L'autrice de La Chair est triste hélas (Éd. Julliard, collection "Fauteuse de trouble") raconte dans cette nouvelle la société à la plage. Celle qui juge, s'inspecte et suspecte. Celle qui jalouse, désire le bronzage et le corps d'à côté. Et surtout celle, qui, brûlée par le patriarcat (et le soleil) ne prend jamais de vacances.

Une journée à la plage

"Tu devrais partir en vacances, ça te ferait du bien !". Cela faisait deux années que j'en rêvais, des vacances bien méritées, pour moi seule, ni ex-mari ni enfant ni même chien à surveiller. Des vacances à ne rien faire, comme une bouée de sauvetage avant un burn-out dont je n'étais pas bien sûre de revenir cette fois-ci. Des vacances de femme épuisée qui ne veut plus aucune contrainte, qui ne veut rien visiter, qui ne peut fournir aucun effort intellectuel ni sportif, qui n'aspire à aucune performance ni aucun rendement, qui ne ramènera aucune photo, qui désire juste être là, dans l'instant présent.

Vidéo du jour

J'ai choisi une ville du Sud dont je ne connais pas grand-chose, Antibes, appelée par un très lointain souvenir de grandes vacances, le goût d'une canette de Tropico et la fierté d'enfant de porter un maillot de la Panthère rose. Cela faisait des lustres que je n'étais pas partie à la mer. Il m'a d'abord fallu me racheter la panoplie de la vacancière. J'ai eu l'impression d'être Hibernatus égaré dans un rayon maillots, me demandant si les bas avaient tous rétréci ou si mes fesses avaient changé de forme.

Depuis quand se baigne-t-on en tanga ? Combien de temps suis-je restée dans ma grotte ? Et puis il paraît qu'il faut préparer sa peau, s'hydrater, s'huiler les cheveux. Et je ne parle même pas de l'épilation, puisqu'aucun des maillots essayés ne pourrait être porté sans tout arracher. Quel boulot en amont ! Je me suis soudain rappelé pourquoi je ne partais jamais, parce que c'est bien trop d'efforts. Et surtout, j'avais oublié un obstacle de taille que mon cerveau avait volontairement omis : la plage est un immense tribunal où tout le monde se juge. Pire, il est un territoire de chasse où chacun s'envisage. Mais il est trop tard pour rebrousser chemin, car me voilà déjà allongée sur ma serviette à me laisser bercer par l'ennui, une sensation finalement pas si désagréable, surprise de faire ce que tout le monde fait présentement en ce lieu : s'observer.

Il fait partie de ces hommes qui considèrent que nous sommes en attente d'une validation, d'un compliment.

Je remarque d'abord un homme seul sur sa serviette, la cinquantaine. Il croit que ses lunettes noires camouflent son regard. Et pourtant je sais qu'il reluque avec envie cette surabondance des corps féminins, comme un chien lâché dans un magasin de croquettes.

Il ne voit pas de problème à cela. Après tout, si elles sont là, "c'est bien pour qu'on les regarde !" pense-t-il. Souvent, il regrette le bon vieux temps où on pouvait encore commenter les corps à voix haute, où on pouvait valider leur beauté dans l'espace public – "je vous trouve charmante" – et quémander un sourire en retour. Il fait partie de ces hommes qui considèrent que nous sommes en attente de cela, d'une validation, d'un compliment, qui croient nous faire plaisir à coups de flatteries ringardes alors qu'ils ne font jamais que nous mettre mal à l'aise. Alors voilà, cette plage est remplie de corps qui, selon lui, sont en attente désespérée d'un regard libidineux de sa part.

L'homme à lunettes envisage tous les corps, mais s'arrête particulièrement sur les plus fermes, les plus jeunes. Son regard se fixe tout particulièrement sur une adolescente aux cheveux longs. Son expression devient sale. Il est pourtant le premier à hurler à la répression devant sa télé lorsqu'on parle de pédocriminalité : "Peine de mort direct !" Il est le premier à colporter sur les réseaux sociaux les pires rumeurs, il y a le "Deep State", c'est Trump qui l'a dit, sans parler des francs-maçons, tous des violeurs d'enfants ! Il est de toutes les fake news, de tous les complots, se prend pour un justicier du Net.

