouverte au président de la République, où vous demandez des actes, faute de quoi l'État pourrait avoir à répondre de manquements à ses obligations devant un tribunal pénal international…

Oui, pour opérer un changement radical, je demande que l'État reconnaisse sa faillite dans ses obligations d'agir pour prévenir la pédocriminalité, prendre en charge les victimes, et poursuivre les auteurs. Car d'innombrables victimes ont été abandonnées. Elles ont subi une cascade d'injustices qui se répercutent sur leur santé, leur vie affective, professionnelle, sexuelle. Beaucoup en sont mortes, et la moitié des victimes de l'inceste tentent de se suicider.

Je rappelle le suicide de Guillaume, 20 ans, qui s'est pendu après avoir fait émerger le #MeTooGay. Ce sont des crimes d'une ampleur phénoménale car ils ont de lourdes conséquences sur les générations qui suivent et la société. Le Parlement européen a voté en juin 2020 une résolution exhortant à en faire une lutte prioritaire, et à rendre ces crimes imprescriptibles.

Vous-même avez été victime de violences de la part de pédocriminels…

J'avais 6 ans, et mon père était boucher. Un jour, ma mère, qui faisait les livraisons de viande, m'a emmenée dans une villa près de Verneuil-sur-Seine. Selon elle, il y avait là des gens issus du monde du cinéma, des producteurs. Je me vois toute seule, avec un paquet de viande sur un tabouret, et moi posée sur un autre tabouret, au milieu de plusieurs hommes à qui ma mère m'a laissée. Je me rappelle juste que des hommes ont "joué" avec moi, et de pénétrations digitales.

Après, c'est le trou noir. Mais il m'a fallu lutter jour après jour avec des symptômes terrifiants… Je voyais des scènes sexuelles et des sensations de doigts en moi. J'étais morte psychiquement. Je ne parlais pas. J'étais dans mon coin. Je ne bougeais pas. Chez ma grand-mère maternelle, on disait d'ailleurs que c'était génial de me garder, parce que je me réfugiais sous la table, et restais là des heures à jouer avec des bouts de tissu et des épingles (ma grand-mère était couturière).

J'étais morte psychiquement. Je ne parlais pas. J'étais dans mon coin. Je ne bougeais pas.

Et à l'école, ça se passait comment ?

Je n'ai aucun souvenir jusqu'en CM1. On m'a rapporté que j'étais isolée, et en échec absolu. Ma mère ne se préoccupait ni de moi ni de mes études. Le deal, pour moi, était simple : soit je mourais rapidement, car ce n'était pas la peine de continuer à vivre, soit je changeais le monde. C'est une petite chienne qui m'a redonné le goût de vivre, parce que je me sentais moins seule et en confiance avec elle.

Et puis des profs au collège. Je leur en suis tellement reconnaissante. La boucherie avait fait faillite et nous avons même vécu dans une cave. Dans ma famille, les études supérieures étaient impensables. Ma mère me hurlait dessus parce que je travaillais le soir et consommais de l'électricité.

Vous faisiez des cauchemars ?

Oui, récurrents, des hommes me mettaient dans un train. Je me suis identifiée aux millions de juifs assassinés. Je dirais, par analogie, que j'ai été déportée de mon histoire d'enfant. Car dans cette villa de Verneuil-sur-Seine, on m'a tuée, même si j'étais toujours vivante. Selon des juristes et des politiques, rendre le viol d'enfant imprescriptible, ce serait banaliser la Shoah. Mais violer un enfant, c'est détruire son humanité.

Et puis j'ai rencontré mon mari, et nous avons fait des recherches sur sa tante Dinah, assassinée au camp de Sobibor. Je me suis convertie au judaïsme. Ma mère ne l'a pas supporté. J'ai compris pourquoi quand elle est décédée : dans ses affaires, nous avons trouvé des preuves que dans sa jeunesse, elle admirait Pétain.

Je suis donc devenue médecin psychiatre, spécialisée en psychotraumatologie, qui met en évidence le lien entre les violences subies et certains symptômes psychiques ou psychiatriques. Pour que je regarde mon passé, il a fallu un travail sur moi monstrueux, et j'ai été soutenue par mon mari et par mes enfants, qui sont extraordinaires.

(*) memoiretraumatique.org

Cet article a été initialement publié dans le n°823 de Marie Claire, daté d'avril 2021.

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