"Je voyais cet espace comme un grand bac à sable, une grande cour de récré où rien n’avait de conséquence." C'est en ces termes que Vincent G. qualifie la Ligue du Lol. Le nom du groupe Facebook secret que le journaliste de 33 ans, passé notamment par Slate, Libération et Le Grand Journal, avait créé en 2009. Le but : réunir des confrères influents de l'époque, et des acteurs de la communication et du marketing, pour plaisanter.

Vidéo du jour

Sauf que la plaisanterie a rapidement glissé vers le cyberharcèlement, parfois groupé, de nombreuses personnes, sur Twitter, au début des années 2010. Principalement des femmes, souvent féministes et/ou engagées sur les questions raciales et LGBT+. Aussi des hommes, parfois moqués par des propos homophobes, peu importe leur orientation sexuelle. C'est ce qu'a mis à jour un papier de Libération, vendredi 8 février. Depuis, de nombreuses victimes ont pris la parole, sur les réseaux et auprès de médias, racontant des moqueries, insultes, calomnies, montages pornographiques ou antisémites, menaces, attaques parfois coordonnées et des canulars téléphoniques faisant croire à un entretien d'embauche auprès de grandes rédactions. 

Plusieurs membres de la Ligue du Lol - Vincent G. (Libération, Brain Magazine), David D. (Les Inrocks), Alexandre H. (Libération), Sylvain P. (communicant freelance), Renaud L-A (Publicis), Clément P* (Topito) ou Loïc H. R. (ancien de feu Snatch) - ont publié des excuses sur leurs réseaux sociaux respectifs, avec un modus operandi souvent similaire. Notamment dans leur propension à évoquer une ambiance de "cour de récré", un esprit de bande, qui les auraient encouragés à harceler, ou en tout cas, à cautionner les agissements de la Ligue du Lol. D'où vient cet esprit "boys club", qui rappelle celui des fraternités des universités américaines ? Comment se manifeste-t-il ? Éléments de réponse. 

Typique des espaces où les hommes sont majoritaires

Avant de comprendre la mécanique du "boys club", il faut comprendre pourquoi il émerge. Vincent G., à la tête de cette Ligue du Lol qui aura longtemps fait la pluie et le beau temps sur le milieu journalistique parisien "branché", a été l'un des premiers à s'exprimer à la suite du papier de Libération : "Il y avait au départ une quinzaine de mecs et deux ou trois filles, a-t-il écrit dans un communiqué relayé sur son compte Twitter le 10 février. Je n'en étais pas conscient mais déjà, cela partait très mal."

À la base de l'esprit "boys club", il y a en effet une question de proportion, elle-même dûe au fait que pour la majeure partie de l'Histoire, les femmes ont été tenues à l'écart de la vie publique. "Les groupes d'hommes surgissent dans les milieux où les femmes sont minoritaires, révèle Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à Paris 13. Les hommes sont plus organisés collectivement que les femmes, et encore plus dans les milieux où elles sont minoritaires. Elles ont beaucoup moins la culture du lobbying. En cela, les lois sur la parité sont très efficaces, car elles permettent de dépasser l'angoisse vis-à-vis de la légitimité à favoriser une femme plutôt qu'un homme dans son milieu professionnel." 

Quand les femmes n'existent pas

"L'objectif de ce groupe n'était pas de harceler des femmes, assure ensuite Vincent G.. Seulement de s'amuser." Il évoque par ailleurs un certain mépris, à l'époque, envers les nouvelles causes féministes, tel le mansplaining ou la culture du viol, comme moteur des moqueries.

Pourtant, les attaques sexistes et vulgaires révélées depuis plusieurs jours, montrent que les conséquences ont été toutes autres. Certaines personnes harcelées ont même quitté Twitter pendant plusieurs années, comme la blogueuse Capucine Piot et la journaliste Mélanie Wanga.   