Et pourtant, le voilà en train de regarder des gamines de 14 ou 16 ans, des filles qui pourraient être les siennes. "Oui mais elles en font plus !", dirait-il pour sa défense. Il ne se voit pas comme un prédateur ni comme un mateur. Il s'imagine au-dessus de la mêlée, c'est un homme bien, il trouve que les féministes exagèrent, qu'ils ne sont pas tous comme ça. Et pourtant, un instant nos regards se croisent et il sait que je sais. Ce qu'il parvient à lire dans mes yeux le renvoie à une image de lui-même qu'il n'aime pas. Le voilà pris la main dans le sac, avec sa demi-molle sur le sable. Il s'agace, me lance un regard noir, il voudrait me hurler qu'il n'a rien à se reprocher, et pourtant il se lève, ramasse sa serviette, et s'en va.

Un peu plus loin, un autre style de mateur. Lui ne regarde pas les adolescentes mais les femmes adultes, surtout la sienne assise à côté de lui qui soupire à la vue du sandwich plein de sable que son fils vient de faire tomber. Elle l'avait pourtant préparé avec soin ce matin, bien emballé dans de la cellophane. Elle a beau essayer de l'essuyer du mieux qu'elle peut, le sable s'est mélangé à la mayonnaise, il n'y a plus qu'à le jeter. Lui ne sait plus quoi penser de cette relation. Depuis la naissance du petit, elle n'a plus envie. La fatigue, les vergetures qu'elle avait pourtant badigeonnées d'huile comme on le lui avait conseillé, mais surtout l'accouchement traumatique, les forceps, la déchirure jusqu'à l'anus, l'épisiotomie recousue trop serrée, la bouée. C'était il y a un peu plus de deux ans déjà, mais elle ne s'en remet toujours pas.

Parfois elle pleure la nuit, il ne comprend pas. Il se dit qu'elle est peut-être dépressive, qu'elle devrait faire du sport – il a lu ça dans un magazine –, que ça irait sans doute mieux. Et puis il la trouve de plus en plus négligée, dit qu'"elle pourrait faire un effort quand même". Il regrette le temps où elle portait encore des bikinis, ne comprend pas pourquoi elle camoufle son corps derrière ce grand maillot une pièce. Elle dit qu'elle se sent comme une baudruche vide, il ne comprend pas. On l'avait pourtant bien prévenu qu'"avoir un enfant ça change la vie, tu verras !" mais il ne s'attendait pas à ce que la qualité du service baisse à ce point ni à ce qu'on ne vienne plus satisfaire ce qu'il considère comme des besoins. Alors il songe à aller voir ailleurs, parce que, hein, ça suffit.

Il est nostalgique de l'époque de leur rencontre, ce n'est pourtant pas si lointain, l'embrasement, les nuits entières à faire l'amour. Aujourd'hui elle ne veut plus rien. Même pas ces cunnilingus à rallonge qu'elle faisait semblant d'aimer pour le flatter. Régulièrement, il lui reproche de ne pas avoir de désir, de ne pas jouir, sans jamais se demander ce qui pourrait la satisfaire. Car lui aussi a besoin d'être revalorisé, qu'on lui dise que c'est le meilleur des amants. D'ailleurs "avant toi, aucune ne s'est plainte du service !", aime-t-il lui rappeler histoire de la culpabiliser. Après avoir remballé le sandwich au sable, elle se lève pour se baigner. Elle lui demande en partant de surveiller l'enfant, comme s'il fallait rappeler l'évidence à chaque fois. Elle s'éloigne, un vent chaud souffle sur sa peau. Elle trempe ses jambes dans l'eau. Une vague l'éclabousse. Elle sourit. Il lui en veut de sourire sans lui.

Un couple d'une soixantaine d'années se fraie un chemin au bord de l'eau, évitant les éclaboussures et les ballons des enfants. La dame est très belle, impeccablement bronzée sans aucune démarcation, la peau tannée de ces femmes qui défient le cancer de la peau année après année. Elle assume son monokini, tel un vestige des années 80. Sa bouche impeccablement fuchsia est assortie à ses ongles de pieds. Elle slalome avec un brin de mépris entre "ces touristes qui nous envahissent chaque année". Ici, c'est son territoire, elle ne vit qu'à quelques rues de là, elle salue tous les patrons de plages privées sur son passage, elle est chez elle.

