"On craint leur malveillance, pourtant c'est de leur intelligence qu'il faut se méfier", prévient la psychiatre Marie-France Hirigoyen. Le pervers narcissique est un tueur subtil, fin stratège, séducteur et surtout sans états d'âmes. Son masque est le charme, l'éloquence, on en redemande. Il ne lésine jamais sur les moyens pour séduire ­ - ferrer - ­ sa proie. "Sa violence repose sur le triptyque : séduction, emprise psychologique, manipulation", complète la spécialiste.

Lentement, mois après mois, année après année, il porte l'estocade avec les mots et il anéantit par un regard. Les ex-amoureuses que nous avons rencontrées n'ont rien vu venir du drame souterrain qui broyait leur psyché autant qu'il maltraitait leur vie, avant de se découvrir dévastées, à la dérive.

Elles nous confient sans tabou leurs histoires de femmes sous influence.

Daphné, 39 ans : "Il me discréditait auprès de mes collègues"

Daphné a été mariée pendant 6 ans et neuf mois à un homme pervers narcissique

"Je me suis fissurée comme un mur mal entretenu et j'ai fini par tomber en miettes. Pourtant, je croquais la vie quand je me suis mariée, on me disait lumineuse. J'étais violoniste dans un orchestre et professeure en cours privés. "Tu es magnétique quand tu joues", disait mon mari, mais, en parallèle, il distillait ses allusions dévalorisantes, camouflées dans sa tendresse d'opérette. Cela a commencé quelques mois après notre emménagement : il a taxé mes partitions de "monceaux de ramasse-poussière" et dit que mes vieilles bandes-sons encombraient.

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Puis, tout en me couvrant de baisers, il a suggéré la cave. Je pouvais bien faire ça pour lui... Au début, je lui trouvais des excuses : il n'est pas blessant volontairement, ses responsabilités professionnelles le stressent, il parle vite. Ensuite sont venues les remarques "anodines" : "l'avantage des orchestres, c'est que tous les instruments y ont leur place, les musiciens talentueux enchaînent les concerts, ils sont bookés trois ans à l'avance."

Moi, j'étais vacataire, je n'enchaînais pas les concerts... Pas de talent, donc. Quand j'évoquais mes deux CD, il rectifiait : "Ceux de l'orchestre, ton nom n'est pas dessus." Puis il s'est servi des voisins : ils se seraient plaints du "vacarme" qui venait de chez nous. Pour ne plus gêner, j'ai enseigné à domicile, mais c'était ingérable, je courais de l'un à l'autre sans parvenir à respecter les horaires. J'ai renoncé. Enfin, j'ai cessé de travailler en sa présence, à force d'entendre : "Les autres passent autant de temps à répéter?", sousentendu : "Tu n'es pas douée."

Si je lui disais que ses mots me faisaient mal, il renversait la situation : "Ma chérie, disait-il en me caressant le visage, ton mal-être, c'est parce que tu n'acceptes pas tes limites. Tu es une violoniste prodigieuse, mais on a tous des rêves inaccessibles, tout le monde n'est pas Yehudi Menuhin"

Je l'aimais, j'étais sous sa coupe, et je me suis convaincue qu'il était vain d'avoir plus d'ambition. J'ai appris depuis qu'il me discréditait auprès de mes collègues, glissant que j'étais moins motivée, plus focalisée sur ma famille... Ainsi, personne n'a tiqué lorsque j'ai décliné une première offre de l'orchestre. J'étais en train de m'éteindre. Mon salut ? La violoniste qui m'a tout appris m'a téléphoné un jour : je n'étais même pas allée à son concert d'adieu. Elle n'a pas reconnu ma voix. Quand je l'ai revue, ses paroles m'ont réveillée. Elle m'a accueillie chez elle, c'est là que j'ai réalisé qu'il était pervers."

Céline, 47 ans : "Je souffrais à cause de lui tout en ayant besoin de lui"

Céline, est restée en couple pendant huit ans avec un pervers narcissique. Aujourd'hui, elle a du mal à le quitter définitivement

"Je croyais avoir trouvé l'âme soeur. Je me sentais unique pour lui. Il m'a courtisée comme aucun autre, en occupant tout mon espace, avec des dizaines d'appels et de SMS par jour, ou des fleurs. J'ai pris son empressement pour le grand amour, en fait, il me voulait comme un prédateur veut le gibier qu'il a pris en chasse. J'avais confiance, et je n'ai pas vu ce qu'il installait progressivement.

C'est d'abord venu par le téléphone : un jour, son ton a pris une neutralité commerciale, fini les mots doux. Ça me pinçait le cœur et me déstabilisait, car j'étais déjà dépendante de lui. Puis il s'est mis à me baratiner : il rentrait tard sans m'avoir prévenue, mais en soutenant le contraire, les yeux dans les yeux : "Ecoute ton portable, tu auras mon message."

