Priscillia, Jacline, Mélodie, Laetitia… Depuis le début, le mouvement des gilets jaunes est porté et incarné par des femmes, surgies de la France des classes populaires et moyennes. Tout a commencé avec Priscillia Ludosky. 33 ans, une auto-entrepreneuse de Seine-et-Marne qui vend des cosmétiques en ligne. Le 29 mai dernier, elle a lancé une pétition "Pour une baisse des prix du carburant à la pompe" qui a atteint près d’un million deux cent mille signatures.

Les femmes représentent 45% des Gilets Jaunes

Hypnothérapeute, (et paraît-il accordéoniste), la bretonne Jacline Mouraud, 51 ans, a elle aussi galvanisé la France profonde en s’indignant devant son ordinateur contre la hausse du prix du carburant, l’augmentation des taxes et les radars : "Je viens faire une petite vidéo coup de gueule. J’ai deux petits mots à dire à M. Macron et son gouvernement : on en a plein les bottes".  Son coup de sang vidéo a été vu 6,2 millions de fois sur Facebook.   

Sans compter toutes les autres… Marine Charette-Labadie, une chômeuse de 22 ans, de Brive-La-Gaillarde. Mélodie Mirandella, une intérimaire dans l’aéronautique qui bloque le péage de Coutevroult, en Seine-et-Marne et à qui il reste « 15 euros pour finir le mois ». Laetitia Dewalle, auto entrepreneuse de 37 ans.  Une grande gueule du Val d’Oise, qui ne fait pas l’unanimité, en raison de ses posts à tendance conspirationnistes. Sur Facebook, on suit aussi la Toulousaine Odile Maurin,  54 ans, qui avec ses amis, a bloqué l’aéroport de Blagnac en fauteuil roulant pour demander des conditions de vie décentes pour les handicapés. Et on ne l’oublie pas, la première victime du mouvement lancé le 17 novembre, était une femme, Chantal Mazet, 63 ans. La retraitée a été écrasée en Savoie par une automobiliste qui tentait de forcer un barrage. Sa fille poursuit la lutte. Parmi les gilets jaunes blessés, une étudiante de 20 ans, Fiorina, a perdu un œil lors d’une charge de la police. En tout, même si elles sont moins nombreuses que les hommes, les femmes représentent 45% des Gilets jaunes. (1) 

Vidéo du jour

Le président de la République a tenté, (souvent en vain si l’on en croit les commentaires sur les réseaux sociaux), de s’adresser à ces anonymes de tous âges qui crèvent l’écran. Le 10 janvier, il a évoqué, la colère de "la mère de famille célibataire, veuve ou divorcée, qui ne vit même plus, qui n’a pas les moyens de faire garder les enfants et d’améliorer ses fins de mois et n’a plus d’espoir. Je les ai vues, ces femmes de courage pour la première fois disant cette détresse sur tant de ronds-points."

A quelques jours de Noël, comme les hommes, elles sont divisées sur la conduite à tenir depuis les annonces du gouvernement. Certaines comme Jacline Mouraud, souhaitent "une trêve" et le dialogue car comme le dit la Morbihannaise,  "il y a des avancées, une porte ouverte". D’autres comme Priscillia Ludosky, appellent à poursuivre le bras de fer. Elles réclament la baisse des taxes sur les produits de première nécessité, la baisse des pensions de retraites et salaires des députés et sénateurs, et surtout, celles qui ne "lâchent rien" réclament un RIC, un Référendum d’Initiative Citoyenne. Pour que le peuple puisse se prononcer directement, sans passer par le parlement.

Le calendrier de l’avent, c’est comme le salaire, il est bouffé bien avant le 25 !

En attendant, elles continuent de bloquer et occuper péages et ronds points, d’haranguer la police, font signer des pétitions pour le RIC, remplissent des cahiers de doléances, appellent à bloquer Rungis, à organiser une journée France morte. De jeunes mères coincées à la maison comme Marie Camille, de Maubeuge, proposent aux parents qui bloquent les ronds points de garder leurs enfants. Sur les réseaux sociaux, ces femmes qui ne croient pas au père Noël partagent avec gouaille leur ras le bol des fins de mois difficiles: "Le calendrier de l’avent, c’est comme le salaire, il est bouffé bien avant le 25 !" Elles likent les "t’es gilet jaune quand…". Extrait : "Quand tu voudrais bien acheter des habits à tes enfants, mais que tu vas juste te contenter des ventes de fringues d'occase, parce que même Kiabi, c'est une source de découvert pour ton compte en banque."

Un mouvement d'expression directe 

Pour  l’économiste Rachel Silvera (2), si tant de femmes ont enfilé le gilet jaune, "c’est parce que le mouvement parle concrètement de la baisse du pouvoir d’achat. Car ce sont elles, le plus souvent, qui essaient de remplir le caddy sans se mettre dans le rouge à la fin du mois." Mais la visibilité frappante des femmes en jaune ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de femmes dans des mobilisations dans le passé ou récemment. "Il y a eu plein de luttes très féminisées qui n’ont pas été, ou pas beaucoup médiatisées. Les femmes de chambre en grève illimitée de l’Hôtel Park Hyatt, les salariées des Ehpad, les ATSEM (le personnel des écoles maternelles).  Je me souviens aussi des grèves chez Moulinex où les journalistes interviewaient des hommes en tant que représentants syndicaux, porte paroles, alors que la majorité des  grévistes étaient des femmes. Un choix qui montre qu’habituellement, on relaie moins la parole des femmes dans les luttes sociales. Là, on les voit parce que c’est un mouvement d’expression directe, sans porte parole, même s’il y a des figures du mouvement."