Son mari, quant à lui, est bedonnant, une chemise entrouverte, un bermuda et des chaussures bateau qu'il tient à la main, une montre bien trop chère sans doute assortie à son SUV. Il fut un temps où tous deux profitaient encore de l'été pour partir au Cap d'Agde. Où dans sa quarantaine elle était encore la reine de l'Aphrodisia, l'immense discothèque échangiste du camp libertin. Chaque soir, une bouteille de champagne l'attendait au frais dans son carré VIP. Jusqu'à ce que progressivement d'autres reines prennent sa place et que, la cinquantaine passée, elle ne soit contrainte de se retirer, tels ces boxeurs qu'on oblige à raccrocher les gants.

Aujourd'hui elle estime qu'elle a assez donné, elle a joué le jeu, les enfants et depuis peu les petits-enfants, le couple à pimenter. Elle ne trouve aucun intérêt à cette histoire de Viagra, elle ne voit pas pourquoi il faudrait s'acharner à faire des danses de la séduction devant un mari qui ne parvient plus à accomplir ce qu'il faisait jadis naturellement. Et puis elle trouve que "ça tire un peu", mais ne veut pas se résoudre à utiliser du gel. "Ce serait tricher", pense-t-elle. Mais tout n'était-il pas de la triche depuis le début ?

Elles se fichent d'avoir un 'beach body'. (...) Elles font ce qu'elles veulent, l'espace public leur appartient, elles y ont toute leur place.

Je tends l'oreille pour essayer de capter des bribes de conversation lorsque le couple passe devant moi. Je les entends pester contre une femme, plus loin, visiblement trop couverte à leur goût. Ils tiennent quelques propos racistes qu'ils ne prennent même plus la peine de marmonner. Ah oui, c'est vrai, ici c'est le Sud-Est, on ne se cache même plus pour dire ces choses-là.

Et puis il y a ce couple instagramable que toute la plage envie. Le moindre de leur déplacement attire tous les regards. Ils sont beaux, musclés, ne loupent aucune séance à la salle. Corps impeccablement dessinés, shaker de protéine dans une pochette isotherme, ils ne doivent leur apparence qu'au prix d'immenses sacrifices. "No Pain, No Gain", a-t-elle tatoué au creux de ses reins. Et je me demande à quelle douleur elle fait référence : celle de la brûlure musculaire, celle de sa chirurgie ou bien celle des rapports qu'elle accepte sans grand plaisir en retour ? Son attention est attirée par un vendeur ambulant déshydraté geignant un "chouchous, beigneeeets..." Lorsqu'elle se lève pour en acheter, toutes les têtes se dévissent. Les femmes la détestent, les hommes ont la pupille qui se dilate.

De retour sur sa serviette, elle tend son téléphone à son compagnon pour qu'il la prenne en photo, prend la pose, fait semblant de croquer le beignet dont elle n'avalera pas une seule bouchée, s'agace de constater que tout est raté. Décidément, à part pousser de la fonte et manger, ce garçon ne sait pas faire grand-chose. Alors elle recommence, prend les photos elle-même, les recadre, ajoute un filtre, les édite accompagnées de quelques hashtags et mentions, et publie en attente des premiers commentaires positifs. Elle en profite pour faire quelques clichés légèrement plus osés qui iront rejoindre ses photos de pieds sur OnlyFans. Chaque seconde de son existence est documentée par les innombrables stories qu'elle poste.

Elle est celle qui a repris le contrôle sur le désir des hommes et elle compte bien le leur faire payer.

