Elles s’appellent Justine, Jessica, Laurie, Lina, Anne-Lise… Au sein de l’hôpital, elles sont infirmières, aides-soignantes, médecins, laborantines. Elles côtoient au quotidien "la douleur des patients, leur entassement dans les couloirs faute de lit, les larmes [des] collègues au bord de l’épuisement, les changements de planning de dernière minute, la surcharge de travail, les invectives des chefs débordés", mais aussi, dans l’omerta la plus totale, le harcèlement moral et sexuel de certains de leurs confrères.

Dans une profession constituée à majorité de femmes, ces hommes, généralement installés aux plus hauts postes hiérarchiques des établissements de santé, restent encore trop souvent intouchables, protégés par un millefeuille administratif complexe mais aussi et surtout, par le silence complice de leurs pairs. Un boys' club en blouse blanche aussi manipulateur que destructeur qui fait tristement écho à l’actualité, en témoignent les récentes révélations liées à la Ligue du Lol.

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En librairie ce 13 février, Silence sous la blouse (éd. Fayard) met en lumière plusieurs témoignages de victimes d’agressions sexuelles à l’hôpital, recueillis partout en France. Avec nous, son auteure, Cécile Andzrejewski, décrypte les origines et la mécanique d’une réalité taboue qui broie les vies de celles qui se sont données pour mission de prendre soin de celles des autres.

Marie Claire : Quel a été le point de départ de ce livre enquête ?

Cécile Andzrejewski : En 2017, quelques temps avant #MeToo, j’avais publié le témoignage d’une femme qui travaillait à l’hôpital et qui avait été victime d’agression sexuelle. Après cette parution, j’ai reçu plusieurs messages de femmes qui m’ont expliquée se reconnaître dans cet article. J’ai décidé de creuser le sujet : je suis allée voir les syndicats, les avocats qui s’étaient occupés de plusieurs affaires et, bien sûr, je suis allée à la rencontre des victimes. Au fur et à mesure de nos échanges, je me suis rendue compte de la similarité de toutes ces histoires, peu importe le type d’établissement, peu importe la région. C’était frappant !

Qu’est-ce qui caractérise le harcèlement sexuel à l’hôpital ?

Plusieurs choses reviennent systématiquement : le fait, pour celles qui osent parler, de découvrir qu’elles ne sont jamais seules à avoir subi cela, au sein du même établissement et de la part du même homme. Pire encore, ces femmes se rendent rapidement compte que, dans la plupart des cas, ces comportements et agissements sont sus et tus de presque tous. Enfin, pour celles qui vont oser alerter l’administration, c’est un coup de bâton qu’elles reçoivent en retour : lâchées par l’institution, ce sont leurs agresseurs que l’on couvre et c’est à elles que l’on demande de changer de service, voire de partir.

Comment explique-t-on cette impunité des harceleurs au sein du milieu hospitalier ?

L’hôpital est un lieu bâti sur une forte composante hiérarchique. Or, malgré un personnel majoritairement féminin, ce sont les hommes, historiquement et encore aujourd’hui, qui détiennent les postes clés : chef d’établissement, chef de service, chirurgien, directeur d'hôpital universitaire… C’est cette élite masculine, principalement issue de la culture carabine (la culture des étudiants en médecine, ndlr) qui va ensuite se recommander et se protéger au sein de l’institution.

D’autant que, selon la qualification de l’agresseur au sein de l’hôpital, l’instance disciplinaire qui pourrait intervenir diffère. Par exemple, pour un membre dit PH (praticien hospitalier), le niveau disciplinaire n'est pas géré au sein de l'hôpital mais d'une instance qui s'appelle le CNG (Centre National de Gestion). Or, le CNG n'a pas de pouvoir d'investigation. Son jugement va dépendre du dossier envoyé par la direction de l'hôpital concerné. Si l'agresseur a de bonnes relations au sein de l'établissement, s'il a occupé un poste au sein de la CME (Commission Médicale d’Établissement), si son chef de service refuse de rédiger un rapport, le dossier ne sera pas complet. De même, il faut d'abord que la direction accepte de faire un signalement au CNG !

Dans votre ouvrage, vous consacrez un chapitre entier à la culture carabine. Elle semble comme aux origines du phénomène…

Elle y contribue en tout cas très fortement. Tous les étudiants en médecine vous le diront : dès le départ, la compétition est violente, les blagues crasses. Quand vous apprenez que des profs plaisantent sur le diagnostic de cas-exemples tel que le serait celui d’une femme admise aux urgences pour des douleurs au ventre, portant un string, et pour laquelle il serait "logique" de penser immédiatement à une MST… Cela en dit long sur la construction des rapports de domination.

Cette culture est tellement ancrée dans la profession que devant les tribunaux, certains accusés l’ont évoquée pour justifier leurs actes, sous couvert de tradition. Or quand la tradition a pour vocation d’écraser l’autre, il est grand temps d’en changer. Je suis convaincue que c’est par la formation, celle des futurs soignants mais aussi par la mise à niveau des managers actuels sur ces problématiques, que la situation pourra s’améliorer.

Autre facteur évoqué face au silence qu’on impose et que s’imposent les victimes de ces violences : celui de la relativisation. Vous expliquez que le dévouement de ces dernières, intrinsèque à leur métier, peut finalement les pénaliser. Comment ?

Il faut avoir en tête que ces femmes évoluent dans un milieu difficile, dans lequel elles sont confrontées au quotidien à la mort, à la maladie, à la dégénérescence des corps. Ajoutez à cela un manque de moyens ayant pour conséquence des conditions de travail dramatiques qui vous rendent de moins en moins fiers de votre métier… Il y a fort à parier que vos propres problèmes ne paraissent pas "si  graves" à la fin de la journée.

Pour d’autres raisons, cette relativisation joue aussi un rôle dans l’inaction de l’administration. Avec la pénurie de main d’œuvre dans certaines spécialités, on préfèrera fermer les yeux sur la souffrance des victimes, quitte à les faire culpabiliser : "Avec vos histoires, si l’obstétricien part, on va devoir fermer la maternité !"

Parmi vos témoins, certaines, à bout, ont cédé à leur harceleurs. D’autres sont tombées en dépression, d’autres encore ont tenté de mettre fin à leurs jours. Que voudriez-vous dire aux victimes silencieuses qui se reconnaitront à la lecture de cet article ?

Je voudrais avant tout qu’elles sachent que quoi qu’il se soit passé, elles ne sont pas en faute. Elles sont victimes. Je voudrais aussi leur dire que dans ce système de procédures complexes, il y a fort heureusement des personnes empathiques, des femmes et des hommes qui sont là pour les aider et les accompagner. C’est le cas des syndicats, de l’AVFT (association européenne contre les violences faites aux femmes), de l’association Jean Louis Mégnien contre le harcèlement moral et la maltraitance au sein de l'hôpital public, mais aussi d’avocats et d’avocates spécialisés. Je leur recommanderais, surtout, d’en parler, de ne pas rester seules avec ce secret.