"Il faut comprendre que dans ce genre de logique, les femmes ne sont rien, elles ne sont pas des personnes, appuie Pascale Molinier. Elles ne sont qu'une surface de projection. Le vrai enjeu se fait entre les hommes. Elles ne servent qu'à impressionner un groupe d'hommes, par la médiatisation d'une violence contre elles en tant qu'objets, et pas sujets."

Dans ce genre de logique, les femmes ne sont rien, elles ne sont pas des personnes.

Cette négation de l'existence-même d'une personne, permettant aussi de minimiser l'impact de ce qu'on lui fait subir, ne peut avoir lieu que dans le cadre d'une logique de groupe. "Le déni est construit collectivement. Il ne tient pas individuellement, souligne Pascale Molinier. Dans ce sens, on peut penser aux médecins qui renoncent à devenir chirurgiens à cause de l'ambiance virulente envers les femmes qui règne dans ce milieu." 

Défendre une masculinité hégémonique

De leur côté, au contraire, les membres de la Ligue du Lol se sont érigés en représentants d'une certaine norme. Celle de la majorité dominante, que l'on rattache à la figure de l'homme blanc cisgenre, et hétérosexuel. Car ce sont bien des femmes ou hommes, souvent engagés sur les questions féministes, raciales et/ou LGBT+, qui ont été visés par la Ligue du Lol. 

Ils ont eu des agissements très communs d'hommes voulant assurer leur domination, mais ils tentent de se justifier par le journalisme du lol.

"Ces journalistes ne sont pas une exception, des cas à part, observe Arthur Vuattoux, maître de conférences en sociologie à Paris 13 et spécialiste des questions de masculinité. Ce ne sont pas seulement des individus qui sont responsables, mais un groupe social composé d'hommes blancs hétérosexuels. Ils ont eu des agissements très communs d'hommes voulant assurer leur domination, mais ils tentent de se justifier par le journalisme du lol. Ils étaient majoritaires sous beaucoup d'aspects, donc la domination se jouait sur tous les tableaux pour humilier des minorités (des femmes journalistes, des gays...)."

C’est une idéologie de la domination, qui tend, par tous les moyens, à perpétuer cette domination par l’exclusion et l'humiliation de l’autre.

"La Ligue du Lol s’en prenait à la fois aux femmes et aux homosexuels, comme autant de catégories 'inférieures' et risibles, ajoute Olivia Gazalé, philosophe, dont l'ouvrage Le Mythe de la virilité (Broché, 2017) explore notamment les liens entre l'entre-soi masculin et l'humour misogyne. Le mâle hétérosexuel est pensé comme naturellement supérieur aux femmes, mais aussi aux 'sous-hommes' : les homos, les faibles, et tous ceux qui ne sont pas porteurs des marqueurs de la virilité triomphale. C’est une idéologie de la domination, qui tend, par tous les moyens, à perpétuer cette domination par l’exclusion et l'humiliation de l’autre."

Les pratiques, et les cibles du harcèlement de la Ligue du Lol peuvent néanmoins surprendre quand on sait que la plupart de ces journalistes travaillaient, travaillent encore, dans des médias censés être progressistes. "Il y a là un paradoxe costaud à analyser, reconnaît Pascale Molinier. Mais cela rappelle que le sexisme, le racisme et l'homophobie sont très transversaux dans la société, et ça, on a du mal à l'accepter, surtout quand on estime être éduqué sur ces questions." 

Pour Arthur Vuattoux, le harcèlement de la Ligue du Lol renvoie avant tout à l'idée de la défense, très classique, d'une masculinité hégémonique. Un terme inventé par la sociologue australienne Connell Raewyn, dans son oeuvre majeure Masculinités : Enjeux sociaux de l'hégémonie (1995), qu'il a aidé à traduire en français en 2014. La masculinité hégémonique désigne un ensemble de pratiques sociales visant à entretenir la position dominante des hommes, et la subordination des femmes.