Comme une conne, je vérifiais et revérifiais. Rien ? La faute à mon opérateur ! Il m'a servi ce mensonge un nombre incalculable de fois. Et autant de fois, je l'ai cru. Puis j'ai découvert qu'il allait seul à des dîners où j'étais pourtant invitée : "Tu te serais ennuyée, c'est pour ça que je ne t'en ai pas parlé." Et puisque je faisais des scènes, c'était bien la preuve qu'il avait eu raison !

Constamment prise en défaut et dénigrée, je me suis recroquevillée, je n'avais plus de points de vue, ou plutôt je soupesais ce qu'il était préférable de penser pour lui plaire

Régulièrement, il soupirait : "Tu as bien changé..." J'ai commencé à vivre avec la peur qu'il ne me quitte, je scrutais ses réactions et j'en suis venue à lui promettre : "Je vais m'améliorer, je vais redevenir comme avant, donne-moi une chance." Ses griefs se sont étendus à ma famille, "qui me faisait stagner", à mes amis, "envieux de ma vie avec lui et de sa réussite". J'ai pris de la distance avec eux.

L'une de ses spécialités était aussi de porter un regard réprobateur sur ma tenue ou mon allure, à l'instant même où nous arrivions quelque part et qu'il ne m'était plus possible de me changer. Résultat : je me minais à essayer de trouver la faute de goût et j'étais mal à l'aise au milieu des gens, ce qu'il me reprochait : "Tu as vu ta tête ? Tu pourrais faire un effort et sourire, tu n'es jamais contente."

Constamment prise en défaut et dénigrée, je me suis recroquevillée, je n'avais plus de points de vue, ou plutôt je soupesais ce qu'il était préférable de penser pour lui plaire. A mes yeux, si je le perdais, aucun homme ne voudrait de moi. Je souffrais à cause de lui tout en ayant besoin de lui, aussi je me suis accrochée à l'idée qu'aimer, c'est prendre le risque de souffrir. En parler ? C'est difficile quand on n'a rien de concret ­ ses attitudes et ses paroles, mon ressenti : rien de visible. J'ai tenu jusqu'au jour où j'ai fait une crise d'angoisse au bureau. A l'hôpital, j'ai vu une psychiatre. Depuis, je l'ai quitté... à mi-temps. Je n'arrive pas encore à déménager toutes mes affaires."

Hélène, 49 ans : "Il hypnotise tout le monde, notamment avec son humour. Parfois à mes dépens"

Hélène, 49 ans, est mariée depuis vingt-et-un ans avec un pervers narcissique. Elle n'arrive pas à partir. 

"J'aime deux femmes, je suis malheureux, m'a balancé mon mari. Tout ça, c'est de ta faute ! Si tu n'étais pas comme ça... " Il me trompait, et j'en étais responsable, coupable. Puis il a enchaîné sur elle, qui lui faisait du bien, qui avait "besoin de lui". Mon "devoir" était de l'aider "à moins souffrir de se sentir coupé en deux". Cela faisait si longtemps que j'avais perdu confiance en moi que je n'ai trouvé à répliquer que : "Qu'est-ce que j'ai fait ?" et "Je suis comme ça" Comment ? Il a haussé les épaules : "Tu ne comprends vraiment rien à rien... " 

Depuis quelques années, j'avais moins de désir et on faisait peu l'amour. Je suis plus mère que femme depuis qu'il m'a encouragée à quitter mon travail, à la naissance des enfants. Je suis restée coquette, mais je fais simple. Il a fait germer en moi l'idée que je n'étais pas assez désirable.

Dans le passé, il m'avait aussi reproché de ne pas être assez libérée au lit. Un jour, je me suis confiée à une relation : "Tu exagères, ton mari est extra ! Tu es trop exigeante." Tout le monde le vénère, il hypnotise, notamment avec son humour. Parfois à mes dépens : "Je plaisante ! Tu es trop susceptible." Moi je passe pour la rabat-joie. 

Non, je ne suis pas partie. Je n'accepte pas d'être traitée ainsi, mais financièrement, je dépends de lui. Et il a mis les enfants de son côté, j'aurais peur de les perdre. Je consulte un psy. Il a pris rendez-vous avec lui, sans dire qui il était : "Je voulais voir la gueule de celui en qui tu as plus confiance qu'en moi." Il jubilait de l'avoir berné. Il m'a dit qu'il n'accepterait jamais de divorcer. Parce qu'il ne supporte pas que je lui échappe. Parfois, je ne peux m'empêcher de penser qu'il a peut-être aussi des sentiments.

Commet repérer un pervers narcissique ?