Beaucoup de ces femmes qui bloquent des camions ou défient la police ne se sentent pas représentées par les partis ou les syndicats, considérés comme des bastions masculins, surtout la CGT, alors qu’elles sont nombreuses dans les associations. "Sans doute aussi, les syndicats donnent l’impression de défendre avant tout les salariés des grandes entreprises du public et du privé. Or les femmes en jaune ont souvent des statuts flous, flottants : CDD à répétition, intérimaires, auto-entrepreneuses à tous petits revenus, et parfois plusieurs casquettes, précaires, salariées isolées à domicile (assistantes maternelles, aides à domicile des personnes âgées, femmes de ménage)."

Et surtout, parmi elles, beaucoup de femmes à temps partiel, comme 30% des actives, contre 8% des hommes. Les travailleuses pauvres sont surtout des femmes peu qualifiées. La probabilité pour une femme non-diplômée d’être en temps partiel subi plutôt que choisi est 2,5 fois supérieure à celle d’une femme qui a son bac, selon le ministère du Travail. La précarisation des emplois frappe de plein fouet les femmes : elles représentent les 3/4 des salariés à bas salaires. 

Les pensions des femmes sont environ de 40 % moins élevées que celle des hommes

Ce qui frappe, c’est aussi la présence de nombreuses seniors et retraitées en jaune. Mais la hausse de la CSG n’était pas leur seule angoisse.  "Elles ont peur de toucher une retraite minable, poursuit Rachel Silvera. Il y a une vraie peur de la pauvreté future, quand on a connu des interruptions de carrière, du temps partiel, des inégalités salariales. Actuellement, les pensions des femmes sont déjà environ de 40 % moins élevées que celle des hommes."  En prime, il a été question récemment de remettre en cause la pension de réversion, touchée par une grande majorité des veuves. "La  pension de réversion a permis jusqu’ici d’éponger l’écart entre les pensions des femmes et des hommes. Si on touche à ça, on recrée une grande source d’inégalités entre hommes et femmes." 

Les mères craignent aussi que d’autres avantages familiaux passent un jour à la trappe, dans le cadre de la réforme des retraites… "Actuellement, si vous avez atteint l’âge de départ en retraite et que vous avez eu deux enfants, vos 8 trimestres supplémentaires par enfant dans le privé, compensent les écarts entre hommes et femmes pour interruptions de carrière, rappelle Rachel Silvera. Certes, ça ne représente pas des sous en plus, mais quand il vous manque des trimestres sur les 166 nécessaires, ça permet de partir à 62 ans au taux plein, quand on n’en peut plus, qu’on exerce un métier usant."

Une explosion du nombre de mères monoparentales

Le géographe Christophe Guilluy, a depuis longtemps (3) pointé l’invisibilité des classes populaires des petites villes et des pavillons de grande banlieue. "On parle souvent des familles monoparentales dans les quartiers, les banlieues, qui sont prioritaires pour le logement social. Mais dans les territoires de la France périphérique, il y a aussi une explosion du nombre de mères seules qui élèvent leurs enfants avec de tout petits salaires (4). Dans ces milieux populaires, qu’on présente souvent comme misogynes et réactionnaires, ce sont les femmes qui tiennent les cordons de la bourse, et c’est souvent grâce à elles que le ménage tient encore debout. Car notamment dans le nord et l’est de la France, beaucoup d’hommes, issus du milieu ouvrier sont au chômage tandis que leur femme travaille dans des services mal payés (aide soignante, auxiliaire de vie, caissière ...) Elles sont aux prises avec la dureté du quotidien. Il est donc logique de les retrouver en gilet jaune. Elles savent exactement ce que signifient 10 euros de plus ou de moins par mois." 

Et bien sûr, les mères en jaune s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants. "La classe moyenne occidentale, en phase d’ascension sociale, pour soi et ses enfants est révolue. Elle vit souvent dans des territoires où il y a peu de créations d’emploi. Les universités sont dans des grandes villes, poursuit Christophe Guilluy. En raison du prix du mètre carré, l’époque où on pouvait louer une chambre d’étudiant à ses enfants est terminée. Il y a beaucoup de familles où même dans le rouge avant la fin du mois, on est encore considéré comme trop riche pour avoir des bourses, des aides, des primes de rentrée scolaire." 

Noël, jour de l’an, et toute l’année 2019... Les femmes en jaune porteront-elles toujours leur célèbre gilet ? Sur le groupe "La France en colère", certaines racontent qu’il n’y aura ni dinde sur la table, ni jouets le 25, ni soldes en janvier. Elles n’ont pas les moyens. Les féministes quant à elles, sont aux abonnées absentes. Osez le féminisme se mobilise contre les jouets genrés et proclame son #marredurose. Après avoir lu tant de témoignages de mères qui serviront des pâtes à Noël, on a envie de leur dire que les femmes qui bloquent les ronds points ont d’autres priorités que la lutte antirose…

(1) Selon un collectif de 70 chercheurs qui ont conduit une enquête sur le mouvement,  "Gilets jaunes : une enquête pionnière sur la révolte des revenus modestes".

(2) Maîtresse de conférence à l'Université Paris – Nanterre, chercheuse associée au CERLIS (Université Paris-Descartes), co-directrice du MAGE (groupe de recherche Marché du travail et Genre). Elle a publié Un quart en moins : des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Editions La Découverte.

(3) No Society, la fin de la classe moyenne occidentale et La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Editions Flammarion.

(4) Les femmes représentent 85 % des familles monoparentales selon l'Insee.