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Les Amon et Sicpa, un mystère autant qu’un fleuron

Partie de rien, arrivée de Salonique en 1913, cette famille dirige depuis trois générations une entreprise qui traite avec les gouvernements du monde entier. Elle est aussi d’une proverbiale discrétion: il faut faire sans elle pour raconter son histoire. Troisième volet de notre série

Le manoir de Bougy-Saint-Martin, au-dessus d’Aubonne.
Le manoir de Bougy-Saint-Martin, au-dessus d’Aubonne.

La maison Sicpa, qui fournit les encres pour imprimer les francs suisses, les dollars, les euros et pour tout dire la majeure partie des billets de banque en circulation dans le monde, aura 90 ans en 2017. Au siège de Prilly, la directrice des relations publiques, Christine Macqueen, espère que ce bel âge fournira l’occasion d’associer largement le public. «Nous n’avons jamais cherché la publicité, nous commençons à peine. Nous réfléchissons à ce que nous pourrons faire», explique-t-elle sans trop s’engager.

Jamais cherché la publicité, c’est le moins que l’on puisse dire. Liée au secret de fabrication de ses encres et de ses timbres de sécurité, la discrétion de la famille Amon, qui possède et dirige la firme depuis trois générations, est proverbiale. Elle est aussi rare que la réussite de cette société familiale, partie de rien, qui traite aujourd’hui avec les gouvernements, les banques centrales et les administrations fiscales de la terre entière.

Nous n’avons pas pu rencontrer Philippe Amon, 55 ans, tout à la fois directeur général, président du conseil d’administration et actionnaire principal de la maison. C’est donc sans sa complicité que nous tentons de raconter l’histoire de sa «dynastie».

Avant l’encre, la graisse à traire

Maurice Amon, que ses parents avaient baptisé Moïse, est arrivé à Lausanne en 1913, droguiste de son état. Comme lui, d’autres juifs de Salonique font alors le même parcours. A cette époque, la synagogue de Florimont est flambant neuve, mais ses fidèles sont ashkénazes. Maurice Amon sera parmi les membres fondateurs d’une petite communauté séfarade. On se réunit pour les offices chez le fourreur Benjamin, une famille qui se liera étroitement aux Amon.

Le premier local de la Société industrielle et commerciale de produits agricoles (Sicpa) ouvre en 1927 à la rue des Terreaux. Les produits vétérinaires réputés qui en sortent se répandent rapidement dans les fermes romandes. Le premier des Amon est un industriel dans l’âme, payant beaucoup de sa personne.

Un règne d’un demi-siècle

Fraîchement sortis de l’Ecole de commerce, ses deux fils, Salvador et Albert, le rejoignent dans l’affaire. De la graisse à traire à l’encre, il n’y a qu’un pas, vous expliqueront les spécialistes. Les arts graphiques fleurissent en Suisse romande, mais pour l’encre, on recourt à des formules des plus empiriques ou alors on dépend de l’étranger. Ce sera le génie de Sicpa d’imposer l’art de ses chimistes spécialisés.

Albert Amon dirige la maison d’une main de fer pendant près d’un demi-siècle. C’est sous son règne que Sicpa connaît sa fantastique expansion. Il s’associe avec Gualtiero Giori, un imprimeur lausannois de génie, lui-même en cheville avec De La Rue (Londres), le plus ancien imprimeur de billets du monde. De cette collaboration naît la fabrique d’encre de Chavornay (VD). On l’inaugure en 1983, au No 1 de l’avenue Albert-Amon, qui dessert la zone industrielle. Les mesures de sécurité entourant le bâtiment impressionnent le village vaudois. On ne sait ce que les patrons craignent le plus, l’accident, le vol des formules secrètes, la dénaturation criminelle des encres, l’enlèvement.

© Infographie Le Temps.
© Infographie Le Temps.

Le portrait du duc d’Orléans

Albert Amon est aussi collectionneur d’art. Le grand public l’apprend en 1988, à la faveur d’un coup d’éclat politique. Jack Lang, ministre de la Culture de François Mitterrand, s’oppose à la sortie vers la Suisse du «Portrait du duc d’Orléans», par Ingres (1842). L’industriel vaudois vient d’acheter cette toile au comte de Paris, qui disperse le patrimoine de l’ancienne famille royale, pour 3,7 millions de francs. L’œuvre est aujourd’hui au Louvre, qui l’a rachetée avec un don des assurances Axa.

En 1996, octogénaire, le patriarche prend sa retraite. C’est alors qu’on comprend que des représentants de la Banque Cantonale Vaudoise (BCV) et de la Société de Banque Suisse (SBS) se sont installés au conseil d’administration et que, pour la première fois, il n’y a plus aucun membre de la famille à la direction opérationnelle de Sicpa.

