Parenthèse (dés)enchantée dans nos routines bien huilées, le confinement imposé par la lutte contre le Coronavirus a donné lieu à de nouvelles habitudes parfois inattendues.

Envie subite et répétée de faire son propre pain, révélation d’une passion pour le running et les cours de yoga en streaming, apéros connectés via écrans interposés : chacun y est allé de sa petite révolution, essayant tant bien que mal de s’adapter à cette nouvelle temporalité. Mais le phénomène qui a fait le plus couler d’encre, c’est sans aucun doute l’abandon, plus ou moins conscient, du port obligatoire du soutien-gorge et de tout autre accessoire visant, finalement, à afficher une poitrine galbée.

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Le soutien-gorge aux oubliettes

En France, selon un sondage YouGov, 8% des femmes auraient en effet arrêté de porter un soutien-gorge pendant le confinement hexagonal. Un chiffre qui monte jusqu’à 20% du côté des moins de 25 ans. Et pour cause, le télétravail et la suspension de toute activité sociale ôtant l’obligation sous-jacente de nous apprêter, le workwear guindé - comme tout autre artifice vestimentaire et esthétique - a rapidement laissé place à un homewear confortable et décontracté, reléguant de fait le soutien-gorge aux oubliettes au profit d’une liberté corporelle retrouvée. 

“On est d’accord qu’on ne remettra plus jamais de soutif ?!”, lance l'illustratrice Pénélope Bagieu sur Twitter. “Je ne compte pas les jours de confinement, je compte les jours sans soutif !”, répond une autre internaute réjouie.

D’autres partagent allègrement blagues 3.0 et mêmes humoristiques sur le sujet, dont la fameuse réplique détournée de Zooey Deschanel dans la série The New Girl : “Mes seins adorent cette histoire de chômage de quarantaine : ils n’ont plus à aller dans la prison des seins tous les jours !”.

C’est la première fois que nous nous retrouvons seule face à nos corps, à pouvoir en faire ce que nous voulons

Mais pourquoi un tel enthousiasme pour ce spontané mouvement “no-bra”* ? Et, surtout, pourquoi avoir attendu une pandémie mondiale et un confinement national pour oser s’en défaire ?

“C’est la première fois que nous nous retrouvons seule face à nos corps, à pouvoir en faire ce que nous voulons”, commentait alors en avril dernier la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie dans une interview au Nouvel Obs. “Puisqu’elles ne sortent plus, les femmes sont débarrassées du regard extérieur qui pèse sur leur corps. (...) Ne plus porter de soutien gorge, c’est d’abord se libérer d’une contrainte et s’épargner des douleurs. C’est faire enfin primer son confort personnel sur le confort visuel des autres”, explique l’intellectuelle française, qui rappelle comment au fil des années le soutien-gorge est devenu un “outil d’aliénation” qui “uniformise les seins” et contribue à “un véritable formatage à l’échelle industrielle de nos corps.” Un instrument d'asservissement en somme, dont les bienfaits sur le corps des femmes n'ont pas (ou très peu) été étudiés par la science, sauf dans le cas d'une pratique sportive, "pour ne pas créer des chocs sur les tissus", souligne la Docteure en biologie Helixis Felis (pseudo) dans un article de l'édition du soir de Ouest France.

Libérées, délivrées

Et pour de nombreuses femmes, c’est bel et bien ce sentiment d'oppression que leur inspirent leurs soutiens-gorges, aussi banalisés et intériorisés soient-il, et qui les ont poussé les jours passés, entre 4 murs, à les abandonner. “Soyons honnêtes, au début du confinement, j’ai arrêté d’enfiler un soutien-gorge le matin par pure fainéantise !”, annonce d’emblée Pauline, 30 ans, rédactrice web indépendante. “Puis, j’ai commencé à trouver ça vraiment chouette et à adapter ma garde-robe en adoptant des tops légèrement plus ouverts au niveau des épaules.”

Un changement de paradigme stylistique qui est moins symptomatique d’une nouvelle lubie vestimentaire que d’un rapport renouvelé à son corps. “Je suis plutôt du genre assez pudique : pour moi, le téton qui pointe à travers le t-shirt, c’est un peu trop “badass”. Du coup, ne pas porter de soutien-gorge et me sentir à l’aise tout en étant à moitié à poil, c’est une grande étape pour moi”, nous écrit celle qui avoue continuer sur sa lancée alors que le pays est enfin déconfiné. “Je n’ai toujours pas remis de soutif’ depuis. Je me sens plus libre, plus à l’aise d’un point de vue confort mais aussi plus sexy dans un sens.”

Quand je suis retournée brièvement au bureau, je n’en ai pas remis. Je me trouvais chic aussi avec ma tenue

Des sensations galvanisantes que partage Katia, 32 ans, directrice de communication, qui après un congé maternité et un confinement a sauté le pas du “no-bra”*. “À la fin de ma grossesse, je ne trouvais pas de bon soutien-gorge. Ma poitrine avait grossi et je n’avais pas envie d’investir dans un nouveau modèle sachant qu’elle allait encore pas mal changer. Puis, avec l’allaitement, je n’ai rien trouvé de plus simple que d’ouvrir ma chemise et de nourrir ma fille au lieu d’acheter un soutien-gorge spécifique”, nous raconte-t-elle, en dépit des injonctions des infirmières de la maternité qui, trois jours après son accouchement lui intimaient de songer à remettre un soutien-gorge. “Quand je suis retournée brièvement au bureau, je n’en ai pas remis”, poursuit-elle. “Je me sentais bien et pas négligée pour un sous. Je me trouvais chic aussi avec ma tenue.”