Un phénomène d'entraînement

Mais il n'y a pas de masculinité hégémonique sans une masculinité complice, également théorisée par Connell Raewyn, pour l'entretenir. Et c'est là qu'intervient le "boys club". " Ce sont les personnes qui suivent le mouvement sans forcément y participer, qui euphémisent, ou couvrent, ce qui se passe, détaille Arthur Vuattoux. Elles ont une responsabilité face à l'hégémonie, car elles la renforcent."

"Je suis coupable d'avoir été un maillon d'un système d'oppression", écrit ainsi le journaliste Loïc H. R. dans un texte publié sur Twitter le 10 février, où il assure cependant ne pas être "l'auteur des faits désolants révélés depuis vendredi".

"Les travaux faits sur la masculinité montrent des phénomènes d'entraînement", rappelle par ailleurs Arthur Vuattoux."Rapidement, notre manière de s'amuser est devenue très problématique et nous ne nous en rendions pas compte", déclare Vincent G. dans son communiqué. Le journaliste emploie le pronom "nous", et pourtant, la plupart des membres, ou ex-membres, de la Ligue du Lol qui se sont exprimés, se sont désolidarisés des actions de leurs camarades. Certains ont même affirmé ne pas en avoir eu connaissance à l'époque.

Sylvain P., communiquant freelance, écrit sur Twitter, le 10 février, n'avoir jamais harcelé personne sur la base de son genre, de sa sexualité ou de ses origines, et qu'il a quitté la Ligue du Lol il y a deux ans, pour divergences : "Les discussions, obsessions et opinions sociales et politiques n'étaient plus du tout alignées avec les miennes."

L'auteur et podcasteur Henry M. affirme également avoir déserté la Ligue du Lol lorsque ses membres les plus influents ont commencé à avoir des cibles particulières. Certains disent regretter ne pas s'être formellement opposés à ces pratiques de harcèlement, comme Clément P.*.

Sécuriser sa place

Mais dans ce cas, pourquoi se sont-ils tus face à des pratiques qu'ils savaient vraisemblablement néfastes ? "Pour une variété de raisons, commence Pascale Molinier. Dans le monde du travail, c'est très ordinaire. On voit des secrets de polichinelle gardés par des gens qui ne sont pas forcément convaincus par ce qui se passe, et même, par des hiérarchies. Il y a souvent, aussi, la volonté d'éviter de donner une mauvaise image de son milieu professionnel."

Malgré tout, il y a une conscience plus ou moins forte des privilèges, et on couvre les autres pour rester du côté des privilégiés.

Voilà pour la vision d'ensemble. Mais à titre individuel, parler revient avant tout à prendre un risque pour soi : "Il y a une peur de l'exclusion, explique Pascale Molinier. Les places sont chères dans le journalisme." David D., visé aux Inrocks par une procédure de licenciement pour faute grave à la suite de ces révélations, a évoqué dans ses excuses le fait qu'il arrivait de banlieue et n'avait aucun contact à Paris. À l'en croire, il se serait coulé dans le moule des harceleurs pour mieux s'intégrer. "Il y a beaucoup à perdre à dénoncer les agissements des autres, insiste le sociologue Arthur Vuattoux. Malgré tout, il y a une conscience plus ou moins forte des privilèges, et on couvre les autres pour rester du côté des privilégiés."

Si vous ne jouez pas le pacte de la virilité en tant qu'homme, vous êtes du côté des femmes.

Mais il est aussi question de défense d'une idée conservatrice, de la virilité, pour convaincre de la sienne. "Si vous ne jouez pas le pacte de la virilité en tant qu'homme, vous êtes du côté des femmes, relate Pascale Molinier. C'est pire, encore, que d'être une femme. C'est comme ça qu'ils produisent leur propre hiérarchie, en évinçant ceux qui ne peuvent pas porter ce pacte."

