Vouloir tout faire, et mieux que tout le monde. Ne rien lâcher, ni au boulot, ni à la maison. Pourquoi cela devrait-il faire partie de notre éternel quotidien ? Les chiffres le démontrent : les femmes en font toujours plus, souvent trop. Le témoignage de Nadège, 49 ans, productrice télé, mariée, mère de trois enfants, résume clairement la situation : "Je suis une perfectionniste maladive, explique-t-elle. Je veux toujours avoir 20/20 dans tous les domaines. Et je me mets une pression énorme. Pour moi, se donner à ce qu’on fait, c’est donner 100 % de ce qu’on est. Mon credo : “Plus on en fait, plus on peut en faire.” Jusqu’à ce que ça casse".

D’un côté, donc, un système qui en demande beaucoup , de l’autre, des êtres naturellement  prédisposés à abattre des montagnes. Pour quelle gratification ? Aucune ou si peu. Or l’enjeu est collectif. Car c’est sans doute là que s’ancrent une partie des inégalités entre hommes et femmes. Mais les vraies solutions ne peuvent résider que tout au fond de chacune d’entre nous. A la source du problème, justement. 

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Mettre la barre moins haut 

"Il n’y a pas plus exigeant avec soi-même qu’une femme, résume la psychanalyste Catherine Serrurier*. Il s’agit d’un idéal de perfection qui date de la nuit des temps et qui se transmet de mère en fille. Trop longtemps considérée comme inférieure à l’homme, la femme a toujours eu besoin de se justifier d’exister. Avant, c’était en faisant des enfants. Aujourd’hui, si les femmes ont mis la barre très haut, c’est qu’elles se sentent obligées d’être parfaites. Comme si elles devaient se faire pardonner de s'être émancipées des injonctions sociétales des années passées. Une manière, aussi, de dire : “Je travaille à l’extérieur, mais ça ne m’empêche pas de faire d'être une bonne mère”". 

Et si l’ennemi numéro 1, c’était ce perfectionnisme. Viscéral  ? Culturel  ? Sans doute les deux, et peu importe. "Pour qui cherche-t-on à être parfait  ? Qui juge  ?, interroge la psychologue Anne Gatecel. Quel est ce regard qui fait si peur  ? C’est seulement après avoir répondu à ces questions qu’on peut lâcher prise face aux carcans dans lesquels on veut nous enfermer". 

Sous couvert d’être une femme moderne qui joue sur tous les tableaux, on entretient un mécanisme séculaire  : d’un côté les bourreaux, de l’autre, nous, éternelles sacrifiées

Et les carcans ne manquent pas. Il y a donc celui de la " bonne mère", en première ligne, vieux comme le monde, redéfini de génération en génération, mais plus que jamais prégnant dans l’ère post-doltoïste. Et qui nous met face à de vrais dilemmes, dès que l’enfant paraît, à proportion de la passion qu’on éprouve pour son métier et/ou son partenaire  : quand se remettre au boulot  ? Quand est-il nécessaire de se poser en parent et de rentrer plus tôt à la maison  ? Comment, après déjà une journée d’absence, abandonner l’enfant à une baby-sitter pour voir ses copines ou sortir avec ses amis ou en amoureux ?

"Il faut en finir avec le mythe de la mère parfaite. S’accepter avec ses manquements, ses limites, apprendre à relativiser et à s’assumer. Et surtout comprendre que plus on se veut irréprochable, plus on exerce de pression sur son enfant", déclare Anne Gatecel. On le fait parfois payer aux autres, et cher, de vouloir en faire trop et trop bien. Même quand on ne nous demande rien.

Ne pas sacrifier ses propres désirs

Du perfectionnisme au victimisme il n’y a qu’un pas . Le fameux syndrome du "c'est moi qui fait tout". Avec, au passage, l’épuisement et la culpabilité de ne pas réussir, finalement, à tout si bien faire. Toutes sortes de culpabilités, en fait, souvent contradictoires . Que ce soit vis-à-vis de nos enfants, avec qui on ne passera pas nos mercredis  ou de notre conjoint, avec qui on n’est plus allée au ciné depuis des mois, ou même de la collègue de boulot, qui, elle, n’a pas d’enfant et fait des heures sup' quand on part en courant à 16 heures parce que l’école a appelé et que le petit est malade. Mais aussi vis-à-vis de notre patron, qui nous accorde sa confiance et à qui on supporte mal d’infliger une absence.

Un système finalement très pervers. Car, sous couvert d’être une femme moderne qui joue sur tous les tableaux, on entretient un mécanisme séculaire  : d’un côté les bourreaux, de l’autre, nous, éternelles sacrifiées. 