Pour décrypter cette pathologie comportement qu'est la perversion narcissique, nous avons interrogé Marie-France Hirigoyen, psychiatre et auteure de Abus de faiblesse et autres manipulations (éd. JC Lattès) et de Le harcèlement moral (éd. Pocket).

Marie Claire : Qui sont les pervers narcissiques ?

Marie-France Hirigoyen : Des individus ayant une mauvaise estime d'eux-mêmes, éprouvant le besoin de regonfler leur narcissisme. Aussi ils envahissent le territoire psychique d'un autre, dont ils ont repéré la vitalité ou les qualités qu'ils aimeraient posséder. Leur moteur, c'est l'envie. Celle-ci consistant à s'approprier ce qu'a l'autre, non pas en cherchant à lui ressembler, mais en le détruisant.

Pour ne pas voir leurs fragilités, ils préfèrent accuser l'autre de ce qui dysfonctionne dans leur vie. Ils font mal parce qu'ils ne savent pas faire autrement pour exister. Comme si, pour qu'il y ait de l'amour, il fallait qu'il y ait de la haine.

Marie Claire : Pourquoi est-il si difficile de les reconnaître ?

Marie-France Hirigoyen : Dans un premier temps, on est séduit. Ils jouissent d'un grand charisme et sont socialement conformes. La normalité est leur meilleur déguisement. Ils peuvent même feindre la gentillesse et la compassion, et savent captiver leurs interlocuteurs avec un discours qui fait effet de brouillage. Peu à peu, l'emprise qu'ils exercent amène à ne plus différencier ce qui est normal de ce qui ne l'est pas, ce qui nous convient ou pas.

Dès lors, la victime considère comme normal la soumission, alors qu'avec un regard lucide elle jugerait la situation inacceptable. A un moment, elle ouvre les yeux, car on lui dit : "Vois comme il te traite, tu trouves ça normal ?" La violence n'existe que si elle est nommée.

Marie Claire : Un pervers l'est-il dès le début, ou peut-il le devenir soudain ?

Marie-France Hirigoyen : Il l'est dès le début et de façon constante. Attention, il y a actuellement une dérive où l'on qualifie tout le monde de pervers. En réalité, il y a peu de vrais pervers. Des comportements pervers, oui, on en rencontre plus, mais cela n'a rien à voir. Par exemple, quand une relation de couple se dégrade ou lors d'une séparation, il arrive qu'une personne use de défenses perverses afin de se protéger ou pour se sortir moins mal de la séparation, ou sauver la face. On voit ainsi une personne devenir "tordue" et destructrice, et s'adonner à des agressions et des fonctionnements pervers, mais il ne s'agit pas du trouble de la personnalité grave qui affecte le pervers.

Concrètement : si on médit sur son conjoint parce qu'il demande la garde des enfants, alors qu'il ne s'en est jamais occupé, c'est inacceptable, mais ce n'est pas être pervers. En revanche, c'est le cas si on fait tout pour le disqualifier auprès des enfants et l'empêcher d'avoir de bonnes relations avec eux, car emprise et manipulation entrent en jeu.

Marie Claire : Peut-on tous être victimes ?

Marie-france Hirigoyen : Oui, car ce n'est pas tant la prédisposition psychologique de la victime que l'habileté du pervers qui compte. Il sait repérer la fragilité ou la vulnérabilité de l'autre. Mais certaines personnes sont plus à risque : si elles souffrent d'insécurité affective, de manque de confiance en elles. Beaucoup de victimes ont déjà subi un abus dans l'enfance.

Cela rend nos défenses poreuses, on perd le radar qui permet de dire : "Attention, danger !" Par ailleurs, nombre de femmes veulent être réparatrices à tout prix pour leur homme, ce qui fait qu'elles restent, même malheureuses. Le pervers se positionne souvent en victime.

Marie Claire : Comment s'en sortir ?

Marie-France Hirigoyen : D'abord, repérer le processus pervers qui consiste à nous faire porter la responsabilité du conflit conjugal et l'analyser à froid, sans culpabilité. Accepter de reconnaître que celui qu'on aime ou a aimé est dangereux pour soi, et qu'on doit s'en protéger. Il faut aussi cesser de se justifier. Mieux vaut se taire, même contre le mensonge, car tout ce qu'on dit sera utilisé contre soi. S'il y a échange, il doit se faire via un tiers. Il faut se mettre à agir sans craindre le conflit.

Pour tout cela, il faut être soutenue, sachant que l'entourage immédiat ne peut pas être neutre. Les seuls soutiens valables sont ceux qui se contentent d'être présents, disponibles, sans juger. Enfin, une aide psychothérapeutique est souvent nécessaire afin de se reconstruire. 

Article publié initialement dans le magazine Marie Claire de mai 2013, réédité en octobre 2019