Céline, Jennifer, Alicia, Sonia et Stéphanie, toutes pointent le plaisir qu’elles ont à se retrouver sur les ronds-points, péages et autres points de rassemblement. Une manière de contrer le sentiment de honte et les nuits d’insomnie provoqués par l’angoisse d’un compte en banque dans le rouge. De partager des moments rares de solidarité et de se sentir moins seules. Certaines partageront même un repas de Noël en compagnie de gilets jaunes et garderont contact avec leurs compagnons de filtrage, après l'essoufflement, inéluctable, de ce mouvement citoyen et spontané. Mais pour l’instant, aucune n’est prête à abandonner leur mobilisation et à reprendre le cour de leur vie à l’identique.

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  • À 29 ans, Alicia Noël exprime un vrai ras-le-bol. Cette mère au foyer, originaire de Bretagne, a trois enfants : un garçon de neuf ans, une fille de deux ans et demi et un petit dernier de quelques mois. L’été dernier, toute la petite famille a déménagé à Douai, dans le Nord, pour se rapprocher de son beau-frère, atteint d’une maladie orpheline. Le conjoint d’Alicia Noël a donc dû quitter son emploi et est depuis au chômage.

"Quelques jours après le début du mouvement, j’ai enfilé mon gilet jaune pour la première fois, accompagnée de ma belle-sœur. C’était très pacifique, il n’y avait ni blocage ni filtrage, seulement une trentaine de personnes, sur le bord du rond-point, à discuter et partager un café. On agitait nos gilets jaunes pour demander aux automobilistes qu’ils montrent leur soutien en mettant le leur sur leurs tableaux de bord. Puis un week-end, j’ai participé à une opération de filtrage sur un rond-point. On stoppait simplement les voitures quelques minutes pour ensuite les laisser repartir et pendant ce laps de temps, on allait de voiture en voiture pour discuter avec les conducteurs. On s’aperçoit qu’on est extrêmement soutenu, par des gens de toutes catégories sociales. Sur place, l’ambiance est très bon enfant. J’ai une certaine méfiance vis-à-vis des médias qui ne montrent que répression, interpellations et violences. Ce n’est pas la réalité du terrain, c’est pour ça qu’on est nombreux à préférer regarder des lives sur Facebook, et que c’est là que le mouvement s’organise."

Le projet de mariage,  devenir propriétaire, pour l’instant on ne peut pas se le permettre

"Moi, ce n’est pas la hausse des taxes des carburants qui m’a mobilisée car je n’ai pas le permis. Je n’ai pas les moyens de le passer. Avec trois enfants, par moment c’est assez handicapant. Mais pour le moment je ne peux pas me le permettre. C’est comme le projet de mariage ou de devenir propriétaire, pour l’instant c’est en stand-by… On n’a pas les moyens. Mon conjoint est au chômage et moi je suis mère au foyer. J’ai la CAF qui tombe le 5 du mois et le 12, il me reste 40 euros sur mon compte. On vit continuellement en découvert. Bien des fois, il y a des gens de ma famille qui m’ont conseillé de retourner travailler. Mais je vais travailler pour quoi ? Payer une nourrice ? Alors que si je reste à la maison pour m’occuper moi-même de mes enfants, je m’en sors un peu mieux financièrement que si j’allais travailler. Avant ce mouvement, quand je voyais que je n’arrivais pas terminer les fins de mois, je culpabilisais en me disant que c’était forcément moi le problème. Depuis, je constate que je suis loin d’être seule. Tous ces gens qui se mobilisent aux quatre coins de la France, avec ces mêmes revendications, ces mêmes difficultés, ça m’a fait réaliser que je ne suis pas en tort, ça m’a rassurée."

Je voudrais qu’on revalorise la parole citoyenne

"Ma revendication, c’est le Référendum d’Initiative Citoyenne. Je voudrais qu’on revalorise la parole citoyenne. Actuellement, tous les pouvoirs sont donnés à nos représentants et la seule manière qu’on a de s’exprimer, c’est avec un bulletin de vote tous les cinq ans. Ce n’est pas assez ! Dans l’idéal, je voudrais qu’on soit consulté sur toutes les grandes décisions qui nous concernent et que nos représentants travaillent réellement pour nos intérêts."