Avec ses 160 000 followers, elle prend sa revanche sur des années de harcèlement scolaire, des années à se faire traiter de grosse vache ; des années à entendre qu'elle était moche ; des années à croire qu'elle n'avait aucune valeur. Aujourd'hui elle est celle qui a repris le contrôle sur le désir des hommes et elle compte bien le leur faire payer, au sens littéral du terme. Le minable à ses côtés ? Elle le fera payer aussi, mais d'une autre façon, elle lui brisera l'ego en mille morceaux, il prendra pour tous les autres. Pas tout de suite, pour l'instant il lui est utile, ses followers l'aiment bien. Mais elle sait bien que sa destinée est toute autre : il lui faut impérativement mettre la main sur un bien plus gros gibier, un prince charmant – bien que vieillissant – plein aux as qui saura la mettre à l'abri et à qui elle fera un enfant le plus vite possible.

Son objectif est tout tracé et elle sait que ses temps sont comptés. Déjà rendue à la seconde moitié de sa vingtaine, elle a conscience de perdre chaque jour sa valeur sur l'échelle des femmes-trophées. Et la concurrence est de plus en plus rude, il ne suffit plus d'un corps sculptural pour se mettre à l'abri. Les bons partis ne sont plus légion. Ils sont prêts à payer 300 euros pour s'amuser, éventuellement à entretenir une maîtresse le temps que cela durera.

Mais leur passer la bague au doigt est devenu compliqué. Être belle et à la merci de toutes leurs fantaisies n'est pas satisfaisant, il faut désormais être présentable en société. Car ils sont exigeants ! Ils ont beau ressembler à des orteils, ils seront toujours les premiers à critiquer le corps des femmes. Trop vulgaire, pas assez raffinée. Et notre influenceuse le sait. C'est bien pour cela que, pour l'instant, elle conserve son benêt sous le coude, faute de mieux.

Et puis il y a ce groupe composé de copines qui se sentent étrangères à tout cela. Je les observe se baigner, parfaitement indifférentes au groupe de garçons qui jouent au volleyball à côté d'elles et tentent maladroitement d'interagir. L'un d'entre eux envoie le ballon dans leur direction, sans réaction. Alors ils redoublent d'efforts pour rouler des mécaniques tel qu'on le leur a toujours appris et sont les premiers surpris du désintérêt manifeste de leurs cibles. Elles ne veulent pas du destin qu'on réserve aux femmes et dont elles ont un aperçu sur cette plage. Elles n'en ont rien à faire de devenir des femmes-trophées, des bonnes épouses, des futures mères. Et elles se posent bien moins de questions que moi devant le rayon maillots de bain.

Elles se fichent d'avoir un "beach body", d'être parfaitement épilées. Elles ont réussi à s'affranchir de tous ces codes censés les rendre plus désirables. Elles font ce qu'elles veulent, l'espace public leur appartient, elles y ont toute leur place. En l'espace d'une seule génération, nombreuses sont celles qui ont réussi à créer un espace qui échappe aux désirs des hommes. Elles ont intégré l'idée qu'une alternative était possible, qu'elle pouvait échapper aux diktats de leur genre assigné à la naissance. Comme je les envie ! Au même âge, j'aurais adoré jouir de cette même indépendance. Pourvu qu'elles tiennent bon. Aujourd'hui, elles sont une poignée, mais demain toute une armée. Le groupe de garçons tente une dernière approche en proposant une partie de volley. Les filles finissent par accepter, bien décidées à leur faire mordre la poussière.

Et enfin sur cette plage, il y a moi, cette femme de 42 ans, multidivorcée, en plein bilan de cette première moitié de mon existence, la "midlife crisis" dit-on, fatiguée de l'hétérosexualité et bien décidée à ne plus jamais laisser aucun homme m'approcher. À cet instant, sur cette plage, je suis un corps parmi les autres. Un corps de femme avec son histoire, ses victoires, ses blessures. Un corps que d'autres observent et commentent. Un corps auquel d'autres femmes se comparent sans doute, soulagées d'avoir un cul moins flasque que le mien. Un corps sur lequel on projette certainement un récit le temps d'un après-midi de baignade, tout comme je viens de le faire moi-même avec les autres corps, ce serait de bonne guerre ! Mais un corps vivant, un corps qui n'est pas encore malade et qui mérite que je lui apporte le plus grand soin. Un corps qui mérite ces vacances.

Cette nouvelle a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 852, daté août 2023.