Dans l’une de ses rarissimes interviews, le retraité fait mine de s’en féliciter, présentant cette situation nouvelle comme une normalisation bénéfique pour une entreprise de cette taille. Les observateurs, eux, s’interrogent sur la santé de l’entreprise, après une périlleuse expansion en Australie et en Chine. Ils doutent des compétences des deux fils d’Albert, Maurice et Philippe, associés aux affaires depuis une dizaine d’années.

Philippe Amon, le retour

Mais il ne faudra que quelques années à Philippe Amon pour se réinstaller aux commandes. Aujourd’hui, c’est lui le boss. Il veille à tout, s’inscrit dans la tradition de sérieux de ses prédécesseurs, gagne une crédibilité incontestable, tout en se montrant respectueux de la politique. Celle-ci lui sait gré de viser la pérennité de sa société plutôt que la rentabilité à court terme, d’avoir maintenu en Suisse le principal site de production.

Il se montre parfois au Club des Cent, parmi les meilleurs contribuables du canton (Sicpa est sans doute dans le top ten). Si seulement on le voyait un peu plus! «Il n’y a pas que les journalistes qui soient tenus à distance, compatit une figure de l’économie vaudoise. Il n’est aucune entreprise de cette taille et de cette aura dont les dirigeants apparaissent si peu. C’est un fleuron autant qu’un mystère.»

La règle de discrétion des Amon, qui vaut aussi pour les œuvres philanthropiques, souffre quand même une notable exception. Le frère aîné de Philippe, Maurice, installé à Monaco, s’est fait une réputation de jet-setteur. Ses deux retentissants divorces, qui ont mis aux prises des stars du barreau et leur intolérable cruauté, ont défrayé la chronique. L’Eagle Club de Gstaad, qui réunit les heureux du monde au sommet du Wasserngrat, passe pour avoir été le témoin de ces éclats conjugaux. Les Amon sont chez eux dans la station des Alpes bernoises.

Seuls des gens fortunés peuvent acheter ce type de demeure

Albert Amon avait grandi sur la populaire avenue d’Echallens. Par la suite, la famille s’est installée dans une villa du quartier de Mon-Repos, cossue mais discrète aussi. A la fin des années 1980, toutefois, l’industriel et ses fils font la spectaculaire acquisition de Bougy-Saint-Martin, au-dessus d’Aubonne, une des toutes belles propriétés de La Côte vaudoise.

Ce manoir du XVIIIe siècle, classé d’importance nationale, est dans un état de vétusté avancé. Les Amon, qui y succèdent à de grands noms de la noblesse européenne, investissent plusieurs millions dans sa restauration, sous la surveillance étroite des Monuments historiques. On en parle au Grand Conseil: alors que le canton est plongé dans le programme d’économies Orchidée, une partie de la gauche refuse d’accorder à des milliardaires une subvention de 740 000 francs pour les travaux. Le conseiller d’Etat socialiste Daniel Schmutz doit expliquer à ses camarades que seuls des gens fortunés peuvent acheter ce type de demeure.

C’est à Bougy-Saint-Martin que vivent aujourd’hui Philippe Amon et sa famille. Tous les deux ans, les portes de la propriété s’ouvrent pour un jour à la population. On admire le parc, la pièce d’eau de la cascade et le bâtiment du manège, seul de son type en Suisse avec son charmant salon des écuyères.

Philippe Amon a épousé la Portugaise Catarina Salgado, une des héritières de la banque Espirito Santo, formée elle-même dans la gestion de fortune. La passionnante histoire de la famille Amon n’est qu’une pâle bluette en comparaison de la saga des Espirito Santo. Cet empire financier, engagé dans un choc des Titans avec la révolution portugaise il y a quarante ans, avait fait de Lausanne une de ses bases jusqu’à sa récente déconfiture. Au Portugal, le beau-père de Philippe Amon a gagné le plaisant surnom de DDT, pour Dono disto tudo, Maître de tout ceci.

La fin du cash?

Aux oiseaux de malheur qui prédisent la fin prochaine du cash et des billets de banque, Philippe Amon assène sa conviction contraire. Il n’en a pas moins largement diversifié son entreprise (3000 employés, dont un tiers en Suisse) dans l’authentification et la traçabilité des produits soumis au fisc, cigarettes, alcool, pétrole et même la viande halal, à Dubaï. Mais ces marchés sont âprement concurrentiels, les enjeux financiers sont énormes. En 2013, il a fallu licencier. Surtout, il faut se montrer. Du Kenya à Bruxelles en passant par le Brésil et l’Albanie, Sicpa doit justifier de son intégrité face à ceux qui lui reprochent d’arracher les contrats avec des méthodes douteuses.

Maurice Junior et Philippe ont tous deux des enfants, leur sœur Monique aussi. Aucun ne semble encore se profiler, en raison de leur jeune âge sans doute pour certains, pour incarner la quatrième génération de patrons à la tête de Sicpa.

Sources:

Henri Rieben, «Portrait de 250 entreprises vaudoises» (1980)

«Vie juive en Suisse», Musée historique de Lausanne (1992)

Interview d’Albert Amon dans «L’Hebdo» (26.09.1996)

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