  • Céline Fabre, 40 ans, est salariée de la fonction publique hospitalière depuis plus de 20 ans. Avec son mari, ils gagnent un peu moins de 2700 euros par mois à deux et s’inquiètent pour l’avenir de leurs filles de 18 et 9 ans et demi. Lasse de se lever tous les matins pour toucher un salaire si maigre avec lequel elle a du mal à finir le mois, Céline Fabre a enfilé un gilet jaune le 17 novembre dernier au péage d’Agde-Pézenas, dans l’Hérault.

"J’ai été aide-soignante pendant 17 ans et suite à de gros problèmes de dos à cause de mon métier j’ai été opérée deux fois puis reclassée, après deux ans et demi d’arrêt, au service économique. Je ne me plains pas, j’ai du travail, mais je n’étais pas vouée à être comptable et je n’ai pas été formée. J’avais choisi le métier d’aide-soignante avec l’idée de repartir à l’école pour être infirmière et ensuite me mettre en libéral. Mon parcours professionnel n’est pas celui auquel je m’attendais."

Mon parcours professionnel n’est pas celui auquel je m’attendais

"J’ai eu, après ce changement de poste, une perte de salaire de l’ordre de 450 euros. Ce n’est pas négligeable. Maintenant, je suis dans le rouge vers le 15 du mois. J’ai droit à 300 euros de découvert, donc j’ai 300 euros pour gérer jusqu’au 27 du mois, date à laquelle je suis payée, si mon salaire n’est pas versé en retard, ce qui arrive parfois. Ca fait quelques années que mon mari et moi constatons que notre pouvoir d’achat a baissé, qu’on ne peut plus mettre d’argent de côté. Désormais, on compte tout. On doit toujours faire des concessions entre une dépense ou une autre et on ne se fait plus de petits plaisirs comme le restaurant ou le cinéma."

C’est impensable pour moi de devoir dire à ma fille qu’elle ne peut pas faire des études parce qu’on ne peut pas les lui payer.

"Je suis soucieuse pour l’avenir de mes enfants. C’est impensable pour moi de devoir dire à ma fille qu’elle ne peut pas faire des études parce qu’on ne peut pas les lui payer. Ça m’inquiète beaucoup, on en parle tous les jours avec mon mari. Ma fille a une ambition professionnelle que je trouve magnifique : elle veut être biologiste, faire de la recherche et donc s’inscrire en fac de science en septembre prochain. On va essayer de lui trouver une chambre en cité universitaire, dès l’ouverture du CROUS parce qu’on ne peut pas lui payer un loyer. Si ça n’aboutit pas, on va certainement être obligés de l’inscrire dans une fac bien plus loin de chez nous, à 4 heures de route, parce qu’on a de la famille là bas qui pourra peut-être l’accueillir."

"Le mouvement des gilets jaunes, je l’ai rejoint tout de suite, pour voir ce qui allait se passer. Depuis, je me rends tous les mercredis avec ma mère, jeune retraitée et tous les week-ends avec mon mari au péage de Bessan. Le soir du 17 novembre, je suis rentrée motivée et surtout apaisé de voir que je pouvais à nouveau avoir confiance en l’être humain. Cette solidarité m’a touchée, profondément. On rencontre des gens avec qui on se comprend tout de suite, on se sent soutenu et écouté parce qu’on est confrontés aux mêmes problèmes. Alors on sympathise et on prend des nouvelles, ça donne du baume au cœur."

  • Jennifer Maurice a trente ans et malgré son jeune âge, elle semble déjà désabusée. Elle a rejoint le mouvement des gilets jaunes dès le 17 novembre dernier, en participant à la manifestation organisée à Quimper, devant la préfecture. Avant ça, elle n’avait jamais manifesté, ni même voté. Avec son compagnon et leur petite fille de deux ans, ils vivent dans une petite commune de 700 habitants dans le Finistère, à 50 kilomètres de Quimperlé, où Jennifer Maurice travaille.

