“Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi?” Ces questions, Benjamin* se les pose en boucle. Victime d’un accident de la route impliquant plusieurs véhicules, il a vu l’autre motard perdre la vie sur le coup. Lui, sans que le destin ne l’explique vraiment, en est sorti presque indemne. Un coup du sort, un miracle, qui en dépit de son heureuse issue a plongé ce passionné de deux roues dans une profonde dépression, entre grand sentiment de culpabilité et incapacité à reprendre le cours de sa vie.

“La honte d’être encore là”

Loin d’être un cas isolé, ce phénomène, qu'on appelle Syndrome de Lazare, touche communément les personnes ayant vécu un épisode particulièrement traumatisant. Depuis la moitié du XXe siècle, diverses études psychologiques menées auprès d’anciens soldats de guerre, de rescapés de la Shoah, du génocide rwandais ou encore de personnes ayant vécu des catastrophes naturelles, ont chacune à leur façon dessiné en creux cette culpabilité du survivant.

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Tout semble différent, plus menaçant, plus agressif. L'entourage ne comprend pas ces réactions et se détourne progressivement de lui, jusqu’à le plonger dans l’isolement

Théorisée et conceptualisée en 2007 par le Dr Patrick Clervoy**, psychiatre et auteur, cette “perturbation émotionnelle prolongée”  - comme lui-même nous la définit - tire son nom du personnage biblique Lazare qui, dans le nouveau Testament, succombe des suites d’une maladie mortelle. Ressuscité par Jésus, il revient parmi les siens, mais ressent une forme de décalage avec le monde qui l’entoure. Tout lui semble différent, plus menaçant, plus agressif. Son entourage ne comprend pas sa réaction et se détourne progressivement de lui, jusqu’à le plonger dans l’isolement. En réalité, c’est Lazare qui, ayant frôlé la mort, voit sa personnalité complètement transformée.

Ecmésies, cauchemars et décalage

Cette métamorphose psychique, la victime la doit à deux phénomènes distincts selon le Dr Clervoy. “En premier lieu, il y a la perturbation directement provoquée par le traumatisme psychologique. Il s’est inscrit dans la mémoire de celle ou celui qui l’a vécu et ne cesse de se répéter”, nous explique-t-il. En journée, des “flash-backs” de l'événement (aussi appelés “ecmésies”) peuvent resurgir à chaque instant, qu’on soit en train de conduire ses enfants à l’école ou de regarder la télévision.

Images, sons, odeurs : tout revient à l’identique, y compris la frayeur et le désarroi. Des souvenirs forcés en somme, qui laissent place à la nuit à des cauchemars épouvantables. Problème : personne dans sa famille, ses amis, n’a généralement vu et ne peut voir ses images mentales, d’où un certain décalage, un fossé qui se creuse progressivement entre le survivant et son entourage personnel et/ou professionnel. C’est ce second phénomène conjoint de dérèglement relationnel prolongé qui va contribuer à rendre tout retour à une vie normale difficile, voire carrément impossible.

Une bombe à retardement

Peur de sortir de chez soi, phobie sociale, anxiété permanente, problèmes de concentration, pensées morbides, addictions : autant de symptômes observés chez les victimes du syndrome de Lazare qui peuvent avoir des conséquences dramatiques sur le long terme. Car, si le premier réflexe du survivant s’apparente à une certaine forme de reconnaissance et de gratitude (“J’ai survécu, j’ai eu beaucoup de chance”), ce dernier est dans un second temps rattrapé par son passé traumatique.

Un retour de flammes qui peut s’opérer le soir même des évènement, trois jours, six mois ou un an plus tard

Un retour de flammes qui peut s’opérer le soir même des évènement, trois jours, six mois ou un an plus tard. C’est ainsi que le 22 mars 2019, Sydney Aiello, jeune américaine de 19 ans, a mis fin à ses jours, un an après avoir survécu à la fusillade du lycée de Parkland, en Floride. Le tireur, un adolescent du même âge, est accusé d’avoir tué 17 personnes, dont deux amis de la lycéenne. Selon sa mère, Sydney souffrait depuis le drame de “stress post-traumatique” et de “syndrome de culpabilité du survivant.” Le lendemain de son suicide, un autre de ses camarades de classe a mis également fin à ses jours. 

Du traumatisme à la résilience

Quels antidotes, alors, face à un proche, un collègue, un ami qui survit à un ce type d’évènement tragiques ? Que faire lorsque-nous même échappons de près à la mort, que cela soit après un attentat, un accident ou une catastrophe collective ? Comme le souligne le Dr Patrick Clervoy, “la patience, le tact, la douceur” sont autant d’outils dont il faut s’armer pour aider l’autre surmonter cette culpabilité. “Être présent signifie aussi ne pas être trop près, ne pas être étouffant à force de vouloir protéger la personne qui a souffert mais l’être suffisamment pour qu’elle puisse trouver une présence qui la rassure, qui lui apporte un sentiment de protection en cas de désarroi”, met en garde le psychiatre, qui rappelle également que le processus de résilience ne peut se reconnaître qu’après coup et ne peut faire l’objet d’une démarche planifiée à l’avance.

Quant au survivant, il se doit pour traverser cette épreuve de lutter contre l’isolement, de verbaliser sa douleur, de créer un espace d’échanges avec un psychologue, un psychiatre et/ou d’autres survivants. Et surtout qu’il accepte, tout comme son entourage, qu’il ne sera plus jamais celui qu’il a été auparavant.

* Le prénom a été changé

** Patrick Clervoy, psychiatre et professeur agrégé, auteur du livre “Le syndrome de Lazare - Traumatisme psychique et destinée”, éd. Albin Michel, 2007.