Pendant toute mon enfance, mes parents m'ont dit de n'accorder ma confiance qu'au compte-gouttes et de ne pas attendre des autres qu'ils me rendent la pareille de ma générosité. Leur discours me faisait froid dans le dos. Seule ma grand-mère paternelle chez qui j'allais dès que je pouvais, me comprenait, elle m'appelait "mon ange bleu". Pour le reste de la famille, c'était une femme bizarre, un peu excentrique, un peu ailleurs. Pour elle, comme pour moi, aider, donner, faciliter, c'était essentiel. Je ne compte plus les aides et autres dépannages que j'ai assurés, temps, argent, maison, relations, informations… Je ne compte pas non plus l'argent qu'on ne m'a jamais rendu, des petites et grandes mesquineries venant de gens que j'avais aidés d'une manière ou d'une autre. Cela ne m'a jamais arrêtée.

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Il faut dire que je vois toujours en priorité le bon côté des choses ; le négatif, ma mémoire le zappe. Et puis, je suis plutôt chanceuse, je n'ai jamais galéré dans le travail, pour mes études j'ai hérité de l'appartement de ma marraine à Montmartre, un trois-pièces adorable qui faisait rêver tous mes amis. Cela a sans doute généré pas mal de jalousie.

Passer pour une sainte

Je ne me suis jamais arrêtée à ces considérations, j'ai toujours donné des plans boulot autour de moi, j'ai même servi de caution plusieurs fois pour des locations d'appartement. En fait, dès que j'ai quitté l'appartement familial, je me suis épanouie comme un tournesol, j'ai fréquenté beaucoup de monde, organisé des fêtes, j'ai socialisé tous azimuts, le contraire de la vie terne et autarcique de mes parents.

Je sais que mon comportement à l'opposé du leur a été très tôt un moyen de me démarquer d'eux, même si j'ai toujours été la gentille petite fille qui faisait plaisir à ses parents. Il y a eu un seul conflit : mon entrée aux Beaux-Arts, non négociable. C'était ça ou partir faire le tour du monde en stop, ils ont cédé. Mon frère, leur ressemble, ingénieur, "Monsieur je sais tout, j'organise la vie de tout le monde". Une de mes amies chères, Louise, qui vit à Marseille, m'a dit une fois que j'avais été l'antidépresseur de cette famille d'anxieux et d'angoissés.

Sur le moment, je lui ai dit qu'elle exagérait, mais en y réfléchissant, je me suis dit que c'était assez bien vu. "L'ange bleu", le rayon de soleil de cette famille grise et frileuse, c'était moi et ma grand-mère paternelle. C'est grâce à elle que j'ai eu le courage de tenir tête à mes parents pour les Beaux-Arts. J'ai été fière de leur montrer plus tard que je pouvais vivre de mon talent.

De cette époque, j'ai gardé trois amis, les plus proches. Les trois mousquetaires : Dani, Laurence et Seb. Dani est directrice de création dans la publicité, Seb est dans la BD et Laurence écrit et illustre des livres pour enfants. Seb et Laurence continuent à pas mal galérer. J'ai hébergé Seb pendant six mois, je lui ai prêté de l'argent (sans retour), j'ai filé tous les bons plans boulot possibles à Laurence, je lui ai servi de caution aussi, quant à Dani, je lui ai présenté son actuel mari, le frère d'un ex, car j'étais sûre qu'ils s'entendraient bien. Je n'énumère pas mes BA pour me faire passer pour une sainte, mais pour dire qu'objectivement le service que je leur ai demandé, s'occuper de mon chien pendant quelques jours, n'était pas aberrant.

Saisie, sidérée, glacée

Il y a deux ans, début juillet, je me suis réveillée un matin avec un mal de ventre affreux et des nausées violentes. Cela faisait plusieurs jours que je souffrais mais je mettais ça sur le compte du stress, qui déclenche chez moi une colite. Quand j'ai commencé à me tordre de douleur sans pouvoir faire un pas, j'ai appelé le Samu. Appendicite aiguë. Opération dans la foulée. J'ai contacté ma gardienne et l'ai suppliée de sortir et de nourrir Edmond, mon Jack Russell de 5 ans.