"Il faut arrêter de penser que ceux qui reçoivent des aides sont des profiteurs. Il y en a qui n’ont pas le choix d’être au RSA ou au chômage. Nous en sommes l’exemple concret : mon conjoint a fait la concession de rester au chômage depuis mars dernier pour garder notre fille afin d’économiser des frais de nounou, et pour que je puisse engager une formation. Je suis en apprentissage pour faire un bac pro mécanique automobile mais j’aurais rêvé être avocate."

J’aurais rêvé être avocate

"La branche dans laquelle je me destine me passionne mais j’aurais préféré être ingénieure dans ce domaine, avoir un statut plus important. Seulement, quand on voit le prix des études, des grandes écoles, ce n’est pas envisageable. Les politiciens, eux, ont leur place déjà toute faite, leur accès dans des écoles prestigieuses. Nous, il faut que nos parents travaillent pendant des années pour pouvoir nous payer des études. Moi, j’ai commencé dans un garage solidaire à Carhaix, avec un contrat aidé de 5 mois. Ca m’a aidée à mettre le pied à l’étrier pour apprendre mon futur métier. Mais même cette opportunité là va disparaître..."

Mon quotidien, c’est la galère tout le temps

"Concrètement, 2018 a été l’année la plus difficile pour moi et ma famille. Chaque jour, je dois faire 50 kilomètres aller-retour en voiture, ce qui me coûte 300 euros de carburant par mois. Mon quotidien, c’est la galère tout le temps. Ce mois-ci, on n’est même pas sûr de fêter Noël. C’est pour ça que j’ai rejoint le mouvement des gilets jaunes dès le début. Ça m’a parlé.  Avant ça, je ne m’intéressais pas à la politique. Je n’avais jamais manifesté, je n’ai même jamais voté de ma vie. Mais cet écart toujours plus important de revenu entre les plus aisés et les pauvres, c’est indécent. Maintenant, je me dis qu’on aurait dû s’intéresser à la politique plus tôt, pour comprendre le système capitaliste dans lequel on vit et comprendre pourquoi on en est là aujourd’hui. Pourquoi ce sont toujours les mêmes qui trinquent alors que d’autres, comme Amazon par exemple, profitent et ne payent pas d’impôts en France ?"

"Monsieur Macron nous prend pour des fainéants, des moins que rien. Il est arrogant et nous méprise. Il oublie l’humain. C’est justement pour ça que ce mouvement est important, parce que c’est une mobilisation spontanée et citoyenne, basée sur le vécu des gens. Il ne faut pas oublier que c’est grâce à nous que ce pays tourne. Et on ne s’arrêtera pas là, c’est certain, nous restons très motivés."

  • Stéphanie, 37 ans, secrétaire commerciale chez un distributeur de fromage, vit à côté d’Avignon. Séparée de son compagnon, elle vit avec ses deux enfants de 18 et 5 ans. 

"Je fais partie du groupe où un gilet jaune, Denis David, 23 ans, a été renversé par un camion sur un barrage près de l'entrée d'autoroute d'Avignon sud. C’est épouvantable. Dès le départ, la demande de suppression de la taxe sur le gazole me concernait directement. Je fais 64 km aller-retour tous les jours en voiture pour aller bosser. J’ai une location dans un petit village reculé. C’est un choix, pour le bien être de mes enfants, car mes moyens me permettent juste d’avoir un logement social dans des quartiers sensibles, où les écoles sont mal fréquentées, ce que je refuse pour mes enfants. Je suis orpheline, j’ai grandi dans les foyers. Je sais que même bien éduqué, un enfant peut subir de très mauvaises influences dans la rue."

"Je fais beaucoup de sacrifices pour terminer les mois entre 0 et moins 100 euros. Pour les dépenses, je privilégie le paiement des factures, la nourriture et les vêtements des enfants. Je suis déjà bien contente quand je peux m’acheter une paire de chaussettes pour moi. Ce qui me révolte, c’est qu’on nous ponctionne tout le temps alors que de grands groupes comme Amazon ou Starbucks ne paient pas leurs impôts en France. Et on nous annonce une nouvelle taxe sur les téléphones mobiles (taxe dite de la copie privée). On nous prend pour des cons."