Arrêter d'en faire trop : il faut savoir faire des choix

Or nous ne sommes ni victimes ni coupables. C’est à nous de le décider. Et, pour cela, de faire des choix, conformes à ce qu’on est, hors de tout modèle. Notamment ceux que notre propre famille nous distille plus ou moins subtilement : une mère qui nous répète régulièrement qu’on en fait trop (ou pas assez), une sœur qui, elle, assure sur tous les fronts, un conjoint qui nous aimerait plus présente…

Seules devraient compter, en fait, nos priorités personnelles. Encore faut-il les lister, sans complaisance. Et les assumer. Il y a ce à quoi on peut renoncer et ce sur quoi on ne négociera pas. Du moins pour un temps. Car nos priorités changent et évoluent avec nous. Pas question non plus de s’emprisonner dans nos propres filets. De la souplesse avant toute chose .

 

"La vie est composée de plusieurs cycles, rappelle Jérôme Ballarin, président de l’Observatoire de la parentalité en entreprise. Il y a un temps pour tout  : on doit parfois nécessairement privilégier un domaine plutôt qu’un autre. Il faut être prêt à alterner ses “urgences”, accepter que certaines périodes soient davantage consacrées au travail qu’aux enfants. Etre souple par rapport à sa disponibilité."

On peut toutes avoir nos périodes "dents longues", nos phases maternage, nos époques midinette, nos épisodes militants aussi… Parfois elles se succèdent, et on passe d’une monomanie à une autre. Parfois elles se chevauchent, en toute confusion. Et alors  ? Le bon équilibre, c’est parfois un total déséquilibre apparent, celui qui nous convient à l’instant T.

Respecter ses limites

Il faut pouvoir également naviguer librement entre toutes nos sphères, la seule condition étant de ne pas surestimer nos forces. De ne rien sacrifier d’important à nos yeux, et surtout pas soi-même. Ce qui exige de connaître nos propres ressources et leurs limites  : résistance physique et nerveuse, besoin de sommeil, capacité à faire plusieurs choses à la fois…

Le bon équilibre repose forcément sur ce qu’on est, profondément. Pas une image. Un respect de soi qui, loin d’être "égoïste", ne peut que rejaillir sur les autres  : conjoint, enfants, collègues, qui tous ont tout à gagner à fréquenter une femme épanouie, en paix avec elle-même. Tout le reste, ensuite, n’est plus qu’une question d’organisation. Ce qui est moins compliqué que prévu lorsqu’on est convaincue que c’est pour la bonne cause. Et encore plus si on sait partager l’expérience des unes et des autres.

Arrêter d'en faire trop : s'organiser et déléguer

En fait, tout n’est qu’une question de temps. Si on avait plusieurs vies ce serait simple de tout faire, et bien qui plus est. Mais comme le temps nous est compté, il est nécessaire de le gérer au mieux : découper, anticiper et rentabiliser au maximum chaque minute. Pas de place pour l’improvisation. Il faut prévoir, et se creuser la tête pour trouver une place à chacun, un temps pour tout… Même les moments les plus légers demandent un minimum d’organisation lorsqu’on veut jouer sur plusieurs tableaux. De la rigueur, mais aussi de l’imagination. Le plus efficace pour se libérer du temps étant d’apprendre à compter sur les autres. "On ne peut pas être partout, souligne Anne Gatecel. Il faut faire appel à l’aide des familles, des voisins, des associations".

Sans jamais perdre de vue l’objectif : le bon l’équilibre, hors de toute injonction familiale ou sociétale, c’est celui qui nous rend heureuse

"Pouvoir se décharger et se faire épauler est primordial, martèle Carole Caillaud, journaliste juridique. C’est bien d’en parler avec son conjoint dès l’arrivée de l’enfant, décider qui fait quoi, selon les affinités de chacun. Certains préfèrent se charger des courses, d’autres de la cuisine, etc. On doit apprendre à déléguer aussi auprès des enfants, quand ils sont plus grands, ne pas hésiter à leur demander des coups de main." Et finalement ce partage n'est pas qu'une question de tâches domestiques mais aussi et avant-tout de charge mentale. Parce que c'est sympa de savoir que quelqu'un va passer l'aspirateur cette semaine ou remplir le frigidaire, mais c'est encore mieux quand ce n'est pas toujours à nous d'y penser ou de faire la liste des courses. 

Au travail comme à la maison, vouloir tout faire c’est forcément faire certaines choses moins bien. La vraie révolution, c’est de s’entourer de gens compétents (pourquoi pas quelqu’un de la famille plutôt qu’une baby-sitter inconnue, si cela nous rassure) et d’accepter de laisser faire. Lâcher les rênes d’un côté pour pouvoir les tenir d’un autre… Sans jamais perdre de vue l’objectif : le bon l’équilibre, hors de toute injonction familiale ou sociétale, c’est celui qui nous rend heureuse.

(*) Auteure de "Ces femmes qui en font trop : réflexion sur le partage des tâches au sein du couple", éd. Pocket.

Article publié initialement en juin 2011, dans le magazine Marie Claire - réédité en juillet 2019