Un entre-soi viriliste qui aurait créé un entre-soi professionnel. De nombreuses journalistes femmes, dont le collectif Prenons la Une, dénoncent désormais les avantages dont auraient bénéficié des membres de la Ligue du Lol, qui ont été plusieurs à atteindre rapidement des postes importants au sein de rédactions comme Libération, VoiciSlate et Les Inrockuptibles

L'esprit de clan dès l'école

Dans son mot d'excuses, Vincent G. précise : "Je voyais juste un grand bac à sable, une grande cour de récré, dans laquelle rien n'avait de conséquence." "Twitter était alors un exutoire aux contours mal définis, un espace de parole brute sur fond d'un drôle d'entre-soi", décrit de son côté Loïc H. R..

Parler de cour de récré est une tentative de rationalisation.

"C'est une manière d'euphémiser, de dire que c'est la règle du jeu, qu'il y a un côté ludique, de masquer des violences", analyse Arthur Vuittoux. "Parler de cour de récré est une tentative de rationalisation, selon Pascale Molinier. Il y a une dimension de défoulement, comme s'ils avaient besoin d'une soupape, de régresser, de faire n'importe quoi."

L'emploi de ce terme n'est donc pas anodin, d'autant qu'il renvoie à la sociabilisation des garçons dès le plus jeune âge. "Les hommes apprennent la logique de groupe dès l'école, relate Pascale Molinier. Avec les études supérieures, elle constitue l'antichambre du monde du travail."

Tant qu'on ne touche pas aux raisons pour lesquelles ils ont ressenti le besoin de faire ça, ça ne changera pas.

"Ces stratégies collectives de défense ne les dédouanent pas, mais elles permettent de comprendre où il faut agir pour que ça change, estime Pascale Molinier. Tant qu'on ne touche pas aux raisons pour lesquelles ils ont ressenti le besoin de faire ça, ça ne changera pas." Et de renvoyer à la déconstruction du genre, et des systèmes de domination. "Il faut lutter contre le sexisme, l'homophobie et le racisme dès les petites classes. Il faut agir en amont pour que ça ne se cristallise pas dans le travail et que ça prenne une telle ampleur."

Internet est un lieu virtuel qui a remplacé les lieux physiques traditionnels de l’entre-soi masculin.

"Ce sont de très vieilles pratiques, regrette quant à elle Olivia Gazalé. Internet est un lieu virtuel qui a remplacé les lieux physiques traditionnels de l’entre-soi masculin : taverne, caveau, salle d’arme, fumoir…. où il a toujours été de rigueur de se moquer des femmes et des 'inférieurs'. Rien de nouveau sous le soleil du virilisme persiffleur, moqueur, arrogant … et dévastateur."

Depuis les révélations de Checknews, d'autres affaires de harcèlement ont été mises à jour, concernant notamment les rédactions de Vice et du Huffington Post. Y existaient des groupes de discussions privées dans lesquels des employés masculins tenaient des propos sexistes, racistes et homophobes vis-à-vis de leurs collègues. Certains d'entre eux ont été licenciés, à ce titre, en 2018. Dans le cadre de l'affaire de la ligue du Lol, plusieurs personnes ont été mises à pied par leur rédaction : David D., visé par une procédure de licenciement pour faute grave, Vincent G., Alexandre H., François-Luc D.** (Les Inrocks), Guillaume L. (Uzbeck et Rica), tandis que Stephen D.A. a annoncé sa démission de son site, Le Tag Parfait

*dans un courriel en date du 1er février 2020, ce dernier réfute la version de notre article le concernant. S'il s’est exprimé à l'époque au sujet de son appartenance au groupe Facebook "La ligue du lol" sur les réseaux sociaux (dans un tweet depuis supprimé, ndlr), il affirme ne pas avoir eu connaissance des faits de harcèlement en émanant, et ne s'être donc pas excusé pour ces derniers.

**ce dernier nous a indiqué avoir contesté le motif de son renvoi auprès de la juridiction compétente.