"Je me bats pour l’avenir de mes enfants. J’en suis à dire à mon fils, 18 ans, en terminale ES, “ne fais pas d’enfants”. Je suis très heureuse d’avoir mes enfants mais je ne vis pas, je survis. Pas de resto, pas de cinéma, pas de vacances avec mes enfants…Je paie 750 euros de loyer, la moitié de mon salaire. Ma fille qui aura 6 ans l’année prochaine veut faire de la danse. Au prix des cours, je ne sais pas si ce sera possible. Je suis considérée comme encore trop riche pour avoir un tarif réduit !"

Après, je ne suis pas la plus à plaindre. J’ai commencé à travailler tôt à l’usine, j’ai eu mon aîné à 19 ans, puis j’en ai eu marre et j’ai décidé de reprendre des études et j’ai obtenu un titre pro de secrétaire comptable. A l’époque, j’avais épuisé mes droits au chômage et il me restait un mois et demi pour trouver du travail. J’ai vécu avec 928 euros par mois avec deux enfants. Ce titre, équivalent d’un bac pro me permet d’avoir un poste un peu plus reposant parce que je suis très fatiguée. J’ai des journées de 6 h à 22 heures, toujours à compter le moindre euro. Il faut que le RIC (référendum d’initiative populaire) passe. Ce serait vraiment top.

Ça fait tellement longtemps que je vis mal comme ça que je suis incapable de vous dire ce que je demanderais en priorité par RIC. C’est un peu comme si vous me disiez : “Vous gagnez au loto, qu’est-ce que vous faites en premier ?” Ce que je reproche aux impôts, c’est qu’ils ne prennent pas du tout en compte la variété des situations. A quelques euros près vous pouvez changer de tranche et payer des impôts alors que le voisin qui a plus de revenu et d’aides que vous n’en paye pas. Toujours cette manie française de vouloir faire entrer les gens dans des cases. Je suis outrée par ces photos de députés qui dorment pendant les débats à l’Assemblée nationale, qui circulent sur les réseaux sociaux. Nous si on dormait à notre poste, on serait virés tout de suite.  Mais je fais partie des gilets jaunes pacifistes, et je me demande pourquoi les médias montrent surtout les plus extrémistes.

  • Sonia 29 ans, des Côtes d'Armor est mère d'un bébé de 6 mois et soutient les Gilets jaunes depuis le début.   

Je participe le plus possible au mouvement parce que je trouve que la vie est dure malgré tous mes sacrifices, et  parce que je ne souhaite pas que mon fils "galère" plus tard lui aussi. Je croyais qu'en faisant des études, je minimiserais les risques de devenir un jour une chômeuse… Et bien je me suis trompée, car les PME/PMI pour qui je souhaiterais travailler n'ont pas les moyens d'embaucher  quelqu'un de trop diplômé. J'ai donc dû retirer ma licence technico- commerciale de mon CV et recherche toujours un emploi de responsable commerciale, depuis 1 an et demi. Actuellement je touche environ 950 euros de chômage, et environ 300 euros d'aide de la CAF. Honnêtement pour l'instant, je gagne mieux ma vie à rester chez moi, car je n'ai pas de frais de route à payer, ce qui représentait tout de même environ 250 euros par mois. Mon mari et moi avons acheté une maison à rénover il y a 6 ans car nous trouvions cela plus écologique, et surtout car nous n'avions pas les moyens de faire construire. Mon mari est mécanicien, un métier qu'il aime mais parfois ingrat et mal rémunéré. Nous ne sommes jamais partis en vacances et nous achetons le plus possible en occasion. Nous avons la chance de vivre à la  campagne, nous cultivons donc depuis quelques années nos propres légumes par conviction mais également par souci d'économie. Nous n'arrivons pas à mettre de côté. Nous essayons de faire un maximum de choses nous-mêmes, mais les loisirs restent quasiment impossible pour nous... Ce n'est vraiment pas normal que celles et ceux qui travaillent et qui se serrent la ceinture ne s'en sortent pas.