Elle a accepté en ronchonnant, précisant bien que je devrais trouver quelqu'un d'autre pour les jours suivants. J'ai appelé mon frère, qui a refusé au prétexte que leur chat était terrifié par les chiens. Il a ajouté qu'il ne pourrait pas passer me voir car comme je le savais, il finissait tard et habitait en banlieue…

Crédits photos : Clara Rubin

Je me suis alors naturellement tournée vers les trois mousquetaires. Ils ont mis plusieurs heures à répondre à mon SMS, ce qui m'a chagrinée, j'étais quand même à l'hôpital pour une opération imprévue. Seb a décliné prétextant un rendez-vous à Marseille avec un scénariste. Laurence avait une gastro et Dani était sous l'eau, il lui était même impossible de passer me voir à l'hôpital. J'ai lu et relu leurs SMS, j'étais saisie, sidérée, glacée.

Je me souviens avoir eu l'impression de me tenir au bord d'un précipice, vertige, jambes coupées. Je n'arrivais pas à croire ce que je lisais. Des excuses bidon, des formules toutes faites : "Prends soin de toi", "Courage", "Tiens bon, je suis avec toi", et au final un grand lâchage. J'ai dû avoir recours à une dog-sitteuse, moi qui leur demandais pour la première fois depuis des décennies un service… J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, je me sentais rejetée, humiliée, trahie. Le lendemain, même constat, même état, mêmes larmes. Mes amis n'étaient pas des amis. Je m'étais leurrée toute seule pendant toutes ces années, à penser que la réciproque était vraie. Ils avaient trouvé leur gentille poire, un peu niaise mais généreuse.

Je ne paie plus pour être aimée

Au fil des heures, j'ai senti monter en moi une vague de colère gigantesque. Après m'en être pris à moi, je m'en suis pris à eux mentalement, je les ai traités de tous les noms et je suis passée à ma famille, à mes ex, à tous ces gens qui avaient toujours compté sur ma disponibilité, ma bonne humeur, ma générosité.

J'ai profité de ce séjour à l'hôpital pour réfléchir à tout ça, la tête froide, seule. Il m'est apparu clairement que depuis toujours j'avais compté sur ma positivité pour dégeler ma famille, pour trouver ma place, pour me faire accepter des autres. Sans doute j'en faisais trop, tout le temps. De retour chez moi, j'ai écrit un mail aux ex-mousquetaires pour leur dire sans ambiguïté ma façon de penser. Seb et Laurence ne m'ont pas répondu, Dani a fait le service minimum. Leurs réactions m'ont encouragée à poursuivre mon changement de positionnement. Mon répertoire a subi un effet coup de balai drastique.

Le dernier Noël a été un festival d'affirmations : non maman, je ne mangerai pas de volaille, je ne mange plus de viande depuis quatre ans et tu le sais, tu pourrais commander du saumon. Non papa, je n'ai ni le temps ni l'envie de faire le portrait de ta sœur qui m'a toujours ignorée, non mon cher frère, je ne prêterai pas mon appartement à ton pote américain, je déteste qu'on dorme dans mon lit.

Il y a eu des grincements de dents qui n'ont eu aucun effet sur moi, c'était comme une douce revanche après tant d'années de docilité joyeuse.

Même révolution côté cœur, je ne paie plus pour être aimée, je sais (et parfois c'est encore difficile) m'arrêter avant de devenir trop attentionnée, trop gentille. Et ça marche puisque Gabriel est plus amoureux et attentionné qu'aucun de mes ex ne l'a jamais été. Louise, mon amie marseillaise, jubile. Elle me disait régulièrement : "Arrête de faire ta mère Teresa, ça ne te mènera qu'à la case 'poire de service'".

Aujourd'hui, il me semble que j'ai des relations plus justes, plus adultes avec les autres et que je me traite mieux moi-même.

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Témoignage publié dans Marie Magazine n°799, mars 2019