Toutefois, Katia souligne le malaise généré par l’attitude de certains passants. “Dans la rue ou dans les transports en commun, j’ai senti le regard d’hommes sur moi, comme si ça se voyait, et ça m’a dérangé. Je me suis demandée si mon haut était transparent alors que je savais très bien qu’il ne l’était pas : j’avais vérifié auparavant. Mais forcément, ça se voit lorsqu’on ne porte pas de soutien-gorge car on a fatalement une forme moins ronde”, remarque-t-elle. 

Vers le "no bra", un cheminement progressif

D’autres, au contraire, avaient franchi le pas du “no-bra” bien avant le confinement. C’est le cas de Tanissia, journaliste de 28 ans, qui n’a pas attendu d’être enfermée pour s’en passer. “Avec les années, je me suis rendue compte que j’aime tellement ne rien porter que j’ai complètement abandonné les soutiens-gorges. Je me sens bien, libre, même si je sais que les gens le remarquent”, nous confesse la jeune femme, dont la décision résulte d’un lent processus d’introspection. “Quand j’étais jeune, genre 14-15 ans, je portais que des soutien-gorges un peu rembourrés, j’avais une peur panique que l’on voit la vraie forme de mes seins”, se souvient-elle. “Et puis, petit à petit, j’ai commencé à trouver beaucoup plus jolie la lingerie légère, d’abord avec armature puis des bandeaux, puis des triangles, puis au bout d’un moment plus rien, quand je voulais porter des débardeurs échancrés. J’ai un piercing au téton aussi, et des tatouages sur les côtes, et à chaque période de cicatrisation, je devais éviter de porter des sous-vêtements.”

Un cheminement progressif, à la fois psychologique et corporel, également entrepris par Johanna, 31 ans, graphiste, dont la morphologie l’a incité très tôt à se passer de soutien-gorge. “Je dirais que j’ai commencé à ne plus en porter au début de la vingtaine. Tout simplement parce que j'avais la sensation que ça ne servait à rien, que mes seins du haut de leur 85A tenaient très bien tout seuls, même pour courir après un bus !”, plaisante-t-elle. “Plus sérieusement, je dirais que ça me semble plus naturel, plus proche de moi et de la simplicité d’esprit et de corps à laquelle j’aspire.”

Mon soutien-gorge, mon choix

Libérées de leurs soutiens-gorges, ces femmes qui ont répondu à notre appel à témoins ne s’en sont pas pour autant débarrassés. Bien au contraire. À contre-courant des injonctions socio-culturelles réduisant le soutien-gorge à un conservateur cache-téton ou à un sublimateur patriarcal de mamelons, nos intervenantes ont, au contraire, fait de cette fameuse pièce de lingerie un outil purement fonctionnelle.

Tantôt esthétique, tantôt sportif, la vocation qu’elles attribuent désormais à leurs soutiens-gorges relèvent moins d’un réflexe automatisé, intériorisé, que d’un choix conscientisé. “Maintenant, j’en porte quand j’ai un haut très transparent ou quand je fais du sport, parce qu’avec un 90C, ça bouge pas mal quand tu cours ou tu fais des sauts. Et aussi quand j’ai envie que la lingerie soit une partie de ma tenue, qu’on devine la dentelle sous ce que je porte, par exemple. Je fais en sorte que ce ne soit plus du tout une contrainte mais un choix de porter un soutien-gorge, parce que j’en ai envie”, nous explique Tanissia dont la démarche a séduit certaines personnes de son entourage.

“Une ancienne collègue m’a par exemple remerciée l’année dernière en me disant que grâce à moi, elle commençait à moins en porter elle aussi.” Pour Johanna, qui a raccroché le soutif’ depuis la sortie de l’adolescence, cette pièce de lingerie est devenue un accessoire de mode comme les autres. “Aujourd’hui, quand je choisis, que j’achète et que je porte un soutien gorge, c’est une 'petite occasion', comme un beau collier que je mets quand j’ai envie de me sentir belle et/ou sexy”, explique-t-elle. “J'imagine que j’en remettrai quand j’enfilerai par exemple une chemise blanche mais plus pour le style de la dentelle qui dépasse dessous que pour le soutien”, confirme Pauline qui souhaite faire du soutien-gorge un artifice 100% stylistique.

Après trois jours sans soutif, ma poitrine était lourde et je me tenais voûtée

Une décision libératrice, résolument féministe, mais qui sous ses airs universalistes ne peut s’étendre en réalité qu’à une portion limitée de la population. Dotée d’une poitrine généreuse, Sophie, 30 ans, directrice artistique, fait partie de ses femmes qui s’est sentie (un brin) exclue par l’engouement “no bra” des dernières semaines sur les réseaux sociaux. “J’étais presque vexée de lire ça partout alors que moi, je peux pas vivre sans ! Je suis tellement heureuse que les soutiens-gorges existent sinon ma vie serait un enfer”, défend-elle.

“C’est pas que je ne veux pas de pas en porter, c’est juste qu’après trois jours sans soutif, ma poitrine était lourde et je me tenais voûtée. C’est plus facile à dire qu’à faire quand on fait un 95G ! Et, personnellement, je n’ai jamais vu le soutien-gorge comme une contrainte : pas plus que celle de mettre une culotte quand je porte une robe ou le simple fait de m’habiller pour sortir de chez moi”, confirme Camille, juriste.

Car finalement, qu’on soit team bra ou team no-bra, le plus important n’est-il pas que le port du soutien-gorge reste un choix ?

* mouvement “sans soutien-gorge”.